Le texte du Juge Cuno Tarfusser (8, fin)

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I. Le fait que la Chambre d’appel n’a pas liberé M. Gbagbo et M. Blé Goudé

117. Il serait également inhabituel de décrire l’évolution de la situation devant la Chambre d’appel à la suite de la décision orale d’acquittement et de la part de celle-ci. Comme celui qui le défendait depuis plus de deux ans à l’égard de M. Gbagbo, j’avais également salué la libération inconditionnelle de Laurent Gbagbo et de Charles Blé Goudé à l’époque. Je ne pouvais pas imaginer que la Chambre d’appel transformerait une telle libération en une libération conditionnelle dans le cadre d’un régime très restrictif. Pour M. Blé Goudé, ce régime, aggravé par l’incapacité de la Cour à obtenir une coopération significative de la part des autorités néerlandaises, a eu pour conséquence qu’il a été confiné dans un lieu ferme, à un cout exorbitant pour la Cour, dans une situation d' »assignation à résidence » comparable, sinon pratiquement équivalente, au maintien en détention, qui se poursuit toujours.

On ne peut manquer de remarquer l’incohérence intrinsèque de la décision de la Chambre d’appel (et je tiens à préciser que je ne fais référence qu’à la section entre la page 21 et la page 30, les 21 premières pages étant des résumés inutiles et longs des arguments des parties). La décision déclare solennellement que le maintien en détention conformément à l’article 81 3 c) i) du Statut  » doit être limité à des situations véritablement exceptionnelles  » et  » ne peut être qu’un dernier recours « , car elle réaffirme le principe selon lequel la détention  » est et doit rester exceptionnelle « , d’autant plus vis-à-vis d’un individu acquitté sur le fond ; elle reprend même des décisions internes des hautes juridictions qui affirment l’incompatibilité des restrictions à la liberté d’une personne acquittée et des droits humains fondamentaux. Toutefois, toutes ces considérations sont balayées par les déclarations ultérieures selon lesquelles, compte tenu du fait que le Procureur n’a demandé qu’une  » libération sous conditions « , le pouvoir d’imposer de telles conditions doit être considéré comme implicite et inhérent au pouvoir d’imposer une détention prolongée.

Au lieu de l’exigence de circonstances exceptionnelles, énoncée à l’article 81 3 c) du Statut, le critère permettant de déterminer si l’imposition de conditions à la libération d’une personne acquittée consisterait en l’existence de  » circonstances impérieuses « , une exigence supplémentaire différente qui, bien que ne figurant pas dans la disposition, devrait être évaluée en tenant particulièrement compte de l’existence  » d’un risque de fuite qui pourrait être limité par des conditions  » .

118. Cette conclusion revient à renverser le caractère exceptionnel de la restriction de liberté. En effet, quiconque connaît la jurisprudence de la Cour en matière de mise en liberté reconnaîtra les formules généralement et systématiquement utilisées pour le rejet des demandes de mise en liberté provisoire des accusés en attente de jugement, telles que la gravité des charges, la peine potentiellement lourde, l’existence d’un réseau de supporters et de moyens pour les inciter à fuir ; tous ces facteurs avaient en effet été invoqués tant par les juges d’appel que par mes collègues juges constituant la majorité de la Chambre, comme justifiant la détention de M. Gbagbo malgré son âge, son état de santé et sa durée totale de détention.

119. La Chambre d’appel n’a pas un mot à dire pour expliquer pourquoi, alors que le pouvoir actuel d’imposer le maintien en détention d’une personne acquittée est statutairement subordonné à l’existence de circonstances exceptionnelles, cette exigence ne s’appliquerait pas au pouvoir d’imposer la libération avec des conditions qui, selon la Chambre d’appel, lui seraient  » accessoires  » et qui découlent par déduction. La Chambre d’appel estime qu’il est adéquat et suffisant d’étayer sa conclusion (qui va au cœur d’une disposition antérieure – et dans les principales conclusions – définie comme nécessitant une interprétation stricte et rigoureuse en raison de sa nature exceptionnelle) en déclarant simplement qu' »il n’est pas nécessaire « 431.

120. Sur plusieurs autres aspects cruciaux, la Chambre d’appel reste silencieuse :

i. la pertinence de telles formules par rapport au statut radicalement différent d’une personne acquittée ;

ii. la manière dont le fait de ne pas tenir compte d’une exigence qui n’est prévue ni dans les textes statutaires ni dans la jurisprudence antérieure, que ce soit par la Chambre d’appel elle-même ou par d’autres tribunaux, pourrait constituer  » une erreur de droit  » de la Chambre de première instance ;

iii. le fait que, tant que le raisonnement complet est en suspens, la Chambre de première instance (dans une décision qui pourrait bien être définitive, puisque le Procureur a indiqué de manière responsable qu’une décision quant à savoir si la décision sur le fond sera portée en appel ne sera prise que lorsque les parties auront été pleinement informées du raisonnement de la Chambre432) a déjà précisé que le motif ultime de l’acquittement est que le témoignage du Procureur, dans son ensemble et malgré son volume, est extrêmement faible ;

iv. la raison pour laquelle la protection de l’intégrité des procédures (potentielles) de recours pourrait ou devrait prévaloir sur le droit à la liberté individuelle en tant que droit fondamental de la personne, ainsi que la raison pour laquelle l’engagement solennel de retourner au siège de la Cour si et lorsque demandé, signé par M. Gbagbo et M. Blé Goudé et leurs conseils respectifs serait sans objet.

121. Ce faisant, la Chambre d’appel semble ignorer que, selon une jurisprudence bien établie en matière de droits de l’homme (largement citée dans mes trois opinions dissidentes sur les décisions de la majorité rejetant la demande de mise en liberté provisoire de M. Gbagbo adoptée lors de ce procès), la distinction entre privation et restriction de liberté est  » simplement une distinction de degré ou d’intensité, et non de nature ou de fond « 434 ; par conséquent, toute restriction à la liberté individuelle, et pas seulement celle qui consiste en la détention, est exceptionnelle et doit être justifiée, notamment en démontrant l’existence d' »indications claires d’un véritable intérêt public qui l’emportent sur le droit de l’individu à la libre circulation ». Il oublie également que, si des mesures restrictives peuvent également être imposées à une personne acquittée, étant donné que « l’acquittement ne prive pas nécessairement cette personne de tout fondement », il doit toutefois exister un scénario dans lequel « les preuves concrètes recueillies au procès, bien qu’insuffisantes pour obtenir une condamnation, peuvent néanmoins justifier une crainte raisonnable que la personne concernée puisse à l’avenir commettre des infractions pénales ». Dans le même ordre d’idées, étant donné qu’un soupçon raisonnable que la personne accusée a pu effectivement commettre l’infraction constitue la garantie essentielle contre l’arbitraire dans toutes les questions concernant la liberté individuelle, il doit y avoir  » des faits ou des informations qui satisferaient un observateur objectif que la personne concernée a pu commettre une infraction « 437 ; puisque les changements de circonstances peuvent comprendre  » des changements dans la nature ou la qualité des preuves qui se révèlent « , il paraît évident que l’émergence progressive de la faiblesse des preuves apportées contre l’accusé ne saurait conduire, sans en rendre les restrictions de liberté individuelle moins justifiées.

122. Plus frappant encore, la Chambre d’appel semble ignorer sa propre jurisprudence récente : pas plus tard qu’en mars 2018, lorsqu’elle a statué sur la décision de la Chambre de première instance VII de suspendre l’exécution d’une peine d’emprisonnement en dépit de l’absence d’une disposition spécifique à cet effet dans le cadre législatif, la Chambre d’appel a rappelé que, dans le cadre juridique de la Cour, Les  » pouvoirs inhérents  » devraient être invoqués de manière très restrictive et, en principe, uniquement en ce qui concerne les questions de procédure « , et que  » lorsqu’une question est réglementée par la source première du droit de la Cour, il n’y a « […] aucune possibilité pour les chambres de se prévaloir des  » pouvoirs inhérents  » pour combler des lacunes inexistantes « . Moins d’un an plus tard, la Chambre d’appel semble avoir renié cette position dans une affaire aussi sensible que le droit personnel à la liberté où, le cas échéant, l’interprétation restrictive et la prudence sont et devraient être la norme. Il est également préoccupant, ou devrait l’être, que la Chambre d’appel, en violation d’un principe fondamental du droit pénal, semble accepter et favoriser le recours aux pouvoirs inhérents uniquement au détriment (in malam partem), et non au profit de l’accusé (in bonam partem). Dans ce contexte, le fait que la Cour n’ait jusqu’à présent pu obtenir la coopération d’aucun État en ce qui concerne la libération de M. Blé Goudé n’est pas une surprise.

123. Il s’agit à mon avis d’une décision malheureuse, d’autant plus grave que les parties ne disposent d’aucun recours pour la faire rectifier, ce qui, en tant que tel, pourrait devenir un « précédent ».

J. Considérations finales

124. Tout ce qui précède n’enlève rien à la compassion que j’ai ressentie en entendant parler des terribles souffrances endurées par les ivoiriens de toutes allégeances politiques, origines ethniques ou croyances religieuses, tant à Abidjan que dans d’autres parties du pays au cours de son histoire récente et pendant la période trouble de la crise post-électorale en particulier ; du sort des familles qui ont appris et parfois vu leurs proches être tués, violés, blessés ou autrement blessés. Bien que je compatisse à leur douleur et à leur chagrin et que je sois conscient des conséquences durables de ces traumatismes sur leur vie quotidienne, il demeure de mon devoir de ne pas laisser ce genre de compassion interférer avec mes obligations professionnelles et éthiques en tant que l’un des juges chargés de juger cette affaire. Il n’appartient pas à un procès pénal de juger l’histoire d’un pays ou de contester les décisions politiques prises par son ou ses dirigeants ; il n’appartient pas non plus à un procès pénal de juger des responsabilités politiques ou de se ranger du côté de l’une ou l’autre des parties en conflit. Il appartient plutôt à tout procès pénal d’établir la responsabilité pénale des personnes que le Procureur a identifiées comme étant responsables de faits et de comportements présumés criminels. Cette constatation doit rester fondée exclusivement sur les éléments de preuve recueillis par le Procureur au cours de l’enquête et soumis à la Chambre. Si cette preuve est jugée insuffisante pour conclure que l’accusé est criminellement responsable, l’accusé doit être acquitté. C’est cela, et seulement cela, qui a été fait dans cette affaire.

Fait en français et en anglais, la version anglaise faisant foi.

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Juge Cuno Tarfusser
Fait ce 16 juillet 2019

A La Haye, Pays-Bas

Un grand merci à Jessica Traoré pour la traduction de l’intégralité du document qui a paru en anglais.