Vous avez dit « compromis » ?

La Russie négocie-t-elle un protectorat anglo-américain pour l’Ukraine ?

Un choc s’est produit hier en Russie, avec les révélations du Financial Times, confirmées par Dmitri Peskov, porte-parole du Kremlin, de la négociation d’un plan de 15 points, comprenant le départ de l’armée russe d’Ukraine et la préservation de l’armée ukrainienne, mais sa diminution … en contrepartie d’une protection exercée par les Etats-Unis et la Grande-Bretagne. Autrement dit, la Russie a commencé cette opération militaire pour in fine discuter de l’instauration d’un protectorat anglo-américain sur l’Ukraine ? Les élites politiques russes, qui soutiennent ce processus, ont-elles conscience de la puissance des ondes de déflagration qui se déverseront alors sur la Russie et dans le monde ? Analysons la situation.

Depuis deux jours, la délégation russe prenant part aux négociations (voir notre texte d’hier concernant ce processus) est très optimiste sur un « compromis » avec l’Ukraine dans les prochains jours, les Ukrainiens aussi. Hier, la situation s’est éclaircie concernant la teneur de ce « compromis ».

Tout d’abord, Medinsky, qui préside la délégation russe, a salué l’idée présentée comme « ukrainienne » du modèle suédois de démilitarisation. Il s’agit donc d’une démilitarisation, qui prévoit la préservation d’une armée, mais réduite et, dit-il sans présence étrangère. Bref, il s’agit d’une démilitarisation militarisée. Manifestement, la pensée complexe fait des émules … De son côté, Peskov a affirmé que cette version est un compromis envisageable. Nous rappellerons qu’en ce qui concerne la « neutralité », la Suède est particulièrement active dans sa coopération avec l’OTAN. Par ailleurs, dans la balance, l’Ukraine présente qu’elle ne demandera plus à entrer dans l’OTAN – comme si elle aurait pu y entrer rapidement de toute manière … Quant au long terme, l’on sait ce que valent ces promesses.

Cette proposition, qui est soi-disant sérieusement analysée par les ministères russe et ukrainien de la Défense, soulève de nombreuses questions : puisque l’armée russe doit immédiatement se retirer d’Ukraine, qui va assurer et garantir cette réduction de l’armée ukrainienne et en déterminer les proportions et la durée ? quand il est dit que l’armée russe doit se retirer « d’Ukraine », de quelles frontières, parle-t-on ? quelles garanties sont données que, dans quelques temps, l’armée ukrainienne ne soit à nouveau préparée, financée et armée et reparte à l’attaque vers l’Est, vers la Russie ?

Par ailleurs, alors que l’intégration de la Crimée dans la Russie n’avait jamais été l’objet de discussions, désormais il s’agit de négocier cette reconnaissance. C’est un pas politique en arrière.

Et nous avons hier aussi obtenu les réponses à ces questions. Le Financial Times a publié un article présentant ces fameux 15 points du plan négocié par la Russie et l’Ukraine, qui de toute évidence vient des Etats-Unis :

« Ukrainian and Russian negotiators discussed the proposed deal in full for the first time on Monday, said two of the people. The 15-point draft considered that day would involve Kyiv renouncing its ambitions to join Nato and promising not to host foreign military bases or weaponry in exchange for protection from allies such as the US, UK and Turkey, the people said »

Donc, l’armée russe se retire et … les Etats-Unis, la Grande-Bretagne assurent la sécurité de l’Ukraine, la Turquie, qui est très active dans le processus de paix (et l’on comprend pourquoi maintenant) entre dans le jeu politique et peut même envisager finalement de récupérer certains territoires en contre-partie de ses bons services. Dans ces conditions, l’Ukraine étant sous protectorat anglo-américain, elle n’a effectivement aucun besoin d’entrer dans un bloc militaire, elle « bénéficie » d’une protection directe.

La négociation de la capitulation politique russe en rase campagne, alors que militairement elle reprend du terrain malgré les freins imposés à l’armée, est tellement évidente, que l’on pense immédiatement qu’il s’agit d’une fausse information, d’une attaque politico-psychologique. Malheureusement, non, ce n’est pas le cas. Peskov a confirmé hier qu’il y avait bien une discussion « sérieuse », mais que simplement il était trop tôt pour en parler publiquement …

Ces déclarations ont provoqué une vague de colère. Il est intéressant, pour les russophones, de lire les commentaires sous le texte de l’agence russe d’information Regnum, qui annonce ces « compromis » – les termes de trahison et de traitres dominent.

D’autres réactions ont vu le jour. Par exemple, côté Donbass, Alexandre Khodakovsky, l’un des chefs militaires de DNR, s’est vertement prononcé contre cette idée de négociations, rappelant que, suite à l’exemple des Accords de Minsk, rien ne garantit que les marionnettes ukrainiennes, suivant les injonctions de leurs tuteurs, ne repartent à l’attaque une fois l’armée russe partie. Et allant même plus loin :

« Maintenant, vous devez comprendre : dans l’Ukraine d’aujourd’hui, il n’y aura jamais non seulement d’un gouvernement pro-russe, mais même un gouvernement neutre. « Un bon flic est un flic mort » – il s’agit de l’Ukraine. Pas littéralement, bien sûr, mais politiquement. Tout ce qui a fait de l’Ukraine un pays industriel doit être retiré. Tous les territoires apparus à la suite des efforts de l’Empire russe pendant la période d’expansion vers le Sud doivent être arrachés. Par une coïncidence naturelle, le principal potentiel humain et industriel se concentre précisément sur ces terres sur lesquelles la Russie a un droit historique indéniable. 

Peu importe le statut de ce territoire – une sorte de république élargie de Donetsk-Krivoï Rog, la Petite Russie ou l’adhésion à la Russie – l’essentiel est que la nouvelle génération de « l’élite » ukrainienne n’ait jamais accès à cette terre. Et le fait qu’ils n’aiment pas et ne pardonnent pas ne devrait pas faire peur : le temps et la nécessité de survivre arrangeront tout. Ils se sont adaptés au peuple Bandera – ils s’adapteront à nous. » 

Oleg Morozov, que nous avons déjà cité hier au sujet de ses inquiétudes concernant ces négociations, a encore précisé sa position aujourd’hui suite à ces révélations :

« J’ai appris avec une grande inquiétude que lors des pourparlers, la partie ukrainienne aurait sérieusement discuté de la démilitarisation de l’Ukraine. Par exemple, la conversation porte sur le nombre et le type de forces armées qui devraient rester dans « l’Ukraine démilitarisée ». J’avoue que je ne sais peut-être pas tout, mais je vais m’exprimer !

Si j’étais à la place des Ukrainiens, j’accepterais toutes les conditions, je signerais tous les papiers. En échange d’un cessez-le-feu et du retrait des troupes russes. Et c’est fini ! Tout notre succès est annulé ! Alors ils gagneront du temps et s’essuieront avec ce papier. Une armée arrêtée n’ira pas mourir pas une nouvelle fois pour un tel bout de papier ! Il ne faut jamais enlever la victoire à l’armée, car une victoire volontairement abandonnée est pire qu’une défaite, car elle brise le code du vainqueur ! 

Nous devons accepter toutes les promesses ! Mais leur mise en œuvre ne devrait commencer qu’après la reddition militaire complète.

Sinon, il n’y aura ni victoire ni démilitarisation. » 

Les élites, qui négocient ce genre de « compromis », ont-elles sérieusement une idée des conséquences à en attendre à l’intérieur du pays ? Pour présenter rapidement un scénario, peut-être catastrophe mais réaliste au regard de l’histoire russe, l’on peut noter :

  • la perte de confiance des populations en Russie et pro-russes à l’étranger dans les élites dirigeantes russes, qui se lancent dans une opération engageant l’existence du pays, sans avoir le courage politique de mener le combat jusqu’au bout, sans accompagner l’opération militaire d’une stratégie politique;
  • la révolte de la population est à attendre, les sanctions restant sans aucun doute et pouvant même encore être aggravée – mais si un peuple peut se lever et s’unifier dans un combat pour la victoire, il ne voit en général (et il a raison) aucune raison de se sacrifier pour une capitulation;
  • l’affaiblissement intérieur de la Russie entraîne sa disparition sur la scène internationale comme acteur, les « tuteurs » anglo-américains pourront reprendre le Donbass et certainement la Crimée pourra aller vers la Turquie, sachant qu’il y a peu de chances pour que la Russie reste en ses frontières actuelles;
  • les élites russes globalistes, toujours en poste, pourront assurer « la transition » globaliste de la Russie et son dépeçage – elles ont l’expérience.

Il faut toutefois comprendre, que l’onde de choc dépassera largement la Russie et l’Ukraine. Cette euphorie de la victoire globaliste et la chute du seul pays pouvant proposer une alternative civilisationnelle va impacter l’Europe, déjà sous domination, qui n’aura plus la force de lever la tête. Nous pouvons entrer dès lors de plein pied dans le monde unipolaire, dans la dictature globale. Et ce pour une longue période d’hibernation …

Le seul espoir reste en ces élites russes souverainistes, qui ont levé la tête avec la tentative d’instauration de la globalisation covidienne. Mais auront-elles la force de leur volonté ? A suivre.

PS : Alors que ce texte vient d’être publié, à 14h heure de Moscou, Peskov a opéré un revirement stratégique, expliquant cette fois-ci que le texte du FT est un fake, qu’il s’agit d’une compilation de propositions anciennes, qui ont été faites par les deux parties.
A suivre …
Publié par Karine Bechet-Golovko à 12:11