Réponse de Maitre Altit au document du Procureur (1ère partie)

CPI (Partie 1) : Réponse de la Défense au « Prosecution’s Document in Support of Appeal pursuant to Article 81(3)(c)(ii) of the Statute » (ICC-02/11-01/15-1245).

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I. Rappel de la procédure.

1. Pour le rappel de la procédure, la Défense renvoie à ce qui est exposé dans son écriture ICC-02/11-01/15-1239.

II. Droit applicable.

1. Le droit à la liberté d’une personne acquittée.

2. La liberté est une modalité essentielle de l’humanité. Elle en est constitutive. Elle fonde par conséquent l’idée de dignité humaine. Sans liberté, l’être humain ne s’appartient pas. Il appartient à d’autres, ceux qui ont les clefs de cette liberté. Autrement dit, la dignité humaine dépend de la liberté dont peut disposer un individu qui n’est humain que parce que libre de se saisir de son propre destin. Privé de sa liberté, l’individu perd sa capacité à être, à vivre et sa dignité. C’est pourquoi la liberté est un droit essentiel de l’homme.

3. Le caractère essentiel du principe de liberté explique qu’il ne puisse être porté atteinte à la liberté d’un homme que dans des conditions particulières, déterminées strictement par la loi, lorsque de telles atteintes sont absolument nécessaires. C’est pourquoi, par exemple, le Statut de Rome prévoit, lorsqu’il s’agit d’un Accusé, que ce dernier ne peut être privé de sa liberté que si des conditions strictes sont réunies (Articles 58 et 60 du Statut). Mais ici, la question est autrement plus importante et le débat plus crucial : il ne s’agit pas de la liberté d’un Accusé, il s’agit de la liberté d’un homme reconnu innocent par les Juges et acquitté par eux. Par conséquent, toute atteinte à la liberté d’un tel homme, qui n’est plus accusé, ne peut être prononcée que de façon exceptionnelle et doit répondre à des conditions de nécessité absolue. C’est ce que rappelait le Président Cotte dans l’affaire Ngudjolo : « à ce stade procédural, la liberté doit être en effet plus que jamais la règle et la détention l’exception » .

4. Cette exigence d’absolue nécessité explique que le Statut ne prévoie la possibilité de limiter la liberté d’une personne reconnue innocente que dans le cas de « circonstances exceptionnelles » et explique que cette disposition ne puisse être mise en œuvre que de la manière la plus stricte possible.

5. Pour déterminer la marge de manœuvre des Juges dans des circonstances si particulières, quand un droit aussi fondamental est en jeu, examinons la manière dont les juridictions chargées d’appliquer les instruments de protection des droits de l’homme abordent cette question :

6. Lorsque l’on analyse l’approche qu’ont ces juridictions de cette question, il apparaît un constat et un seul : à aucun moment une Cour chargée de la protection des droits de l’homme n’autorise une quelconque limitation de la liberté d’une personne acquittée, quelles que soient les circonstances.

7. Tout est dit. Le constat est révélateur : la liberté d’un homme acquitté est absolue et ne peut être qu’absolue parce que, son innocence ayant été reconnue, il dispose de tous ses droits, dont celui le plus essentiel qui le constitue comme être humain, celui à la liberté.

8. Dans ce sens, la Cour européenne des droits de l’homme a toujours insisté sur le fait que les circonstances permettant une limitation de la liberté d’un homme – prévues à l’Article 5(1) de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme – est exhaustive : « La Cour rappelle que l’article 5 consacre un droit fondamental, la protection de l’individu contre toute atteinte arbitraire de l’État à son droit à la liberté. Les alinéas a) à f) de l’article 5 § 1 contiennent une liste exhaustive des motifs pour lesquels une personne peut être privée de sa liberté ; pareille mesure n’est pas régulière si elle ne relève pas de l’un de ces motifs » .

9. Par conséquent, tout maintien en détention qui ne relèverait pas d’une catégorie mentionnée dans l’article 5(1) de la Convention, serait considéré, du point de vue de la CEDH, être une détention arbitraire. Comme il est souligné dans la jurisprudence de la CEDH : « En ce qui concerne la conformité de la détention du requérant avec le but de l’article 5 – à savoir la protection contre l’arbitraire –, la Cour fait observer qu’il est inconcevable que dans un Etat de droit un individu demeure privé de sa liberté malgré l’existence d’une décision de justice ordonnant sa libération »3.

10. C’est en se fondant sur la lettre et l’esprit de l’Article 5, que la Chambre Spécialisée de la Cour Suprême du Kosovo a rejeté la proposition visant à ce qu’une règle reprenant quasiment à l’identique l’Article 81(3)(c)(i) du Statut de Rome soit insérée dans le Règlement de procédure et de preuve. La Chambre spéciale de la Cour Suprême a estimé qu’il n’existait aucune règle, ni dans la Constitution du Kosovo ni dans la jurisprudence des droits de l’homme, qui permettrait de maintenir en détention une personne acquittée .

11. Dans ces conditions, il apparaît que l’Article 81(3)(c)(i) ne doit être mis en œuvre que de façon précautionneuse, en dernier recours et en cas d’absolue nécessité. Autrement dit, la marge de manœuvre dans la mise en œuvre de cet article doit être la plus limitée possible : elle doit correspondre à la prise en compte de critères stricts et objectivement démontrables. La Chambre d’Appel ne saurait appliquer l’Article 81(3)(c)(i) en se fondant uniquement sur des présupposés ou hypothèses, par exemple sur l’idée d’un « risque » non démontré.

12. Toute utilisation de l’Article 81(3)(c)(i) qui ne répondrait pas à une absolue nécéssité fondée sur des critères objectivement démontrables serait contraire à la jurisprudence internationale des droits de l’homme et constituerait une atteinte aux droits de l’acquitté. Or le Statut doit être interprété, surtout quand il s’agit des droits les plus essentiels de l’individu, en fonction de la jurisprudence internationale des droits de l’homme. C’est le seul moyen pour que le Statut soit compatible avec les « droits de l’homme internationalement reconnus ». C’est toute l’importance de l’Article 21(3) et sa raison d’être. Et c’est la démarche qu’a suivie la Chambre de première instance dans sa décision orale du 16 janvier .

13. En conclusion, si la Chambre d’Appel appliquait l’Article 81(3)(c)(i) en se fondant sur de simples hypothèses, cela reviendrait à faire de la détention d’une personne acquittée le temps d’un appel la règle. Ce qui serait à l’évidence contraire à la jurisprudence des droits de l’homme internationalement reconnus et donc à l’esprit même du Statut de Rome.

14. Il est important de relever que si le maintien en détention de Laurent Gbagbo, lequel a été acquitté, était prononcé par la Chambre de céans, cela constituerait une première pour une juridiction pénale internationale. En effet, sur les 10 personnes acquittées en première instance par les tribunaux ad hoc6, et dont le jugement d’acquittement a été frappé d’appel, aucune n’a été maintenue en détention pendant l’appel.

2. Le standard d’appel.

15. Il convient de rappeler que la Chambre d’Appel n’a pas pour fonction de rendre une décision de novo sur le fond. C’est ce que la Chambre d’Appel a rappelé de manière constante dans sa jurisprudence : « Importantly, appellate proceedings at the Court are of a corrective nature, which finds expression in, inter alia, the standard of review on appeal, as set out above. With respect to alleged factual errors, the standard of review is deferential to the determinations of the Trial Chamber and the review is primarily limited to whether the Trial Chamber’s factual findings were unreasonable, rather than a de novo assessment »7.

16. En d’autres termes, il ne s’agit jamais pour la Chambre d’Appel de déterminer si elle est d’accord ou non avec les conclusions d’une Chambre de première instance ; sa fonction consiste uniquement à décider si les conclusions de la Chambre de première instance sont ou non raisonnables.

17. Puisque la Chambre d’Appel est, selon ses propres termes, « deferential to the determinations of the Trial Chamber » lorsqu’il s’agit de questions de fait, il est particulièrement important que la partie appelante identifie explicitement si elle allègue une erreur de droit ou de fait, puisque ce n’est pas le même standard d’évaluation qui s’applique. Dans le contexte d’une évaluation d’éventuelles erreurs de fait, il n’appartient pas à la Chambre d’Appel de revenir sur des éléments factuels écartés par la Chambre de première instance, ni de substituer ses propres critères d’analyse factuelle à ceux de la Chambre de première instance.
18. Or, c’est pourtant ce que semble lui demander le Procureur puisqu’il présente à la Chambre d’Appel un argumentaire fondé sur des considérations factuelles qui avaient été écartées par la Chambre de première instance dans sa décision. Il ressort clairement à la lecture de son mémoire d’appel, que le Procureur reproche à la Chambre de première instance d’avoir mal apprécié les faits pour déterminer qu’il n’existait pas de « circonstances exceptionnelles ». Mais il ne peut le dire ainsi, car ce serait demander à la Chambre d’Appel de juger de novo. Il ne peut pas plus le dire sous l’angle de l’erreur de fait car l’examen de l’erreur de fait obéit à des règles précises et à un standard d’évaluation précis, celui du « deferential to the determinations of the Trial Chamber ». D’où probablement le flou que l’Accusation entretient, refusant de distinguer, sauf une fois, entre erreurs alléguées de fait ou de droit. L’utilisation de ce flou a un autre avantage : c’est de tenter de pousser les Juges d’appel à examiner sous l’angle de l’erreur de droit ce que le Procureur reproche factuellement à la Chambre de première instance, ce qui lui permet de proposer à la Chambre d’Appel des considérations factuelles alternatives sous couvert de critères juridiques alternatifs.

19. En réalité, le Procureur demande à la Chambre d’Appel de rejuger sur la base d’éléments expressément écartés par la Chambre de première instance. Ainsi, concernant le risque de fuite, le Procureur continue d’affirmer que la possibilité théorique qu’aurait une personne acquittée de se rendre dans un Etat non-partie constituerait une « circonstance exceptionnelle » justifiant de son maintien en détention, alors que la Chambre de première instance avait écarté cet argument. Ainsi encore, le Procureur continue à se référer à l’existence d’un prétendu réseau de soutien, alors que les Juges de première instance dans leur décision orale du 16 janvier 2019 avaient écarté la pertinence de cet élément factuel.

Emmanuel Altit
Conseil Principal de Laurent Gbagbo
Fait le 29 janvier 2019 à La Haye, Pays-Bas