L’éminence grise

Zbigniew Brzezinski n’est plus……

27 Mai 2017 , Rédigé par Observatus geopoliticus

Si le cardinal de Richelieu, le père de la realpolitik internationale, est sans conteste l’un des plus grands personnages de l’histoire de France, il le doit en partie à l’extraordinaire équipe dont il sut s’entourer. Parmi elle, son conseiller de l’ombre, son « âme damnée » comme on disait alors : le père Joseph. Espion, mystique, diplomate, intellectuel, homme de réseaux, il suscitera la fascination trois siècles plus tard d’Aldous Huxley, le fondateur du roman d’anticipation, qui lui consacrera une biographie romancée (pas toujours très précise).

A sa mort, Richelieu dira : « Je perds ma consolation et mon unique secours, mon confident et mon appui ». Car les deux éminences, rouge (couleur de la robe cardinalice) et grise (couleur de la bure du moine capucin – c’est alors qu’apparut, par une sorte d’ironie craintive et respectueuse, l’expression éminence grise), ont marqué le Grand siècle. En dix-huit petites années, ils vont faire de la France exsangue des guerres civiles et religieuses la principale puissance européenne.

La nuit dernière, le système impérial vient de perdre son âme damnée à lui. Dr Zbig n’est plus, décédé à l’âge de 89 ans. A la suite de Mackinder et Spykman, et avant les néo-conservateurs auxquels il a légué ses préceptes, il aura été côté américain l’un des principaux architectes du Grand jeu énergético-eurasiatique.

Cofondateur avec le groupe Bilderberg, David Rockfeller et Henry Kissinger de la Trilatérale, organisation soutenant l’idée d’une gouvernance globale (ce que d’aucuns nomment Nouvel ordre mondial), il fut ensuite le Conseiller à la sécurité nationale de Carter, l’un des présidents les plus sous-estimés de l’histoire. Son administration est pourtant à la base de la politique étrangère US pour les décennies à venir. Nous l’avions évoqué dans notre billet sur l’année 1979 :

Coincée à la fin d’une décennie qui paraît un peu creuse, où les dirigeants politiques semblent manquer de charisme, l’année 1979 n’attire pas les flashes. Et pourtant… Que d’événements considérables ont eu lieu, qui ont marqué la face du monde et dont on sent encore les conséquences à l’heure actuelle (…)

Le 1er janvier voit l’établissement de relations diplomatique entre la Chine et les Etats-Unis et Washington reconnaît le gouvernement de Pékin comme le seul gouvernement légal de la Chine. Fruit d’un long rapprochement entre Washington la Chine maoïste tout au long des années 70 (visite de Nixon à Pékin) et d’une convergence d’intérêts (opposition à l’URSS), cet accord est parachevé par la visite de Deng Xiaoping aux Etats-Unis le 4 janvier.

Or, le 7 janvier, au Cambodge le gouvernement khmer rouge de Pol Pot est renversé par l’offensive des Vietnamiens. Dans la foulée de la rupture sino-soviétique, les communistes du Sud-est asiatique s’étaient eux aussi divisés. Les communistes vietnamiens, vainqueurs des Français puis des Américains dans leur lutte pour l’indépendance, étaient favorables à Moscou. La Chine de Mao, elle, avait sinon créé du moins fortement soutenu les Khmers rouges au Cambodge. D’obédience maoïste, ces derniers ont, de 1975 à 1978, exterminé le tiers de la population cambodgienne et perpétré de nombreuses attaques en territoire vietnamien, sous le regard complaisant de Washington. Dès 1975, les Américains battus par les communistes vietnamiens ont tenté de contenir et de harceler leurs vainqueurs par le biais des Khmers rouges de Pol Pot (cf discussions de Kissinger avec la Thaïlande). Ce soutien indirect et infamant passait par la Chine. Début 1979, les Vietnamiens finissent donc par envahir le Cambodge et mettent fin au régime de Pol Pot qui se réfugie à la frontière avec la Thaïlande.

17 février – 16 mars : conflit sino-vietnamien en réaction à l’occupation du Cambodge. 200 000 soldats chinois traversent la frontière, avec l’assentiment des Etats-Unis. Le Vietnam résiste au prix de lourdes pertes de chaque côté.

Dans leur lutte contre l’URSS, les Etats-Unis ont soutenu tous les opposants à Moscou, que l’on pourrait regrouper dans quatre catégories : les démocraties européennes, les dictatures militaires, le camp maoïste et les islamistes. Avec le début de la Guerre d’Afghanistan qui interviendra à la fin de l’année comme on le verra et le soutien de Washington aux islamistes, deux de ces quatre catégories soutenues par les Etats-Unis – les plus criminelles ou dangereuses (maoïstes et islamistes) – l’ont été en 1979.

Au même moment, de très importants événements ont lieu en Iran, dont les conséquences se font encore sentir de nos jours. Le 16 janvier, le shah Mohamed Reza Pahlavi part pour l’exil et l’ayatollah Khomeiny, alors réfugié en France, rentre en Iran. La république islamique d’Iran est proclamée le 1er février, fondée sur le retour à la pureté religieuse et le rejet de l’occidentalisation. Cette révolution est un véritable tremblement de terre aux incalculables conséquences. L’occupation de l’ambassade américaine à Téhéran et la crise des otages qui débutent le 4 novembre provoqueront la rupture américano-iranienne qui dure encore de nos jours, 36 ans après malgré l’accord nucléaire tout récemment signé.

[…]

La fin de l’année est bien évidemment marquée par le début de la Guerre d’Afghanistan, où l’armée soviétique s’enlisera pendant dix ans et qui accélérera la décomposition de l’URSS. On a longtemps cru que les Soviétiques avaient été les initiateurs de ce conflit, pour soutenir le PDPA, le parti communiste au pouvoir qui rencontrait une forte opposition des tribus les plus islamisées. On sait maintenant que la CIA a commencé ses opérations de déstabilisation et de soutien aux tribus avant l’entrée en Afghanistan des troupes soviétiques. Le 3 juillet, le président Carter signe la première directive sur l’assistance clandestine aux opposants du régime prosoviétique de Kaboul, ce qui allait par contrecoup provoquer l’intervention militaire soviétique. Les Américains avaient l’occasion de « donner à l’URSS son Vietnam ». Ces tentatives de déstabilisation se font via le Pakistan où le général Zia a instauré, après le coup d’Etat de 1977, un régime militaro-islamiste et fait pendre, le 4 avril, le premier ministre démocratiquement élu Ali Bhutto. Le 14 septembre, le président afghan Mohamed Taraki, très favorable à Moscou, est assassiné par son concurrent communiste Hafizullah Amin, qui lui succède et prend ses distances avec Moscou. Comme si ça ne suffisait pas, l’Iran de Khomeiny, hostile au « grand satan » américain, est également très critique vis-à-vis du régime « athée » soviétique et suscite l’inquiétude de Moscou de voir s’étendre la contestation religieuse dans les Républiques soviétiques d’Asie centrale, pourtant sunnites. En mars, un mois seulement après la révolution iranienne, la ville iranophone d’Hérat s’était d’ailleurs soulevée contre le régime communiste de Kaboul et Moscou y avait vu la main de Téhéran. Toutes ces raisons poussent l’URSS à intervenir. Le 25 décembre, l’Armée Rouge entre en Afghanistan

On connaît la suite de l’histoire : les Soviétiques n’arriveront pas à soumettre les moudjahidines, soutenus par la coalition américano-pakistano-saoudienne, et cette défaite marquera le glas de l’URSS. Al Qaeda est créée par Ben Laden et les Talibans ne tarderont pas à apparaître. L’islamisme sera en plein essor au cours des années 90 : attentats du 11 septembre, terrorisme international, guerre dans les zones tribales du Pakistan… De ce point de vue, 1979 aura été le point de départ de thématiques encore très actuelles.

En filigrane : Zbigniew Brzezinski, l’éminence grise de l’empire du chaos. Soutien indirect (voire plus si affinités) aux Khmers rouges, dans la foulée de son compère Kissinger :

Soutien aux djihadistes afghans :

Il n’est pas inutile de relire des extraits de ce passionnant entretien car le parallèle avec la guerre syrienne vient immédiatement à l’esprit :

Selon la version officielle de l’histoire, l’aide de la CIA aux moudjahidine a débuté courant 1980, c’est-à-dire après que l’armée soviétique eut envahi l’Afghanistan, le 24 décembre 1979. Mais la réalité, gardée secrète jusqu’à présent, est tout autre : c’est en effet le 3 juillet 1979 que le président Carter a signé la première directive sur l’assistance clandestine aux opposants du régime prosoviétique de Kaboul. Et ce jour-là, j’ai écrit une note au président dans laquelle je lui expliquais qu’à mon avis cette aide allait entraîner une intervention militaire des Soviétiques (…)

Regretter quoi ? Cette opération secrète était une excellente idée. Elle a eu pour effet d’attirer les Russes dans le piège afghan et vous voulez que je le regrette ? Le jour où les Soviétiques ont officiellement franchi la frontière, j’ai écrit au président Carter, en substance : « Nous avons maintenant l’occasion de donner à l’URSS sa guerre du Vietnam. » De fait, Moscou a dû mener pendant presque dix ans une guerre insupportable pour le régime, un conflit qui a entraîné la démoralisation et finalement l’éclatement de l’empire soviétique (…)

Qu’est-ce qui est le plus important au regard de l’histoire du monde ? Les talibans ou la chute de l’empire soviétique ? Quelques excités islamistes ou la libération de l’Europe centrale et la fin de la guerre froide ?

On retrouve ensuite le marionnettiste du pipelineistan en Azerbaïdjan d’où partira le stratégique BTC :

Dès l’arrêt des hostilités entre les forces arméniennes et azerbaïdjanaises en 1994, l’équilibre géopolitique du Sud-Caucase se recompose. En raison d’intérêts mutuels dans le domaine énergétique, Bakou devient progressivement un allié pour Washington et un élément pivot de l’axe pro-américain Bakou-Tbilissi-Ankara qui fait face au bloc arméno-russe lié à l’Iran. Pour l’Azerbaïdjan, l’antagonisme arméno-turc est une raison essentielle de cette alliance. La guerre qui a opposé l’Azerbaïdjan aux forces arméniennes pour le contrôle du Karabakh et des territoires attenants a ravivé le conflit de l’Arménie avec la Turquie, qui par solidarité avec l’Azerbaïdjan a fermé sa frontière pendant la guerre et soumis Erevan à un blocus économique. L’Arménie, enclavée entre ses deux voisins turcs, devra son salut aux ponts humanitaires et routes ouverts par la Russie et l’Iran. Par ce jeu d’alliances, l’Arménie, la Russie et l’Iran se trouvent écartés des projets d’oléoducs et gazoducs qui forgent l’avenir de cette région.

À partir de 1997, certains proches de l’administration Clinton tentent de faire valoir l’idée que la région mérite encore plus d’attention et que Washington doit mettre fin à une certaine forme d’isolationnisme. L’administration démocrate est une adepte de la théorie du soft power. La stabilisation politique, les développements économiques positifs mais aussi le processus de globalisation et le contexte international justifient de renforcer les relations avec l’Azerbaïdjan. Zbigniew Brzezinski, conseiller démocrate pour les Affaires stratégiques, prône dès 1997 une diplomatie et une présence renforcées dans ce pays qu’il classe comme « État pivot ». Il s’agit, dans ce qu’il appelle l’« Eurasie volatile », de s’assurer que les États-Unis maintiennent une influence décisive sur le processus de recomposition de la région et ne soient détrônés dans ce rôle par aucun autre État.

En décodé :

Grand producteur d’hydrocarbures (plus d’un million de barils de pétrole par jour) aux réserves importantes, l’Azerbaïdjan est le pays le plus riche du Caucase-Sud, ce qui attire évidemment depuis longtemps toutes les convoitises. Les États-Unis, notamment, se sont intéressés à cette région dès l’effondrement de l’URSS, dans leur projet géopolitique de maîtrise du continent eurasiatique. En effet, dans son célèbre ouvrage Le Grand échiquier, Zbigniew Brzezinski, l’un des plus grand géostratège américain, a défini l’Azerbaïdjan comme un « pivot géopolitique », dont la position géographique lui donne « un rôle clé pour accéder à certaines régions ou lui permet de couper un acteur de premier plan des ressources qui lui sont nécessaires ». Ainsi, le pays deviendra, dès le milieu des années 90, la pièce maîtresse d’un dispositif visant à maîtriser l’évacuation du pétrole du Bassin de la Mer Caspienne, aux dépens de la Russie et de l’Iran, ce qui aboutira à la mise en service du célèbre oléoduc « BTC » (Bakou-Tbilisi-Ceyhan) en 2006, dont une portion de plus de 400 km traverse le territoire azéri.

La décision de construire ce pipeline date de 1999, l’année Brzezinski, qui fêtait ainsi avec brio le vingtième anniversaire de ses diableries cartériennes :

En mars 1999, au moment même où les premières bombes s’abattaient sur la Serbie et quelques jours avant que la Pologne, la Hongrie et la République tchèque ne deviennent membres de l’OTAN, le Congrès américain approuva le Silk Road Strategy Act, ciblant ni plus ni moins huit ex-républiques de l’URSS – les trois du Caucase et les cinq -stan d’Asie centrale. Derrière la novlangue de rigueur, le but était de créer un axe énergétique Est-Ouest et d’arrimer fermement ces pays à la communauté euro-atlantique. Dans le collimateur, même si cela n’était pas dit explicitement : Moscou et Pékin.

Mars 1999 ou la folie des grandeurs américaine… Europe de l’est, Balkans, Caucase, Asie centrale : la Russie serait isolée sur tout son flanc sud et l’Eurasie divisée pour toujours.

Car tout dans ce qui se passe alors porte sa marque : lobbying pour bombarder la Serbie et pour étendre l’OTAN vers l’est face au « danger russe », volonté de désenclaver l’Asie centrale et de l’arracher à l’orbite de Moscou. Si la russophobie de ce Polonais d’origine est réelle, elle se double surtout de considérations géostratégiques. C’est évidemment du Grand jeu qu’il s’agit : diviser l’Eurasie et isoler le Heartland russe, ce dont il ne s’est d’ailleurs jamais caché (la MSN le fait pour lui…) Sa doctrine est résumée dans son chef-d’oeuvre paru en 1997, Le grand échiquier, déjà évoqué plus haut. Tout y est dit :

  • Il est impératif qu’aucune puissance eurasienne concurrente capable de dominer l’Eurasie ne puisse émerger et ainsi contester l’Amérique. La mise au point d’un plan géostratégique relatif à l’Eurasie est donc le sujet de ce livre.
  • En d’autre termes, selon une terminologie qui rappelle celle de l’époque brutale des anciens empires, les trois grands impératifs de la géostratégie impériale sont d’empêcher les collusions et maintenir les vassaux dans une relation de dépendance en matière de sécurité, de faire en sorte que les tributaires restent dociles et protégés, et d’empêcher l’alliance des barbares.
  • Si la Russie rompt avec l’Ouest et constitue une entité dynamique, capable d’initiatives propres ; si elle forme une alliance avec la Chine, alors la position américaine en Europe sera terriblement affaiblie.
  • Les États qui méritent tout le soutien possible de la part des États-Unis sont l’Azerbaïdjan, l’Ouzbékistan et l’Ukraine, car ce sont tous les trois des pivots géopolitiques. En effet, le rôle de Kiev dans la région vient confirmer l’idée que l’Ukraine représente une menace pour l’évolution future de la Russie.
  • Sans l’Ukraine, la Russie cesse d’être un empire

Difficile en effet de ne pas voir la main du gourou d’Obama et de ses héritiers néo-conservateurs derrière le putsch du Maidan en 2014, Soros, la CIA ou le NED étant là pour aplanir les difficultés et exécuter les basses besognes…

Et pourtant, après une vie passée au service de l’hégémonie américaine, le Machiavel washingtonien a soudain été pris de doutes peu avant de passer de vie à trépas. Nous l’évoquions en novembre dernier :

Quinze ans après [les plans pharaoniques de l’empire], où en sommes-nous ? L’Europe orientale est certes passée sous la coupe états-unienne mais pas le Caucase, la Turquie s’éloigne inexorablement, l’Asie centrale est solidement amarrée à l’OCS, le Pakistan est perdu, le couple sino-russe plus soudé que jamais, l’Iran en passe de le rejoindre, l’Afghanistan un indéfinissable merdier ayant coûté des centaines de milliards de dollars pour rien… Sans compter la banque des BRICS, la dédollarisation, l’UE qui tangue, la poussée russe au Moyen-Orient, la perte ou l’éloignement d’alliés traditionnels (Philippines, Israël, Egypte, Irak, Arabie saoudite même). N’en jetez plus ! Guère étonnant que Zbig veuille jeter l’éponge…

Un an avant sa mort, l’éminence grise publie un dernier texte en forme de testament. Derrière les éléments de langage d’usage, notamment russophobes, et quelques énormités (« la pression démographique chinoise » qui constituerait un danger pour Moscou), on sent un désenchantement certain.

Les Etats-Unis ne sont plus la grande puissance impériale planétaire, la Russie et la Chine sont revenues dans la course et n’en partiront plus, l’Europe est un trou noir et le monde musulman devient de plus en plus violent. Aussi convient-il de travailler à une nouvelle architecture internationale où seront alliés à des degrés divers Washington, Moscou et Pékin pour contrer les flambées de violence moyen-orientales et établir une certaine sécurité globale.

Dans la bouche de celui qui a grandement favorisé en Afghanistan l’essor de l’islamisme transnational, moqué le danger djihadiste et oeuvré sans relâche à l’affaiblissement voire à la désintégration de la Russie, ces mots sont un incroyable constat d’échec. La négation d’une vie impériale…

chroniquedugrandjeu.com

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