https://i1.wp.com/www.modernorthodox.fr/wp-content/uploads/Slavery.jpg?resize=217%2C300 Ce billet cherche à expliquer la morale qui se cache derrière l’immoralité flagrante de certains passages de la Torah. Un ouvrage serait nécessaire pour défendre ma thèse comme il se doit,  je me contente ici d’un maigre exemple (peut être suivi d’autres billets, selon la réaction des lecteurs et lectrices). Ma thèse se base avant tout sur une lecture historique de la Bible, sans pour autant remettre en question le côté divin du texte. Je recommande vivement à tous les lecteurs d’approfondir les notes et les références de bas de page.

La Torah : une morale absolue ?

Le Pentateuque, socle de la , est parsemé de lois qui troublent notre conception de la morale. Nous pouvons surtout citer l’, la répudiation, le mariage forcé de la fille mineure, l’anéantissement des peuples qui vivaient en Canaan, la polygamie…

Arrive un jour ou tout juif religieux doit se confronter avec ces textes. Dans le monde athée, ces versets seront réutilisés pour prouver que la Torah est immorale et dépassée. Dans le monde religieux, certains affirmeront que tout ce qui est écrit dans la Bible est forcément moral1.

Ces deux prises de positions, pourtant radicalement différentes, ont un même point commun : si la Bible est porteuse du message divin, elle se doit d’incarner une perfection morale.

Je voudrais proposer une troisième approche :

Je propose tout d’abord l’axiome suivant : le but de la Torah est d’œuvrer pour l’amélioration de l’humanité. Ou formulée différemment, le but de la Torah est d’aider les hommes à établir une société juste et morale.

Comment créer une société morale ? Certainement, diriez vous, en lui donnant un « guide moral » parfait. Erreur.

Un code moral parfait transmit dans un contexte inapproprié, ne donnerait aucun fruit. Une des plus grande preuve se trouve d’ailleurs dans la Torah elle même. Le Pentateuque et tous les prophètes reviendront sans cesse sur l’interdiction de l’idolâtrie. Pourtant, ni Moshé, ni Jérémie ou Isaïe n’arriveront à éradiquer ces pratiques du sein du peuple juif, tant elle étaient ancrées dans leur culture.

Idolâtrie, esclavage, infériorité de la femme, mariage forcée, massacres… telle était la norme des peuples de l’antiquité, y compris les plus « éclairés », comme la Grèce ou Rome. Ces peuples nous ont laissé de nombreuses traces écrites qui ont de quoi choquer profondément un esprit contemporain.

Comprenons maintenant que c’est dans ce contexte que le peuple juif reçoit la Torah. Certes, les hébreux ne sont pas un peuple comme les autres. Les fondateurs de leurs tribus se sont distingués par leurs qualités morales. Mais malgré tout, les hébreux vivent entourés de peuples aux pratiques encore plus perverses que les grecs et les romains et subissent inévitablement l’influence de ces barbares2.

Changer radicalement toutes leurs pratiques ne conduiraient à rien, si ce n’est à un retentissant échec. Par conséquent, la Torah tolère une bonne partie de ces conduites, mais vient les légiférer et limiter leur portée. C’est la raison pour laquelle la Torah écrite contient des lois qui peuvent nous choquer. Ces lois, ne représente en rien l’idéal juif, elles sont uniquement une limitation de pratiques déjà courantes.

Les lois «amorales » de la Torah ne représentent pas un idéal, mais uniquement un seuil de tolérance.

Vu sous cette angle, la Torah devient (et de loin) le livre le plus morale de l’antiquité. Mais le religieux demeure troublé : pourquoi continuer à pratiquer les lois d’une Torah « dépassée » ?

Avouons le franchement, le texte du Pentateuque lu tel quel est bien moins morale que « le contrat social » de Rousseau.

C’est là qu’intervient la .

Le judaïsme traditionnel considère que la Torah écrite fut donnée avec la Torah orale. La Torah orale est avant tout le droit qu’ont obtenu les sages de créer de nouvelles lois et de nouveaux interdits. Cela se fait selon des règles bien précises, qui seraient bien trop longues à exposer ici, mais toujours est-il que cela se fait. Une fois que la Torah orale s’est prononcée, c’est elle qui fait force de loi, même si son interprétation contredit le texte de la Torah écrite3.

La loi orale, à la différence du texte, n’est pas figée. Elle évolue avec son époque. Ainsi, chaque fois que le peuple juif franchit un « niveau morale », la loi orale institue de nouvelles règles, interdisant tout retour en arrière.

Le cas de l’esclavage

Pour étayer cette thèse, je propose de s’intéresser au cas de l’esclavage dans la Bible et le droit hébraïque.

Que nous dit la Bible à propos de l’esclave non-juif4 ?

Ton esclave ou ta servante, que tu veux avoir en propre, doit provenir des peuples qui vous entourent; à ceux-là vous pouvez acheter esclaves et servantes.  Vous pourrez en acheter encore parmi les enfants des étrangers qui viennent s’établir chez vous, et parmi leurs familles qui sont avec vous, qu’ils ont engendrées dans votre pays: ils pourront devenir votre propriété. Vous pourrez les léguer à vos enfants pour qu’ils en prennent possession après vous, et les traiter perpétuellement en esclaves; mais sur vos frères les enfants d’Israël un frère sur un autre! Tu n’exerceras point sur eux une domination rigoureuse.5

Si un homme blesse l’œil de son esclave ou de sa servante de manière à lui en ôter l’usage, il le renverra libre à cause de son œil .Et s’il fait tomber une dent à son esclave ou à sa servante, il lui rendra la liberté à cause de sa dent.6

Le premier texte établit l’esclavage comme un fait. Selon le sens littéral des versets, il n’existe pas de commandement « d’asservir les peuples », cela est tout simplement présenté comme un droit7.

À mon sens, ce texte présente déjà une certaine avancée morale en rejetant l’esclavage comme nature profonde de certains hommes. À titre de comparaison,Aristote écrit qu’il est évident qu’il y a par nature des gens qui sont libres et d’autres qui sont esclaves, et que pour ceux-ci la condition servile est à la fois avantageuse et juste8.

Le deuxième texte va plus loin en interdisant au maître de blesser gravement son esclave, sous peine de libérer automatiquement ce dernier. Ce qui peut sembler évident pour un esprit moderne ne l’était pas du tout à l’époque. Par exemple, les droits romain et grec considéraient l’esclave comme l’objet du maître, qui possédait un droit de vie ou de mort sur ce dernier. Varron parlait de instrementum genus vocale, c’est à dire d’ « outil doté de parole ». Dans le même ordre d’idée, la loi dominica potestas donne au maître le plein pouvoir sur son esclave. Le « Code Noir », qui légiférait l’esclavage dans les colonies françaises et anglaises au 17e siècle, estime lui aussi que « les esclaves sont meubles » (article 44) ! Dans la même optique, il autorise les châtiments corporels et légitime parfois les mutilations (article 38).

Mais la Torah va plus loin et statue :

Si un homme frappe du bâton son esclave mâle ou femelle et que l’esclave meure sous sa main, il sera vengé (= il sera tué).9

Un maître tuant son esclave devient lui même condamnable à mort ! A ma connaissance, aucune civilisation n’a condamné avec une telle fermeté le maître assassin10, évidement pas les cultures antiques.

La Bible est la première à accorder à l’esclave un statut d’être humain et à donner une valeur intrinsèque à sa vie, et non simplement financière. Dans une même optique, la Torah déjà interdit tout rapport sexuel avec les esclaves, interdisant de se fait l’esclavage sexuel, l’une des formes les plus avilissantes de la servitude11.

L’enjeu est surmontable pour le peuple hébreu. Quelques centaines d’années plus tard, il est prêt à se soumettre à de nouvelles règles contraignantes.

La Torah orale rentre en jeu en élargissant largement l’interdit de blesser son esclave12Le moindre coup sérieux libère alors l’esclave de sa servitude.

Consciente du terrible traitement réservé aux esclaves des pays voisins, la loi orale statue que tout esclave vendu à un non-juif retrouvera automatiquement sa liberté13. Elle conseille aux propriétaires de traiter avec égard leurs esclaves en partageant avec eux leur nourriture14. Et pour finir, elle tranche qu’un esclave qui fuit vers la terre d’Israël et regrette ses pratiques idolâtres devient un juif libre15.

Autant de décisions révolutionnaires pour l’époque (comparez avec le statut de l’esclave à Rome, à la même période) qui redonne déjà toute son humanité à l’esclave ainsi qu’une large protection et de nombreux moyens pour regagner sa liberté.

Au moyen-âge, alors que l’esclavage sévit encore largement, Maïmonide augmente encore les devoirs du maître envers l’esclave. Il écrit :

« Il est permis de faire travailler durement un esclave cananéen. Et bien que cela soit la loi, c’est une pieuse mesure et la voie de la sagesse qu’un homme soit miséricordieux et recherche la justice; qu’il ne l’oppresse pas et ne le fasse pas souffrir; qu’il le nourrisse et l’abreuve de ce que lui même mange et boit. Les premiers sages partageaient leur nourriture avec leurs serviteurs et nourrissaient leurs esclaves et leurs animaux avant de se nourrir eux même. N’est-il pas écrit : « de même que les yeux des esclaves sont tournés vers la main de leur maître, de même que les yeux de la servante se dirigent vers la main de sa maîtresse »16

Pareillement, il ne doit pas le mépriser, ni par les gestes, ni par la parole. La Torah nous permet de les faire travailler, pas de les mépriser. Il ne doit pas trop lui crier ou s’emporter contre lui, mais lui parler avec calme et écouter ses plaintes. Comme il est explicitement écrit dans le bon livre de Job : « Ai-je fait fi du droit de mon esclave et de ma servante, dans leurs contestations avec moi? […]Celui qui m’a formé dans les entrailles maternelles ne l’a-t-il pas formé aussi? N’est-ce pas le même auteur qui nous a organisés dans la matrice?17 »18

Maïmonide limite de façon drastique le pouvoir du maître sur son esclave, allant jusqu’à statuer que l’esclave à également le droit de se plaindre et doit être écouté. Rappelons qu’à cette époque, même les travailleurs salariés n’avaient pas forcément le droit de protester, ne parlons pas des serfs des pays européens, qui étaient exploité sans vergogne par des maîtres cruels.

À l’époque moderne, l’esclavage disparaît dans le monde civilisé et au sein du monde juif. Pour le monde rabbinique, il ne fait aucun doute que l’esclavage a bel et bien disparu pour toujours. A l’inverse de la lecture fondamentaliste chrétienne que nous évoquions plus haut, aucun rabbin des deux derniers siècles n’a jamais plaidé en faveur du rétablissement de l’esclavage – comme idéal moral biblique ! La plupart des commentateurs du Choulkhan Aroukh des derniers siècles ont tout simplement « sauté » les chapitres qui traitaient de l’esclavage19. En effet, pourquoi mentionner des lois qui n’existeront plus jamais dans un livre d’halakha pratique ?

Le Rav Epstein (19e siècle), auteur du Aroukh Hashoulkan introduit ainsi son chapitre sur l’esclavage : « Lois des esclaves des temps passés, car aujourd’hui l’esclavage n’a plus cours et il n’existe plus d’esclaves chez nous »20.

Personnellement, je veux croire que la Bible, en humanisant l’esclave et inculquant des prémices de morales chez les peuples antiques, joua un rôle considérable dans l’abolition de l’esclavage.

Je suis intimement convaincu que c’est dans la même optique qu’il faut comprendre les autres lois « amorales » de la Torah, notamment celles qui traitent du statut des femmes.

L’ennemi du judaïsme, et du bon sens, est sans aucun doute la lecture fondamentaliste du texte. Lecture qui est, selon moi, en contradiction avec la tradition juive qui refuse de séparer Torah écrite et Torah orale. Le problème n’est donc pas tant dans la Torah que dans la grille de lecture qu’on y place !

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À lire :

Je conseille quelques ouvrages courts et disponibles en ligne.

Tout d’abord, le « Code Noir » que je citais à plusieurs reprises dans l’article. Il s’agit d’un texte du 17e siècle, qui nous rappelle que l’esclave n’est pas si loin de nous et que des pratiques totalement amorales sévissaient encore en pleine Renaissance.

Je conseille également la thèse de doctorat du Grand Rabbin Zadoc Kahn, sur l’esclavage dans la Bible et le Talmud. Si tout le monde connait le Grand Rabbin français traducteur de la Bible, cet essai est bien moins connu. À vrai dire, je l’ai trouvé par hasard sur Hebrewbooks. L’essai est écrit dans une hébreu simple et agréable à lire.

Notes :

Cela représente surtout l’approche fondamentaliste chrétienne. Les juifs érudits n’y adhéreront généralement pas, comme nous le verrons par la suite.

Un exemple caricatural de cette approche avait défrayé la chronique lorsqu’une présentatrice américaine avait qualifié l’homosexualité de perversion, en se basant sur la Bible. Un internaute lui avait alors écrit une lettre satirique, disponible ici : http://www.philo5.com/Rire/BibleRevisitee.htm

Ce qui est intéressant dans cet échange est qu’il s’agit d’un débat entre deux lecteurs fondamentalistes de la Bible. La présentatrice qualifie l’homosexualité de « perversion » en se basant sur une compréhension littérale du verset (compréhension qui n’est pas celle du Talmud). Son correspondant partage une vision tout autant fondamentaliste, bien qu’athée, en estimant que des commandements tels que l’esclavage représentent l’idéal moral prôné par la Bible.

2 Par exemple, nous savons que les peuples qui entouraient les hébreux pratiquaient le sacrifice humain. Pire encore, le culte du Moloch consistait à sacrifier ses propres enfants à l’idole. Un tel degré de barbarie n’existait pas chez les grecs et les romains, qui protégeaient avec la plus grande fermeté les « citoyens » et leurs familles.

La Torah nous dit (Lev. 20:2) : Quiconque, parmi les Israélites ou les étrangers séjournant en Israël, livrerait quelqu’un de sa postérité à Molokh, doit être mis à mort: le peuple du pays le tuera à coups de pierres. Moi-même je dirigerai mon regard sur cet homme, et je le retrancherai du milieu de son peuple, parce qu’il a donné de sa postérité à Molokh, souillant ainsi mon sanctuaire et avilissant mon nom sacré. Et si le peuple du pays ose fermer les yeux sur la conduite de cet homme, qui aurait donné de sa postérité à Molokh, et qu’on ne le fasse point mourir, 5 ce sera moi alors qui appliquerai mon regard sur cet homme et sur son engeance, et je retrancherai avec lui, du milieu de leur peuple, tous ceux qui, entraînés par lui, se seraient abandonnés au culte de Molokh.

Notons bien qu’en plus de l’interdit, le verset précise que si le peuple du pays ose fermer les yeux sur la conduite de cet homme... apparemment, la pratique était tellement courante qu’il est tout a fait imaginable qu’un tel acte ne suscite aucune réaction de la part du peuple !
D’ailleurs, dès siècles plus tard, Jérémie témoignera que : Ils ont édifié les hauts-lieux de Baal, ceux de la vallée de Hinnom, ils ont fait passer [par le feu] leurs fils et leurs filles en l’honneur de Moloch, acte abominable que je ne leur ai point prescrit et que ma pensée n’a jamais conçu, et ainsi Juda a été entraîné au mal . (Jer. 32:35).

3 Par exemple, la célèbre « loi du talion ». La Bible nous dit clairement que « Mais si malheur arrive, tu paieras vie pour vie, œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied, brûlure pour brûlure, blessure pour blessure, meurtrissure pour meurtrissure » (Ex. 21:23). Pourtant, la loi orale interprète ce verset comme une compensation financière (baba kama 83b). On ne crève pas l’œil de l’aveugleur, on le condamne à payer une compensation monétaire. C’est cette lecture qui est suivie par la loi juive (Mishné Torah, Halachot Hovel Oumasik 1:6).

4 La Torah reconnaît deux types d’esclaves : l’esclave juif et l’esclave cananéen. L’esclave juif n’en n’est pas vraiment un, il possède de très nombreux droits et regagne sa liberté après un maximum de six ans de travail, il n’est donc pas vraiment nécessaire de s’y intéresser dans le cadre de cet article.

5 Levitique 25:46

6 Exode 21:26

7 cf. le commentaire d’Ibn Ezra sur le passage, qui comprend également ainsi les versets.

8 Aristote, Politique 1,5,11

9 Exode 21:20

10 Le « Code Noir » a toutefois une formule ambivalente ou il adjoint les officiers à « poursuivre criminellement les maîtres ou les commandeurs qui auront tué un esclave étant sous leur puissance ou sous leur direction et de punir le meurtre selon l’atrocité des circonstances » (Article 44). Je ne crois pas qu’il s’agisse vraiment d’une peine de mort, d’autant plus que ce même Code statué clairement qu’un esclave ayant frappé son maître ou volé du gros betails « sera puni de mort » (Article 33), sans la moindre ambivalence…

Quoi qu’il en soit, rappelons encore une fois qu’à l’époque du texte biblique, une telle législation n’existait nul part ailleurs.

11 Deut. 23:18

12 Kidoushin 24b

13 Guitin 43b

14 Yoma 65a

15Guitin 45a

16 Psaumes 123:2

17 Job 31:13

18 Mishné Torah, hilchot Avadim 9:12

19 C’est le cas du Ben Ish Hay, du Kaf Ha’hayim, du ‘Hayei Adam et de bien d’autres, qui ont pourtant rédigé commentaires sur les lois de « Yoré Deah ».

20 Aroukh Hashoulhan, Y.D 267
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