LES ENSEIGNEMENTS DE LA CRISE UKRAINIENNE ET DU SOMMET UE-AFRIQUE PAR AHOUA DON MELLO

Dernière partie : LES ENSEIGNEMENTS DE LA CRISE UKRAINIENNE ET DU SOMMET UE-AFRIQUE PAR AHOUA DON MELLO

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Revenons à la crise malienne. A l’occasion des sanctions de la CEDEAO contre l’Etat malien, vous avez mis en garde les Etats africains sur le risque de métastase du djihadisme en Afrique de l’Ouest. Que vous inspire cette crise malienne ?
– La crise malienne est l’expression de la faiblesse de nos Etats face aux enjeux socio-économiques et sécuritaires. En effet, en Afrique francophone, la lutte pour la décolonisation amorcée en 1946, a conduit en 1960 à la conquête de l’indépendance. Mais l’indépendance n’est pas la décolonisation. Le processus qui devait conduire à la décolonisation sécuritaire et socio-économique s’est volatilisé à travers les accords de coopération qui sous-traitent la gestion de la défense et du développement socio-économique. Ces accords assurent la continuité de l’Etat colonial et ses fondements économiques que sont la production de matières premières par l’Afrique et la vente de produits finis par la France. Si des pays comme la Côte d’Ivoire ont tiré profit de ces accords et du contrôle de la production et de la commercialisation de ces matières premières, les politiques de privatisation exogène des années 1990 ont liquidé ces acquis au profit d’une recolonisation économique.Nos Etats sont donc indépendants mais pas décolonisés. L’économie coloniale des matières premières, dans le contexte des privatisations exogènes, est devenue trop étroite pour la création de champions économiques locaux et pour la création d’emplois pour des milliers de jeunes qui sortent chaque année de nos universités et écoles professionnelles mais aussi un énorme manque à gagner pour les États à l’effet de faire face à leur responsabilité socio-économique et sécuritaire. Les armées coloniales de tirailleurs robotisées pour réprimer les libertés démocratiques des peuples colonisés et défendre l’empire, laissent progressivement la place à de jeunes officiers formés pour défendre et protéger la population. Les régimes répressifs font donc de plus en plus face au refus de réprimer une jeunesse désœuvrée lors des multiples crises. La fusion entre le peuple et son armée conduit donc à des coups d’Etat insurrectionnels salués par le peuple et remettent en cause des alternances qui n’offrent aucune alternative démocratique, socio-économique et sécuritaire. Les djihadistes exploitent la faiblesse des Etats face aux défis sécuritaires et socio-économiques en occupant des zones aurifères qu’ils mettent en valeur avec le butin du trafic de la drogue, de la cigarette, du carburant, des armes, des prises d’otages. Ils se donnent ainsi les moyens de recruter des jeunes chômeurs et déscolarisés comme orpailleurs clandestins et jeunes djihadistes. Ils assurent la défense et la sécurité des zones occupées et à occuper au nom de la guerre sainte et de la charia. Ils offrent ainsi une alternative socio-économique et sécuritaire face à la faillite des Etats enchaînés par des accords de coopération qui n’offrent plus de perspectives. Le djihadisme prospère sur le terrain de la pauvreté et est donc une bombe à fragmentation qui possède une réelle capacité de propagation en exploitant la faiblesse de nos Etats face aux enjeux socio-économiques et sécuritaires.

Pensez-vous que ces coups d’Etat militaires et les transitions qui en découlent constituent une alternative ?
– Le peuple qui donne le pouvoir peut le reprendre à tout moment si sa volonté est trahie et toutes les constitutions commencent par cette phrase : «La souveraineté appartient au peuple. Aucun individu et aucune section du peuple ne peut s’en attribuer l’exercice»Il faut distinguer, néanmoins, la révocation d’un élu par les électeurs qu’on nomme insurrection d’une aventure militaire qu’on nomme coup d’Etat militaire ou putsch. Une insurrection implique généralement la fusion du peuple et de son armée qui reconnait ainsi son vrai chef suprême face à un élu qui nourrit des tendances répressives et tyranniques. En tout état de cause, c’est le contenu du programme de transition et la stratégie de sa mise en œuvre qui peuvent constituer une alternative. Une transition purement électoraliste ne peut que conduire à un échec face au défi socio-économique et sécuritaire. Cette forme de transition a des chances de déboucher sur une alternance sans alternative si les fondements de l’Etat et de l’économie coloniale restent intacts.

Quel contenu donnez-vous à une alternance ou une transition qui débouche sur une société démocratique ?
– La première étape du processus démocratique est le multipartisme, mais le multipartisme n’est pas la démocratie. Nos États sont issus des États coloniaux. Ces États étaient dirigés par des gouverneurs qui concentraient tous les pouvoirs. Les partis-Etats fondés à l’ère des partis uniques ont reproduit la gouvernance des Etats coloniaux. La conquête du multipartisme ne crée pas un nouvel État mais plusieurs offres politiques. La gouvernance dans le cadre du multipartisme prend donc très souvent la forme de parti-Etat c’est-à-dire la forme du gouvernement des partis, par les partis et pour les partis. Ces partis concentrent tous les pouvoirs. Les militants d’un parti, qui gagne les élections, en sont très souvent les seuls bénéficiaires et ont tendance à exclure la société civile et les autres partis des fruits du pouvoir. La différence de parti peut conduire à la perte de la liberté et même à la perte de la vie par des emprisonnements arbitraires, à la contrainte, à l’exil ou à des répressions violentes. La dégénérescence du multipartisme est un coup de ciseau dans le tissu de la nation.L’alternance consiste à remplacer le parti-Etat par un autre parti qui peut, en revanche, faire aux autres ce qu’il a subi et donc reconstruire un autre parti-Etat. L’alternance n’est donc pas une assurance vers la démocratie mais une étape importante qui peut reproduire le pouvoir des partis ou emprunter la voie de la démocratie en rétrocédant au peuple le pouvoir par le jeu des contre-pouvoirs.La conquête de la démocratie est le passage du pouvoir des partis au pouvoir du peuple par le peuple et pour le peuple. L’opinion du peuple devient la boussole de l’exercice du pouvoir dans le sens de ses intérêts légitimes. Le peuple met fin au régime des partis en instaurant les contre-pouvoirs véritablement indépendants et en approuvant les meilleures offres politiques et les meilleurs talents pour les mettre en œuvre. A ce stade, le pouvoir n’est plus concentré entre les mains d’un individu mais divisé entre les institutions de la République selon le principe de la séparation des pouvoirs. L’arbitraire du pouvoir est stoppé par l’arbitrage des contre-pouvoirs. Ce n’est plus un régime ou le Président élu est en même temps Président de la République, chef du gouvernement, chef de l’administration, chef de l’Etat, chef de la magistrature, chef suprême des armées, etc. ayant droit de vie et de mort sur les citoyens, mais c’est une République démocratique qui est l’aboutissement du processus de démocratisation.
INTERVIEW REALISEE PAR FERRO M. BALLY
Millé-Claude Mrandjo #Rezopanacom