No love today, my milk is gone away… L’accord UE-Afrique qui menace le lait africain
par Fanny Pigeaud
NB : la titraille est de la rédaction. Article initialement paru ICI. Sous le titre :
L’accord commercial entre l’UE et l’Afrique de l’Ouest qui menace le lait africain.
29 octobre 2016 | Par Fanny Pigeaud
Les industriels européens du lait seront parmi les grands bénéficiaires de l’accord de libre-échange que la Commission européenne tente d’imposer à l’Afrique de l’Ouest. Au détriment des filières de production locales, qui peinent déjà à vivre.
Du lait en poudre mélangé avec de l’eau : c’est ainsi que beaucoup de Sénégalais consomment depuis plusieurs décennies le lait, en particulier dans la capitale, Dakar. La poudre de lait qu’ils utilisent a une caractéristique : elle vient d’Europe. Il existe pourtant une production locale de lait, mais par manque de moyens et de soutien politique, elle arrive rarement jusqu’en ville. Cela sera encore longtemps le cas si l’Afrique de l’Ouest ratifie l’accord de libre-échange que la Commission européenne cherche à lui imposer depuis plusieurs années. Cet « accord de partenariat économique » (APE) régional prévoit de faire tomber à zéro le niveau des barrières douanières pour le lait en poudre et un certain nombre d’autres produits européens entrant dans les quinze États membres de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). Jugeant ce traité néfaste pour leurs économies, le Nigeria et la Gambie refusent de le signer.
Pour les industriels européens du lait, la mise en œuvre de l’APE serait un formidable coup de pouce : depuis quelques années, ils cherchent à développer leurs affaires avec le continent africain. Depuis la fin des quotas laitiers dans l’Union européenne (UE), la production a beaucoup augmenté et il leur faut trouver de nouveaux débouchés pour écouler les surplus. Le contexte est propice : contrairement à l’Europe, il n’y a pas assez de lait en Afrique de l’Ouest et la demande croît chaque année. Cette dernière a ainsi augmenté de 22 % entre 2006 et 2012, selon une étude conjointe de l’OCDE et de la FAO. Certes, la consommation de produits laitiers est encore marginale dans plusieurs États de cette région d’Afrique : 5 kg par an seulement par habitant en Côte d’Ivoire et 30 kg au Sénégal, contre 260 kg en France. Mais l’urbanisation croissante est en train de modifier les comportements alimentaires.
Les groupes agroalimentaires européens ont un autre avantage : leur lait en poudre est peu cher et ce depuis plusieurs années. Cela est dû aux subventions accordées pendant longtemps par l’UE aux producteurs de lait : elles ont eu pour effet de réduire les prix à l’exportation (jusqu’à 40 %). Aujourd’hui, si les aides à l’exportation « ont pratiquement disparu depuis 2012, les subventions internes, qui profitent aussi aux produits exportés, continuent à avoir un effet de dumping important », explique l’agroéconomiste Jacques Berthelot. Parmi ces aides, il y a celles que reçoivent les producteurs des aliments consommés par les vaches laitières et celles données pour le stockage de la poudre de lait, qui sont « à nouveau importantes depuis l’effondrement des prix du lait » selon Jacques Berthelot. Une partie des poudres de lait a en plus été « ré-engraissée » : les matières grasses d’origine ont été remplacées par des matières végétales, comme de l’huile de palme, rendant le produit final encore moins coûteux.
Chance supplémentaire pour les géants européens du lait : avant même l’APE, les taxes douanières sont depuis plusieurs années très faibles en Afrique de l’Ouest. Entré en vigueur en janvier 2015, le tarif extérieur commun (TEC) de la CEDEAO fixe à seulement 5 % les droits de douane sur la poudre de lait en vrac.
Cet environnement plus que favorable a déjà permis aux industriels d’Europe d’augmenter leurs ventes vers l’Afrique. En 2013, la Commission européenne avait estimé que les exportations de lait en poudre, qui étaient de 231 000 tonnes en 2009, seraient de 450 000 tonnes en 2014, avant de passer à 637 000 tonnes en 2023. Mais dès 2015, elles ont atteint 691 000 tonnes.
Les agro-industries ne font pas que vendre : depuis 2010, elles investissent aussi de plus en plus sur le continent africain. Danone, par exemple, y a engagé près d’un milliard d’euros depuis 2012. Son directeur général, Emmanuel Faber, a expliqué, début 2016 : « L’Afrique est le continent de demain. Nous investissons aujourd’hui sur ce continent comme nous l’avons fait en Asie il y a quinze ans. » Pour s’implanter, ces multinationales passent par des joint-ventures avec des entreprises déjà installées, l’objectif étant d’augmenter sur place les capacités de transformation du lait en poudre européen. Danone est par exemple devenu l’actionnaire majoritaire de Fan Milk au Ghana, tandis que le danois Arla Foods s’est associé avec une société ivoirienne pour la création en Côte d’Ivoire d’une entreprise de conditionnement et de vente de lait en poudre produit au Danemark, avant de s’installer aussi au Nigeria et au Sénégal. Aujourd’hui, les plus grosses entreprises laitières européennes, c’est-à-dire Nestlé (Suisse), Lactalis, Sodiaal et Danone (France), Friesland-Campina (Pays-Bas) et Arla Foods sont « toutes présentes en Afrique de l’Ouest », a constaté le rapport « L’industrie laitière européenne lorgne sur l’Afrique de l’Ouest », publié mi-octobre par SOS Faim Belgique et Oxfam-Solidarité, qui soutiennent des organisations d’éleveurs en Afrique de l’Ouest.
https://www.sosfaim.be/wp-
https://www.sosfaim.be/
Menaces sur les agricultures locales
Ce sera donc un immense boulevard qui s’ouvrira devant les industriels européens du lait si l’APE régional, concocté par la Commission européenne, est ratifié et mis en œuvre.
Pour les consommateurs africains, il y a évidemment des avantages à voir des produits laitiers venir de l’extérieur, en particulier dans un pays comme le Sénégal où la production nationale ne peut actuellement répondre qu’à un tiers de la demande. Le fait que ce lait en poudre soit peu onéreux compte. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que les dirigeants de la CEDEAO ont choisi un tarif extérieur commun faible : permettre aux populations urbaines de se nourrir à bas prix réduit le risque d’« émeutes de la faim » comme celles des années 2007 et 2008.
Mais la hausse des importations n’est pas sans conséquences négatives : elle met en danger les filières nationales de production de lait. Dans plusieurs pays, ces dernières jouent un rôle important, parvenant à répondre à la demande nationale au Burkina Faso, au Mali et au Niger. Au Mali, 30 % de la population vit directement de l’élevage, selon le rapport de SOS Faim Belgique et Oxfam-Solidarité.
Entre production locale et produits importés, le combat est très inégal : au Burkina Faso, un litre de lait fabriqué à partir de poudre de lait importé coûte 225 FCFA (0,34 euro), alors qu’un litre de lait produit et transformé par les producteurs locaux vaut 600 FCFA (0,91 euro), explique Ibrahim Diallo, secrétaire général de l’Union nationale des mini-laiteries et producteurs de lait (UMPLB) du Burkina Faso. La différence de prix s’explique notamment par le prix élevé des « aliments pour nourrir le bétail », précise-t-il. La petite taille des exploitations et la sécheresse ont aussi une forte incidence. Contrairement à ce qui se passe en Europe, le secteur agricole en Afrique de l’Ouest n’a en outre pas bénéficié pendant très longtemps d’aides des États – les plans d’ajustement structurel imposés par le FMI et la Banque mondiale les interdisaient.
Souffrant déjà des importations, les producteurs se sont organisés depuis plusieurs années en groupements et ont créé des « mini-laiteries » qui récoltent et transforment leur lait avant sa commercialisation. « Nous ne pouvons empêcher les multinationales de s’installer, mais nous pouvons faire en sorte de ne pas perdre notre place », dit Ibrahim Diallo. Son organisation, l’UMPLB, a lancé entre autres un label équitable, Faireso, avec des producteurs belges et Oxfam-Solidarité, et mène des campagnes de promotion du lait local auprès du public burkinabè. Pour permettre aux producteurs locaux de s’en sortir, il faudrait que l’État leur confie des marchés institutionnels comme celui des cantines scolaires, suggère Ibrahim Diallo. Il explique aussi : « Pour se donner bonne conscience, les multinationales disent qu’elles vont utiliser le lait de nos producteurs. Mais ce n’est pas un mariage qui pourra durer : nos coûts de production sont trop élevés pour elles. Elles vont donc rapidement se désister. Entre-temps, nos mini-laiteries auront disparu. »
Le rapport de SOS Faim Belgique et d’Oxfam-Solidarité relève de son côté l’exemple suivant : « Lorsqu’une initiative locale comme la Laiterie du Berger à Richard-Toll au Sénégal a du succès en vendant du yaourt à base de lait local agro-pastoral, et qu’elle n’arrive plus à répondre à la demande, Danone s’y intéresse et rachète 25 % des parts de cette laiterie qui, maintenant, utilise 30 % voire 50 % de poudre de lait Danone pour ses yaourts Dolima. »
Parmi les leviers que devraient pouvoir actionner les gouvernements pour protéger la production locale, il y a celui des barrières douanières. Au début des années 2000, le Kenya, en Afrique de l’Est, s’en est servi : Nairobi a décidé d’augmenter les taxes douanières de 25 à 60 %, alors que le pays était inondé de lait en poudre importé et que les éleveurs manifestaient leur colère face à ce phénomène. Cette mesure a permis de relancer la filière et de faire du pays un exportateur de produits laitiers. La même politique de protection est depuis appliquée par la Communauté des États d’Afrique de l’Est, dont le Kenya fait partie : elle a fixé à 60 % les droits de douane communautaires sur les produits laitiers.
Les organisations paysannes d’Afrique de l’Ouest estiment qu’il faudrait pour leur région des taxes douanières d’au moins 50 % sur les produits agricoles. C’est précisément sur ce point que l’APE s’annonce très problématique, car il interdit tout retour en arrière : si l’accord est appliqué, les États ouest-africains ne pourront plus jamais relever les droits douaniers et perdront ainsi « une partie des moyens nécessaires pour mener la politique commerciale de leur choix, au service de leurs populations », comme l’a souligné le Comité français pour la solidarité internationale (CFSI).
Ils verront aussi évidemment baisser les recettes fiscales « nécessaires au financement de leur développement ».
« Le discours de la Commission européenne sur le dossier des APE a toujours été de dire qu’il n’y avait pas d’intérêt offensif d’entreprises européennes en Afrique et la libéralisation profiterait d’abord aux entreprises africaines », explique à Mediapart Jean-Jacques Grodent, de SOS Faim Belgique. Or cette libéralisation va « hypothéquer l’avenir » du secteur du lait, « qui fait vivre des millions d’éleveurs dans la région ouest-africaine, en permettant l’importation de poudre de lait européenne, largement subventionnée – au moins indirectement via la PAC, mais aussi directement via les mesures prises suite à la crise du lait ». Pendant ce temps, l’UE applique des droits de douane sur les produits laitiers qui sont parmi les plus élevés du monde (74 % sur le lait frais, par exemple), remarque Jacques Berthelot.
L’enjeu pour les pays de la CEDEAO est de « maîtriser les règles d’importation pour qu’elles ne freinent pas le développement de leur production agro-pastorale », résument SOS Faim Belgique et Oxfam-Solidarité. Il faut laisser aux producteurs le temps de s’organiser pour ne pas disparaître : « Si les marchés européens sont excédentaires et les marchés ouest-africains déficitaires, il faut prévoir une transition permettant que les producteurs locaux puissent progressivement rencontrer les besoins locaux, ce qu’une libéralisation des échanges n’autorisera pas, puisque les instruments de régulation des importations seront devenus inopérants », estime Jean-Jacques Grodent.
La partie a cependant été rendue encore plus compliquée pour les pays d’Afrique de l’Ouest depuis la décision de la Côte d’Ivoire et du Ghana, en août 2016, de ratifier un APE bilatéral avec l’UE. Les deux pays ont en effet cédé aux pressions de la Commission européenne qui leur avait donné jusqu’au 1er octobre 2016 pour le signer, sous peine de supprimer leur accès préférentiel au marché européen. Pour que les bananes, ananas, café et cacao, dont ces deux États sont producteurs par le biais de multinationales européennes, puissent continuer à entrer librement sur le marché européen, ils se sont donc désolidarisés du reste de la CEDEAO.
La mise en œuvre de ces APE bilatéraux va forcément bouleverser l’organisation de la région et l’application de son tarif extérieur commun : le lait en poudre et les autres produits importés sans droits de douane depuis l’UE qui arriveront en Côte d’Ivoire et au Ghana risquent fort d’être ensuite réexportés vers les autres pays de la zone, sans que ces derniers puissent « les taxer, compte tenu du laxisme des règles d’origine de la CEDEAO », souligne Jacques Berthelot.
Texte : Fanny Pigeaud
pris sur le GriGriInternationnal