LES ENSEIGNEMENTS DE LA CRISE UKRAINIENNE ET DU SOMMET UE-AFRIQUE PAR AHOUA DON MELLO

LES ENSEIGNEMENTS DE LA CRISE UKRAINIENNE ET DU SOMMET UE-AFRIQUE PAR AHOUA DON MELLO

X- Peut-on avoir d’autres exemples qui peuvent illustrer la décolonisation économique ?
– Prenons d’autres cas significatifs.
1. Le secteur cacao-café
La commercialisation interne et externe du cacao et du café était contrôlée par une société d’Etat, la CAISTAB. Les marges bénéficiaires, engrangées par cette société pendant plus d’une vingtaine d’années, étaient prêtées à l’Etat pour réaliser des investissements publics. Ces prêts n’étaient ni contractualisés ni remboursés. Elle n’a donc pas été capable de faire face à la baisse du cours du cacao au cours des années 1980.En 1998, elle a été liquidée pour faire place à 4 opérateurs privés exogènes qui empochent souvent plus de la moitié des revenus du premier producteur mondial de cacao. Ces montants ont avoisiné souvent 1000 milliards de FCFA en 4 mois d’activité contre 500 à 700 milliards de FCFA pour plus de 600 000 producteurs travaillant pendant 12 mois.
2. Le secteur énergie-électricité
Le secteur énergie-électricité était géré de 1952 à 1990 par une société d’État, l’EECI (Énergie, Électrique de Côte d’Ivoire). La Côte d’Ivoire s’est dotée, sous l’impulsion de l’EECI, d’un parc impressionnant de 6 barrages hydroélectriques fournissant en 90, une puissance installée de 600 mégawatts avec un réseau interconnecté. En 1990, le secteur est en crise avec une dette qui s’élève à 120 milliards de FCFA et des arriérés de consommation de 37 milliards de FCFA, soit trois ans de consommation d’électricité par l’État de Côte d’Ivoire, qui, soit dit en passant, consommait presque gratuitement l’électricité depuis 1960. En 1990, l’État de Côte d’Ivoire confie, par concession sur 15 ans, la gestion de l’électricité à une société privée française : la CIE. Le contrat de concession oblige la CIE à verser des redevances à l’État de Côte d’Ivoire et à prendre en charge les entretiens courants, tandis que la dette revenait à l’État ainsi que les investissements lourds. La CIE, pour mettre fin au déficit, n’a rien fait d’autre que de supprimer la gratuité avec l’État de Côte d’Ivoire. Avec cette situation de monopole, l’opérateur français, actionnaire principal et bénéficiaire de la CIE, investit dans la production de gaz et des centrales thermiques selon des contrats de type BOT. En 2011, la CIE faisait un chiffre d’affaires de 300 milliards de FCFA avec les 2/3 affectés au payement du gaz dont la production est contrôlée à plus de 50% par l’opérateur privé français selon un contrat de type « take or pay », indexant le prix du gaz tiré du sol ivoirien sur le cours mondial du pétrole. Par conséquent, le prix du gaz payé à l’opérateur augmente de pair avec la hausse du prix du pétrole sur le marché international. Ainsi, le gaz qui constituait 12% du coût de l’électricité en 1996 coûtait en 2011 presque 70%, soit les 2/3 du revenu du secteur. Ce qui assure une montagne de bénéfices aux opérateurs gaziers au détriment de l’ensemble du secteur. Le paiement de la redevance et des taxes est devenu impossible et le secteur est encore déficitaire à la fin des 15 ans de contrat de concession. En 2005, le secteur enregistrait un endettement de 112 milliards de FCFA, soit exactement 112.540.254.795 FCFA non loin de la situation de 1990. Puisqu’on est mieux servi que par soi-même, le mécanisme de répartition des revenus du secteur privilégie d’abord les opérateurs gaziers, les producteurs indépendants, ensuite la CIE et en dernier ressort l’État.
La crise touche donc directement l’État tout en protégeant les gaziers et les producteurs indépendants. En 2005, alors que le pays est sous occupation de l’armée française et que les cabinets ministériels sont repartis entre les loyalistes et les rebelles à l’issue de l’accord politique à Linas-Marcoussis et Kléber, le contrat est par la force des choses renouvelé pour 15 ans et l’opérateur français allège sa présence à la CIE pour se mettre à l’abri du déficit du secteur en se concentrant sur le secteur gazier et la production indépendante d’électricité. «Le Fonds Monétaire International a appelé, le vendredi 11 mai 2012, à des réformes dans le secteur de l’énergie en Côte d’Ivoire, à l’occasion du versement des 100 millions de dollars d’un prêt au pays, soit environ 50 milliards de FCFA. Le FMI a appelé à assurer l’avenir de la Compagnie Ivoirienne d`Electricité (CIE) par « de nouvelles mesures, y compris des hausses des tarifs »», rapporte le quotidien Notre Voie dans sa livraison du 14 mai 2012. Sans faire le constat amer de l’échec de la réforme, la population est sollicitée pour plus de sacrifices en vue de continuer à enrichir les gaziers. La solution à court terme ne consiste pas à augmenter le prix de l’électricité, mais à réduire la part du gaz dans le secteur de l’électricité comme le voulait le dernier gouvernement Gilbert-Marie Aké N’Gbo en déconnectant le prix du gaz du prix international du pétrole et en optant pour un contrat de type «cost plus» qui prend en compte uniquement le coût de production du gaz et une marge bénéficiaire acceptable avec l’engagement de rétrocéder à l’Etat tout le patrimoine gazier et électrique à la fin des concessions. Les concessions sont renouvelées sans justificatifs, rendant encore exogène un domaine potentiellement endogène.
3-Secteur agro-industriel et chimique
Les sociétés expropriées à la Côte d’Ivoire sont nombreuses. Plusieurs entreprises du secteur agro-industriel sont passées à la casserole de la privatisation exogène malgré les performances de ces entreprises partiellement ou totalement gérées par l’État qui, pour certaines étaient dans des difficultés conjoncturelles réversibles. Ce sont, entre autres Cosmivoire, Novalim/Nestlé, Capral/Nestlé, Filtisac, SAPH, Sicor, Sodesucre, SOGB, PFCI (conserve de thon), Saco, Soderiz, Chocodi, Cocoteraie (Fresco, Grand-Lahou, Jacqueville, Assinie), Trituraf, CIDT, Ranch (Marahoué, Sipilou, Badikaha). Le calcul des valeurs nettes des entreprises à privatiser prenait en compte la dette, ce qui permettait de sous-évaluer le prix de vente de ces entreprises. À la vente, la dette revenait à l’État et les actifs au privé (socialiser la dette et privatiser le profit), généralement à une multinationale avec divers prétextes. Souvent, le paiement de la valeur nette est directement puisé dans la trésorerie de l’entreprise et l’opération est ainsi bouclée. Le chiffre d’affaires moyen de ces entreprises, depuis 1990, oscille autour de 20 milliards de FCFA pour la plupart. Pour la trentaine d’entreprises du secteur agro-industriel, ce sont donc pas moins de 18 000 milliards de chiffres d’affaires cumulés pendant plus de 30 ans, presque l’équivalent de la dette publique en 2021. Il apparaît clairement que l’économie exogène oblige à l’endettement en lieu et place du recyclage des revenus d’une économie endogène.
La souveraineté économique est donc le chemin de la décolonisation économique et une condition optimale vers la fédération des Etats africains pour tirer un meilleur profit de la Zone de libre-échange économique continentale

XI- Quel lien existe-t-il entre la fédération des Etats africains et la décolonisation économique ?
– Restons toujours dans le domaine des infrastructures. Sans institutions panafricaines pour choisir la priorité en matière de programme d’investissement, ces ressources financeront des infrastructures qui renforceront l’économie coloniale.Le succès des premiers PPP (Partenariat Public Privé), mode privilégié pour attirer des investisseurs sur des grands projets, engendre une inflation de PPP ces dernières années. Les projets PPP portuaires sont annoncés dans tous les pays, chacun voulant être le plus grand. Le Nigeria annonce la création du plus grand port de l’Afrique de l’ouest, le port de Lekki avec un investissement de 1.5 milliards USD pour 45 ans. Ce projet abritera dans sa zone industrielle, la plus grande raffinerie de pétrole d’Afrique de l’ouest de 15 milliards USD entièrement financée par l’homme d’affaires Dangote. le Sénégal annonce la construction du plus grand port d’Afrique de l’ouest, le port de Ndayane et prévoit la création d’un autre port, celui de Sindou, pour 1 milliard USD en PPP sur une durée de 25 ans avec une zone industrielle sur 500 ha, entièrement financé par un privé sénégalais. Le leader actuel de l’Afrique de l’ouest, le port d’Abidjan qui ne veut pas se laisser distancer, se lance dans la création du deuxième terminal à conteneur (TC2) pour rester le plus grand port de l’Afrique de l’ouest. De nouveaux challengers, le Ghana, le Togo et le Benin veulent aussi être les plus grands.
A terme, tous les ports de l’Afrique de l’ouest seront premiers ex-aequo en capacité et dernier ex-aequo en efficacité à défaut d’une vision globale et intégrée des infrastructures de transport. En effet, le client final des conteneurs qui débarquent ou embarquent ne se trouve par sur le port mais dans le quartier voisin, la ville voisine ou le pays voisin. En l’absence de chemins de fer, de routes viables et d’autoroutes, nous assistons au spectacle désolant des tracasseries policières où chaque fonctionnaire de police se transforme en autorité portuaire sur la route à chaque entrée et sortie d’un quartier ou d’une ville. Chaque entrée et sortie d’un quartier, d’une ville ou d’un pays est un “port sec” dans lequel la route remplace le quai avec des embouteillages d’une monstruosité inégalée. La conséquence immédiate est qu’il est plus rapide et moins coûteux pour un conteneur de quitter Shanghai pour un port africain que du port à la ville ou au pays voisin. Or, il suffit, dans une vision panafricaniste, de sacrifier cette course vers la première place pour se donner les moyens d’un réseau de ports, de chemins de fer et d’autoroutes interconnectés pour rendre efficace le système de transport de biens et de personnes.
L’offre d’achat de MSC à Bolloré qui vend des infrastructures, dont il n’est pas propriétaire mais concessionnaire de biens publics, ne peut donc que priver l’Afrique d’être souverain sur sa chaîne logistique. Dans les contrats de concession, aucune vente ni cession de droit de propriété ne peut s’effectuer en dehors du consentement des Etats signataires et sans une juste répartition des revenus de la vente. A titre d’exemple, l’article 9.2 de la concession du chemin de fer Abidjan-Burkina Faso dispose :« Le concessionnaire doit gérer et exploiter lui-même le service concédé conformément à la convention de concession. Le concessionnaire ne peut, à peine de déchéance, céder partiellement ou totalement la concession ou se substituer un tiers sans l’accord préalable de l’autorité concédante, pour l’exercice partiel ou total des attributions ou des compétences qui lui incombent au titre du service concédé »Ce mariage à durée déterminée court donc vers sa fin pour certains contrats.
C’est donc au moment où les Etats africains se préparent à entrer en possession de leur bien pour établir un nouveau partenariat, à l’instar du Cameroun qui a récupéré son port de Douala dont la concession est arrivée à terme en 2019, qu’un autre opérateur non sélectionné par les Etats, viendra se présenter pour un “mariage forcé” à durée inconnue. Il exigera certainement de nouveaux contrats avec les Etats à la hauteur du prix de vente pour récupérer sa mise. Après 15 ou 30 ans de formation, comme le recommandent tous les contrats, ils auront le courage de justifier que les Africains ont encore besoin d’apprendre à gérer…En tout état de cause, les Etats africains ont l’occasion unique de faire une offre alternative concertée qui introduit le secteur privé africain dans l’acquisition après un audit sérieux. Cette acquisition peut s’accompagner d’un nouveau programme d’investissement dans les ports et infrastructures de transport en Afrique. Cette expérience répondra au besoin d’optimisation des investissements et d’interconnexion des ports et transports en Afrique et de conquérir progressivement une souveraineté collective dans les secteurs stratégiques comme le port et les infrastructures de transport.
Ainsi, les hommes d’affaires réussiront là où les politiciens peinent à réussir: la fédération du continent. Le programme d’investissement qui accompagnera cette offre alternative doit s’appuyer sur le PIDA (Programme des Infrastructures pour le Développement de l’Afrique) de l’Union africaine qui invite à l’interconnexion des infrastructures de transport. Le pilotage pour le bouclage du nouveau partenariat peut être délégué à une des agences de développement de l’Union africaine (CEA, NEPAD, AFRICA 50). Ainsi le désir d’interconnexion et de fédération des ports et des chemins de fer ne sera plus une utopie mais un rêve réalisable. Les zones économiques qui accompagnent les nouvelles générations de ports ne produiront donc pas les mêmes choses mais coordonneront leurs investissements pour produire ce que l’Afrique a l’habitude d’importer et transformer ce qu’elle exporte en privilégiant le commerce intracontinental avec un marché africain pour booster par la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAF), à travers la maîtrise des infrastructures maritimes et terrestres INTERVIEW REALISEE PAR FERRO M. BALLYMille claude Mrandjo #Rezopanacom