Réfléchir et organiser notre lutte pour une Côte d’Ivoire libre et souveraine.

 SEULS LES VRAIS COMBATTANTS MÉRITENT NOTRE RECONNAISSANCE

Par Jean Claude Djereke

Séjournant en France pour des études, j’eus l’occasion de rencontrer des citoyens français ayant vécu en Côte d’Ivoire entre 1960 et 1990. Avec un brin de nostalgie, ils se souvenaient encore de cette époque où “coopérants” et hommes d’affaires français pouvaient facilement faire fortune. Tout, y compris le non-paiement des impôts, leur était gracieusement accordé par celui que leurs dirigeants appelaient pompeusement le “sage d’Afrique”. Titre certes ronflant mais ne voulant rien dire car un vrai sage ne modifie pas la Constitution de son pays plusieurs fois dans le but de laisser le pouvoir à quelqu’un d’incompétent et d’inconscient uniquement parce qu’il est de la même ethnie que lui tout en sachant que ce dernier sera vite balayé, si l’on en croit Samba Diarra à qui Houphouët aurait fait cette confidence (cf. Frédéric Grah Mel, “Rencontres avec Félix Houphouët-Boigny”, Abidjan, Frat Mat éditions, 2005).
Ce n’est pas non plus faire montre de sagesse que de se servir de l’argent public pour construire une basilique dans une région où les gens s’adressent plus au féticheur qu’au prêtre ou au pasteur pendant que livres, emplois et médicaments font cruellement défaut. Bref, pour bon nombre d’expatriés français, les années soixante, soixante-dix et quatre-vingts furent une belle époque, l’époque des vaches grasses car tel était devenu notre pays: une vache à lait, une vache dont le lait nourrissait plus les Français que les Ivoiriens.

C’était l’époque où il n’était pas nécessaire d’être compétent mais d’être simplement originaire de la Métropole pour avoir droit à toutes sortes d’avantages matériels: voiture de fonction, grosse villa avec piscine au Plateau, à Cocody ou en Zone 4, domestiques et gardien à la maison, vacances en France aux frais de l’État ivoirien. C’était aussi l’époque où des valises d’argent quittaient régulièrement et nuitamment le palais présidentiel en direction de Paris pour le financement des campagnes électorales de la droite française. Une pratique françafricaine à laquelle même Laurent Gbagbo succombera parce qu’il croyait que, en retour, Jacques Chirac le laisserait appliquer le projet de société pour lequel il avait été démocratiquement élu en octobre 2000. La contrepartie de ces privilèges léonins, c’était la “stabilité” du pays et un soutien militaire à apporter à la marionnette française en cas de soulèvement populaire ou de coup d’État comme au Gabon en 1964. Et c’est pour continuer à jouir de ce genre de privilèges que la France poussa Houphouët à arrêter et à emprisonner en janvier 1963 un certain nombre de cadres ivoiriens fraîchement rentrés de France après leur formation.

Quel crime ces jeunes cadres avaient-ils commis? Qu’est-ce qui les opposait à Houphouët?

Officiellement, ils étaient accusés d’avoir tenté de renverser le régime. En réalité, Jean Konan Banny, Yangni Angaté, Amadou Koné, Auguste Daubrey et leurs compagnons ne toléraient pas que la France continue de contrôler la politique et l’économie ivoiriennes après l’accession du pays à l’indépendance; d’autre part, ils avaient du mal à comprendre que des Français pas toujours mieux formés qu’eux bénéficient d’un meilleur traitement. Samba Diarra a bien décrit ces moments sombres de la jeune République dans son ouvrage “Les faux-complots d’Houphouët-Boigny: fracture dans la vie d’une nation” (Paris, Karthala, 1997). Houphouët, qui reconnut plus tard qu’il s’agissait de complots imaginaires, prouvait ainsi qu’il était à la tête du pays, pour que la France croisse et que la Côte d’Ivoire diminue, pour paraphraser Jean-Baptiste (Jean 3, 30).

Entre 1963 et 2011, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts mais la stratégie et l’objectif de la France n’ont pas changé: installer dans le fauteuil présidentiel un individu docile, complexé et corrompu et lui demander de terroriser la population au maximum, de jeter en prison ceux qui osent critiquer la Françafrique et ses valets locaux afin de continuer à piller les richesses du pays.

Peut-être notre pays aurait-il connu un autre destin si Houphouët n’avait pas trahi la lutte du RDA combattu et malmené par l’administration coloniale parce qu’il voulait une vraie indépendance, c’est-à-dire plus de justice et de liberté. C’est pourquoi il n’est ni juste ni honnête que les Bernard Dadié, Jean-Baptiste Mockey, Matthieu Ekra, Albert Paraïso, Jacob Williams, René Sery-Koré, Philippe Vieyra, Victor Biaka Boda, Anne-Marie Raggi, Marie Koré, Maguerite Sackoum, Odette Yacé, Mme Ouezzin Coulibaly, ceux et celles qui souffrirent le plus de la violence du gouverneur Péchoux au cours de cette période, aient été oubliés ou ignorés et qu’on ne parle que d’Houphouët qui se cachait à ce moment-là et n’eut même pas le courage de venir soutenir ses camarades jugés le 22 mars 1950.

Le désapparentement du RDA d’avec le Parti communiste voulu par Houphouët, en effet, n’est rien d’autre qu’une reddition. Comme le résume bien Joël Nandjui, “à partir de cette date, le PDCI-RDA ne sera plus qu’un faire-valoir. C’est le début de la collaboration de Dia Houphouët” (cf. J. Nandjui, “Indépendance ou la fin de la longue nuit”, https://cerclevictorbiakaboda.blogspot.com/). Fini le beau rêve du RDA de soustraire l’Afrique aux griffes impérialistes.

Après la capitulation, s’ouvre une ère d’allégeance et de soumission à la France qui pourra alors faire ce que bon lui semble en Côte d’Ivoire.

Si l’on a en tête cette période où Houphouët fit preuve de couardise avant d’abdiquer face à la France, il est irresponsable de lui tresser des lauriers ou de lui attribuer l’indépendance politique de la Côte d’Ivoire. Il y a des hommes et des femmes qui firent mieux que lui et mériteraient, par conséquent, notre reconnaissance et notre considération. Ses indécrottables partisans m’objecteront qu’il a construit des routes et des écoles; cela est vrai mais que valent ces choses périssables dans un pays qui ne peut choisir librement ses dirigeants et jouir tranquillement de ses ressources naturelles?

Ils diront aussi qu’Houphouët était respecté et écouté par les Français, ce à quoi il est facile de répondre que, si c’était vraiment le cas, pourquoi les mêmes Français n’empêchèrent pas en 1988 la baisse du prix d’achat du cacao et pourquoi ils ne s’interdirent pas en 2011 de bombarder la résidence construite par lui.

Pour moi, le 7 août devrait être l’occasion, non pas d’organiser des orgies et beuveries dont le but est de nous détourner des choses essentielles, mais de revenir, par la réflexion, sur la lutte menée jadis par le RDA, pour reprendre le combat là où les Bernard Dadié, Victor Biaka Boda et autres souverainistes l’avaient laissé, d’observer les similitudes entre le règne d’Houphouët et celui de Ouattara, de voir enfin comment ensemble, et après avoir tiré les leçons des expériences passées et des échecs des gouvernements successifs, nous pouvons reprendre le combat pour une indépendance vraie et totale.

Nous ne pouvons célébrer une indépendance factice, nous ne pouvons festoyer, au moment où des fils du pays sont exilés ou injustement emprisonnés.

En un mot, nous n’avons besoin ni de danses ni de réjouissances d’imbéciles heureux car nous sommes toujours assujettis à la France; nous avons plutôt besoin de nous retrouver pour réfléchir et organiser, de la manière la plus efficace, notre lutte pour une Côte d’Ivoire libre et souveraine.

Jean-Claude Djereke
Mis en ligne par Alexis Gnagno