« Putain, un fœtus ! » : le jour où Mauricio a claqué la porte de l’abattoir

Dans un récit qui paraît ces jours-ci, cet ancien ouvrier d’abattoir retrace les étapes de sa prise de conscience sur l’inhumanité de la filière viande.

Il y a deux ans, Mauricio Garcia Pereira est devenu le lanceur d’alerte de sa profession. Cet ancien ouvrier des abattoirs de Limoges a dénoncé la mise à mort et la découpe de vaches alors même qu’elles sont à quelques jours de mettre bas – une pratique banale, quotidienne, légale. Intitulé « Ma vie toute crue » (1), le récit qui paraît ces jours-ci retrace les étapes de sa prise de conscience sur l’inhumanité de la filière viande.

Un soir de l’hiver 2013, Mauricio Garcia Pereira a pété les plombs,  sept ans après ses débuts sur la chaîne de production à « faire » (c’est ainsi qu’on dit dans les abattoirs)  chaque jour entre 250 et 300 bêtes pour une paye de 1.450 euros nets. « Des années gâchées », écrit-il aujourd’hui.

Dans sa quarante-deuxième année, Mauricio Pereira a embauché un matin dans un bâtiment de tôle grise à l’écart de la ville, là où une petite centaine de salariés travaillent à assommer, tuer, découper, vider les animaux dits « de boucherie »  (entre guillemets car un débat est en cours initié par les antispécistes qui réfutent ces catégories : pourquoi l’agneau et pas le chaton ?) et sans imaginer le coût moral à venir d’une telle activité.

C’est que dans la ferme parentale à Dusseldörf, Mauricio Pereira  a ressenti plus d’une fois cet amour instinctif de l’enfant qui  tient un animal dans ses bras. Plus tard, les spectacles de tauromachie l’ont fait pleurer et pourtant, pendant des années, il a pu se lever à l’heure où fleurit la campagne pour prendre le chemin de l’usine, mais en prenant soin de respirer par la bouche. Surtout ne pas sentir l’odeur de la mort portée par le vent à un kilomètre à la ronde.

La petite musique de l’auto-persuasion l’a aidé. Tenir bon, se dire que c’est un métier utile pour tous, que nourrir les gens est une noble tâche. Ne pas craquer, penser au CDI qui vient. Et puis un beau jour, ce fut la découverte de trop. Un de ces moments dans la vie où l’esprit et le corps se cabrent et que tout en soi dit non. Il faisait alors un remplacement à la boyauterie, là où arrivent les viscères et les panses sur un tapis roulant.

« Putain,  un fœtus ! »

A ce poste, les gars doivent découper l’herbière (l’œsophage des ruminants), enlever la rate, retourner la panse pour séparer le petit estomac du gros. Les herbières d’un côté, les rates et la graisse de l’autre, les tripes dans une boîte en inox.

Soudain est arrivée sur la chaîne une grosse poche d’un rose irisé.  Mauricio a posé son couteau, palpé la chose toute chaude et s’est glacé : « Putain,  un fœtus ! » Il a essuyé la sueur sur son front, attrapé son couteau pour fendre la poche et en sortir un veau. Un petit mâle marron de race limousine, entièrement formé, d’un bon mètre et d’une vingtaine de kilos, des mini sabots d’un jaune fluo couverts de placenta, qui tirait vers lui une minuscule langue rose. Là, c’est son cœur qui a saigné.

Il a délicatement posé l’animal sur le plan de travail et couru à toute allure chercher son chef pour lui dire qu’il y avait erreur, qu’il fallait tout arrêter, tout de suite, appeler les vétérinaires, vite ! Son chef, il a trouvé ça drôle comme scène.  Et il a bien ri,  ses mains sur les hanches :

« Ça, c’est pas un problème Mauricio, ça arrive tout le temps. Tu fais le tri comme d’habitude et, le fœtus, tu le jettes dans ce bac, là. » 

Et il a poussé le veau inanimé dans la poubelle. Les heures suivantes, trois ou quatre fœtus sont encore passés. Ce qui n’était pas un problème pour son chef, en est devenu un immense pour Mauricio.

Un nouveau remplacement deux mois plus tard à la boyauterie a achevé de le dévaster. Ce jour-là, après avoir coupé un premier cordon ombilical et regardé rouler le fœtus jusque dans le bac à déchets, Mauricio, pris d’une impulsion, a sorti son portable pour faire des photos. Il prend alors conscience qu’on jette à la poubelle une quinzaine de veaux plus ou moins mort-nés tous les soirs. Et qu’entre ces murs, il n’y a ni éthique ni respect. Sa vision des choses, le sens de son travail : tout est alors remis en question. Une digue lâche.

Image extraite d’une vidéo de l’association L214 dénonçant la mauvaise manipulation des animaux dans deux abattoirs du Sud de la France. (Crédit : AFP PHOTO / L214)

Ne pas casser l’ambiance

En vérité, le  doute était là depuis longtemps, à voir tant de détresse et d’affolement dans le regard des bêtes qui vont mourir. Ces choses-là sont tues pour ne pas casser l’ambiance à l’heure des repas mais un animal sent que sa fin est proche et s’accroche à la vie.

Il y a des vaches qui avancent tête baissée et d’autres qui se cabrent. Celles qui se laissent tomber de tout leur poids et refusent d’aller plus loin dans l’étroit « couloir de la mort » malgré les coups de bâton et les décharges électriques. Les scènes de panique sont quotidiennes. Des vaches veulent fuir et se hissent par-dessus la rambarde ; à l’usine de Limoges on a vu une génisse de 700 kilos folle de peur galoper tout au long de la chaîne.

Il y a toutes celles qui se réveillent une fois suspendues par une patte, les yeux révulsés. Ces images se télescopent avec ce que la science et l’éthologie ont révélé sur l’esprit animal, son affectivité, sa sociabilité, et sur le système nerveux pareillement sensible à  la douleur des animaux humains  et des animaux non humains  – la distinction est de Darwin.

Un contresens biologique

Les séquences se superposent aussi avec ce que savent les chercheurs en alimentation. Avaler toute cette viande est un contresens biologique qui engendre les maladies les plus graves. Cette industrie aggrave par ailleurs, en important de quoi nourrir les bêtes d’élevage, le malheur des pays pauvres. Alors à quoi bon tout ça ?

Depuis son poste de travail, Mauricio concentré sur sa tâche s’est longtemps efforcé de ne pas penser. Ne pas voir dans sa  globalité ce qui se passait autour de lui. Il écrit :

« Le jour où tu comprends que tu n’es qu’un tout petit ouvrier de merde, un rien du tout qui patauge dans le sang et la merde animale, les larmes te viennent. »

Tant de sentiments paradoxaux étaient refoulés par la nécessité qui fait loi. Séparé, deux enfants, une pension alimentaire. Par le souvenir de dix années d’intérims divers et de galères sans lendemains, de mois à vivre dans sa voiture. Par le découvert chronique et l’absence d’autre perspective de  travail. Certes. Mais tout de même.  Des vaches pleines. « Comment peut-on les tuer, nom de Dieu ? » La question l’a hanté.

L’affaire est rentable

Aucune loi ne l’interdit. Après l’émotion suscitée par les révélations de Mauricio et de L214, un amendement déposé pour mettre fin à cette pratique a été rejeté en décembre 2016. Lorsqu’ils achètent une vache pleine, les grossistes savent ce qu’ils font. Mais ils savent aussi qu’ainsi empesée la vache sera plus docile et facile à conduire à l’abattoir et surtout plus grasse.

Avec une vingtaine de kilos supplémentaires, l’affaire est bien rentable. Rentabilité. Le mot explique à lui seul toutes ces souffrances. Celles des hommes, celles des bêtes. N’aurait-on pas là, l’illustration de ce qu’un capitalisme obèse et jamais repu peut produire de plus inhumain ?

« Au fil des années, les indignations se sont accumulées. Je suis en colère contre l’abattage des vaches gestantes, sur lequel nous fermons tous les yeux. A l’abattoir les irrégularités sont partout. »

Les irrégularités, ce sont les vétérinaires qui restent dans leur bureau et circulent le moins possible dans l’usine, les inspecteurs de la santé publique vétérinaire qui s’annoncent poliment une semaine avant tout contrôle. Les irrégularités, ce sont les égouts de la triperie régulièrement bouchés qui donnent « l’impression de travailler dans des piscines de merde » et  le matériel obsolète. Les irrégularités, ce sont les accidents du travail, nombreux et la cadence augmentée. A enchaîner trop vite les gestes avec de grands couteaux, on peut se blesser très grièvement. Qui se soucie des intérimaires sous-payés repartis estropiés ? Quant aux blessures psychiques, elles ne sont pas même inventoriées. Les plus sensibles picolent et fument des joints pour supporter tout ça.

« Les cadences sont au maximum, 170 ou 180 bêtes par heure ; on est à fond la caisse, tout le monde se gueule dessus, on fait plus d’erreurs et de mauvais gestes. On sait que si on veut avoir une chance de sortir du boulot pas trop tard, on ne doit pas arrêter la chaîne. S’il se présente moins de bêtes, la journée est un peu plus calme, et nous pouvons enfin travailler dans de bonnes conditions. »

Il a tapé « L 214 »

Et puis un soir en février 2016, chez lui, tandis qu’une télé débitait ses infos en continu, Mauricio Pereira a relevé la tête. On annonçait qu’un groupe militant  étrangement baptisée L 214  (2)  allait diffuser des images difficilement supportables, prises dans un abattoir. Il a regardé. Il a trouvé tout ça bien en deçà de sa réalité. Alors sur internet, il a tapé « L 214 » et trouvé un numéro de téléphone. C’est Brigitte Gothière, cofondatrice de cette association créée en 2008, qui a décroché. Il lui a dit :

« – Je travaille à l’abattoir municipal de Limoges, le plus grand de France où l’on tue chaque jour sans exception des vaches gestantes. Parfois on attend exprès une vingtaine de minutes avant d’ouvrir la vache pour que le veau prêt à naître se noie dans le liquide amniotique. La mère est déjà morte depuis un bon moment mais on voit encore son ventre qui remue. Si on ouvrait la poche et qu’on secouait le veau, il pourrait vivre.

– On fait ça en France ?

– Tous les jours. Tout le monde est au courant et tout le monde ferme sa gueule. « 

Tout est allé très vite ensuite. Mauricio Pereira a accepté de faire une série de films avec une caméra cachée, lesquels ont eu le retentissement qu’on sait. Mais par ce livre rigoureux, on en découvre davantage encore sur le revers glaçant du productivisme industriel et de l’animal ravalé au rang de matière première au même titre que le cacao ou le café, et pas plus.

La liste est longue au fil de cette confession singulière, de ce qui déraille dans un milieu qui favorise l’expression d’une mauvaise virilité.  » ‘T’es un homme ou un pédé ? ». Cette phrase est un refrain classique et l’écho d’un management  plein de violences.

« On ne se rend plus compte de rien » « Comme un ouvrier ne peut pas mettre un coup de bâton à son chef, c’est à l’animal qu’il le met. On assiste à des scènes épouvantables, auxquelles on s’habitue finalement très vite. La bête est arrivée à l’abattoir ; de toute façon elle s’apprête à mourir. Certains ouvriers ne comprennent donc pas vraiment pourquoi ils ne pourraient pas taper. Qu’est-ce que ça change au fond ? Parfois c’est même un jeu. Il faut dire qu’il y a tellement de tensions à évacuer, tellement de frustrations… A force d’entendre les chefs nous parler comme à des animaux, on devient complètement cinglé. On fait des selfies avec des carcasses pour se marrer un peu. On ne se rend plus compte de rien. »

Bien sûr, après tout ce barouf, il a quitté son usine à l’issue d’une procédure de licenciement à l’amiable et son directeur a reconnu qu’il n’avait « pas tout à fait tort ». Depuis, il ne mange plus du tout de veau, d’agneau, de cochon de lait. Il y a quelque temps, il se sentait souvent abattu malgré les petits mots manuscrits d’enfants et les messages de soutien venus de toute la France. Les cauchemars étaient toujours là et ses nuits difficiles. Il est allé voir une psychologue, ancien médecin du travail, qui a posé un diagnostic : état de choc post-traumatique. Tout comme l’ouvrier, dirait-on,  avec qui il entretient une correspondance par email. C’est un homme d’une trentaine d’années, dix ans d’usine au compteur dans une autre ville de France, affecté à l’assommage pendant six ans, à la triperie pendant trois, et le reste en arrêt maladie. Il lui a écrit ceci :

« Je voudrais bien raccrocher, je n’en peux plus. Mais j’ai des crédits, une famille à nourrir, je suis coincé. C’est un métier inhumain et traumatisant, je n’arrive même plus à me regarder dans une glace. Moi, je suis pour le travail bien fait, quand je vois toutes les bêtes se faire saigner alors qu’elles sont à demi conscientes, ces cochons qui se relèvent, ça me rend fou. »

L’an dernier à l’occasion de la parution du livre d’Olivia Mokiejewski, « le Peuple des abattoirs » (3)  nous avions déjà publié un article sur ce même sujet. Un ouvrier contrarié par la tonalité de l’article nous avait écrit pour dire que cette vision sombre du métier n’est pas partagée par tous, tant s’en faut et que, lui, aime son travail et qu’il le fait avec fierté. Dont acte. Mais pour les hommes traversés par les tourments insondables de la souffrance éthique, Mauricio Garcia Pereira est un porte-parole digne et droit.

(1)   Plon, 173 p., 15,90 euros

(2)   L’article L 214 du Code rural stipule que  » tout animal, étant un être sensible, doit être placé par son propriétaire dans des conditions compatibles avec les impératifs biologiques de son espèce.  »  

(3)   Grasset