Le texte du Juge Cuno Tarfusser (7)
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105. Parmi beaucoup d’autres, un exemple ressort : le choix d’ignorer virtuellement et de rester substantiellement silencieux sur le rôle du Commando invisible : comme défini dans les Motifs, » le principal groupe armé opérant en opposition avec les FDS à Abobo « .
Dès les premiers témoignages, il est apparu progressivement que tout au long de la crise, Abidjan a vu des groupes lourdement armés (y compris des milliers de guerriers Dozo) non seulement s’opposer aux FDS (y compris avec des chars et d’autres armes lourdes), mais les attaquer activement, recourant systématiquement à des techniques comme le mélange avec la population civile et disparaître immédiatement après l’attaque357 (une technique que un témoin décrit comme » terroriste » 358 et une » non classique » : une première, en termes de défis rencontrés par l’armée ivoirienne ) ou d’attaque des convois des FDS non seulement dans le cadre d’opérations spécifiques visant à neutraliser leur menace, mais de façon régulière, avec différents types d’armes (dont des obus de mortiers), grâce aussi à la présence de personnes infiltrant les FDS et transmettant des informations, notamment à Abobo et dès le lendemain du second tour des élections ; tous ces éléments permettaient en soi de mettre au moins en doute le récit même de la campagne agressive, plutôt que défensive, menée par les FDS à Abidjan. Certains ont également indiqué que des chars de l’armée française ont également tiré sur le FDS. Lorsqu’il a déclaré que la présence de civils et la nécessité d’assurer au maximum leur protection était la raison même pour laquelle les FDS, qui ont été assiégés et se sont progressivement retirés dans le camp Commando, ont échoué dans leur mission de vaincre le Commando Invisible, le témoin P-0009 a fourni des informations spécifiques sur le contexte pertinent permettant de lire et interpréter correctement tous ces éléments ; comme l’a déclaré un autre témoin militaire, » on n’arrivait pas à pouvoir les vaincre, parce qu’ils utilisent des méthodes…. on n’avait pas la solution à ces… à ces… à ces méthodes-là’ .
106. Comme indiqué dans les Motifs, » la situation à Abidjan pendant la crise post-électorale était loin d’être sous le contrôle de M. Gbagbo. En particulier à Abobo, les forces de M. Gbagbo ont affronté un ou plusieurs opposants puissants et violents, qui ont expulsé les forces de l’ordre régulières et mené une guérilla urbaine contre le FDS. Les unités du FDS ont été fréquemment attaquées et un nombre important de membres du FDS ont été tués ou blessés. Dans le même temps, il semble que les forces militaires loyales à M. Ouattara approchaient d’Abidjan et étaient sur le point de lancer un assaut pour conquérir la ville ».
En outre, » les forces militaires régulières de la Côte d’Ivoire semblent avoir été relativement faibles et il semble y avoir eu un flux constant et croissant de désertions et d’actes de sabotage. Cette combinaison de l’insécurité persistante et de l’incapacité structurelle des forces de l’État à reprendre le contrôle de la situation semble avoir joué un rôle important dans la création des groupes et milices d’autodéfense « . Quant au rôle des troupes de l’ONU et des troupes françaises, comme le soulignent les Motifs, bien que formellement neutres, elles n’ont certainement pas été perçues de cette manière par M. Gbagbo et son régime. Il se peut fort bien que cette perception ait été erronée ou fallacieuse. Toutefois, il serait tout aussi incorrect et fallacieux de prétendre que la présence et le rôle de l’ONUCI et des forces militaires françaises n’ont rien à voir avec la manière dont M. Gbagbo et ses partisans voient la situation.
107. Le rôle du Commando invisible dans la destruction du récit du Procureur a été largement abordé dans les Motifs ; ce qui m’importe ici, c’est que c’est une erreur de décider de minimiser ou d’ignorer ce facteur.
108. Un autre exemple peut être trouvé dans le fait d’avoir largement ignoré les témoignages de ses propres témoins et documents selon lesquels des barrages routiers étaient érigés par les deux côtés de la fracture politique ( et même qu’ils avaient été la première méthode de choix adoptée par le Commando Invisible lui-même, avec l’incendie des pneus, et avant de commencer à attaquer les commissariats, en utilisant également des taxis communs comme points d’où ils tireraient sur les troupes de police ), au lieu d’être prétendument exclusivement déclenchés par la rhétorique de M. Blé Goudé, et pourrait être expliqué comme un effet de la psychose déclenchée dans toute la ville d’Abidjan par les nombreux décès . La Chambre a entendu des témoignages à l’effet que « [l]es Jeunes Patriotes n’avaient pas adopté de comportement standard apparent pour tenir les barrages routiers » ; que les barrages routiers n’étaient pas exclusifs du camp » pro-Gbagbo » et qu’ils étaient de plus en plus adoptés comme méthode pour s’opposer et empêcher la progression des convois du FDS. Le témoin P-0435 est allé jusqu’à dire que l’objectif ultime des barrages routiers était de s’assurer qu’aucune arme ou autre matière dangereuse ne serait dissimulée dans les véhicules, afin d’aider le FDS à mieux protéger la sécurité et la sûreté des personnes et des biens, par opposition au harcèlement ou à d’autres atteintes à ceux qui devaient les traverser. En outre, des documents ont été soumis montrant que les sections concernées de la FDS ont pris des mesures pour faire lever les barrages routiers non autorisés.
109. Je me souviens aussi des cas où l’existence même d’un cercle intérieur, en concurrence avec la chaîne de commandement institutionnelle ou en remplacement de celle-ci, telle qu’elle est définie dans les textes pertinents, a été niée, ou où le rôle de certains membres présumés du cercle intérieur a été minimisé ou exclu.
110. Les déclarations du témoin P-0009 étaient particulièrement éloquentes : il a indiqué que M. Blé Goudé n’a jamais assisté aux réunions avec M. Gbagbo et les généraux ; que certaines attitudes discutables de la Garde républicaine, le général en chef Dogbo Blé, reflétait simplement sa personnalité, au lieu d’être dictée par le Président ou le résultat de ses ordres ; que Mme Simone Gbagbo ne ferait que changer les civilités avec les généraux mais ne serait jamais présente aux réunions ; qu’elle a également fait du travail humanitaire en qualité de députée pour Abobo .
111. De même, le Procureur a ignoré les déclarations selon lesquelles, loin d’être piégé dans un mécanisme d’instructions prédéterminées, le haut commandement du FDS prenait ses décisions sur la base de l’évolution de la situation sur le terrain, dans un climat de respect mutuel et d’ouverture et en ayant toujours à l’esprit les responsabilités finales du FDS ; le déni explicite que la question de déclarer ou non Abobo zone de guerre pourrait avoir à voir avec autre chose que l’intention et l’objectif ultime d’assurer la protection de la population civile, au lieu d’être quelque chose qui aurait donné au FDS une autorisation générale d’agir sans aucune frontière ; le fait que la raison pour laquelle la déclaration n’a pas été faite était liée à la crainte de Laurent Gbagbo que cela puisse être perçu comme en contradiction avec ses déclarations selon lesquelles la Côte d’Ivoire n’est plus en proie à la guerre civile (une position qui pourrait être discutable en termes ou d’opportunité politique, mais qui ne pourrait guère être considérée comme une incitation ou une approbation quelconque d’une attaque contre la population civile) ; le caractère isolé de l’épisode de l’implication de Seka-Seka dans les réunions de l’état-major général, et le récit du témoin P-0010.
112. En outre, aucune réponse significative n’a été donnée à de nombreux éléments qui vont directement à l’encontre de la théorie du Procureur, notamment :
i. les dénégations explicites que Charles Blé Goudé n’avait jamais fait appel au recours aux massacres ou au pillage ;
ii. les déclarations comme l’existence de « rumeurs » contradictoires quant au lien présumé entre le discours de Blé Goudé au Barreau du Baron et les violences qui ont eu lieu ce même jour à Doukouré, dont certaines ont expressément lié les violences à une réaction contre les mots d’ordre envoyés par le camp de Ouattara ;
iii. le témoignage selon lequel M. Gbagbo avait la volonté de démanteler les groupes d’autodéfense en vue d’accroître les chances du processus de paix, et qu’il était personnellement impliqué dans des initiatives en faveur de ce démantèlement ;
iv. l’affirmation selon laquelle les Jeunes Patriotes sont apparus comme une forme de résistance et d’opposition « les mains nues » à la rébellion de 2000 ;
vi. la preuve démontrant que le Commando Invisible s’est également livré au recrutement de mercenaires.
113. De même, les points suivants ont été ignorés :
i. de nombreuses mises en garde à l’effet qu’il faut être prudent lorsqu’on attribue un comportement quelconque à un » mercenaire « , puisque non seulement des milices et des mercenaires sont recrutés par les deux camps, mais aussi qu’il serait impossible de distinguer entre » le mercenaire en tenue et un soldat en tenue » ; une conclusion d’autant plus cruciale que de nombreux éléments de preuve au dossier montrent que des uniformes, ou des éléments d’uniformes officiels, ont été volés et sont donc portés par des individus qui n’y ont pas droit, ou que des rebelles en uniforme circulent dans des véhicules portant l’insigne CECOS407 ;
ii. le refus de toute forme d’intégration ou même de collaboration entre le FDS, d’une part, et les jeunes ou les groupes d’autodéfense408, d’autre part ; comme souligné et détaillé dans les motifs, « [l]es preuves présentées par le Procureur en relation avec des actes présumés de collaboration du jeune avec le FDS n’indiquent pas que cette collaboration était motivée par une stratégie globale organisée. Au lieu de cela, il semble qu’il y ait eu un certain nombre de cas où des arrangements ad hoc ou de dernière minute ont été mis en place « 409 ;
iii. le rôle joué par la panique pure410, engendrée par le climat généralisé de violence et d’insécurité, dans certains des épisodes de violence qui ont fait des victimes ;
iv. le témoignage selon lequel (un nombre négligeable) de mercenaires libériens se seraient retrouvés à Abidjan par hasard et le déni qui aurait reçu de l’argent de Laurent Gbagbo ou de son gouvernement, encore moins pour les faire combattre de leur côté, et encore moins pendant ou en relation avec la crise de 2011411 ;
v. Le témoin P-0009 avait lui-même autorisé l’utilisation des mortiers au sein de l’armée ivoirienne, le fait que l’autorisation de les utiliser était implicite dans le fait d’avoir réquisitionné l’armée (qui » vient avec ses moyens « 412) et les circonstances (limitées à deux, et avec des justifications clairement spécifiques et détaillées dans le cadre de la stratégie pour déplacer le Commando invisible) ainsi que les précautions qui lui avaient valu de les faire sortir ;
vi. les considérations parfaitement plausibles en ce qui concerne les principes hiérarchiques stricts qui régissent les relations dans l’armée, et l’ombre qui en découlerait pour la crédibilité même de certains des témoignages les plus apparemment » incriminants » ;
vii. le fait que, dûment informé (ex post) de l’utilisation de mortiers par l’armée, le Président aurait simplement, de manière responsable, demandé plus d’informations sur les détails ( et l’absence de toute indication à cet effet, et à l’appui d’une conclusion, que cette utilisation aurait été faite conformément aux ordres du Président, qui comprendraient une détermination à attaquer la population, voire le mépris du sort des victimes éventuelles de cet usage) ;
viii. la déclaration lapidaire du témoin P-0009 quant à l’impossibilité de relier la crise post-électorale au processus entamé avec les événements de 2002 ;
ix. les nombreux témoignages selon lesquels l’armée ivoirienne était aussi diverse socialement et ethniquement que la société ivoirienne dans son ensemble, tout simplement trop écrasante pour être contredite par ces quelques témoignages où un témoin a déclaré, sur la base de sa propre « déduction pure » et en l’absence de toute indication objective à cet effet, avoir été écarté par sa hiérarchie du fait de son origine dioula ;
x. les preuves montrant que des marches organisées, soutenues par l’opposition ou liées d’une autre manière à l’opposition ont été régulièrement autorisées pendant toute la durée d’Abidjan et de la crise.
114. Si l’on devait lire le mémoire du procès sans avoir suivi les audiences, on n’aurait aucune idée de la preuve mentionnée au paragraphe précédent, que ce soit parce qu’elle n’est pas mentionnée ou parce que, lorsqu’elle l’est, elle se révèle privée de son sens réel, extraite du contexte pertinent : là encore, quelques exemples suffiront pour illustrer ce point. La partie consacrée à Simone Gbagbo, qui est censée être un membre clé du Cercle Intérieur, ne fait référence qu’aux actes et conduites parfaitement légitimes et de nature politique, auxquels s’attend un représentant (rencontre de personnes, convocation de réunions – dont certaines impliquant » plus de 150 personnes « , analyse de l’efficacité et des lacunes des actions politiques, expression des opinions sur les affaires courantes) ainsi qu’à un cahier que le Procureur appelle l’agenda de Simone Gbagbo. Même si l’on laisse de côté la remise en question de l’authenticité de la défense, il convient de noter que, dans un document de plus de 56 pages rempli de commentaires neutres et légitimes, le Procureur ne peut identifier qu’une poignée de phrases où l’on peut trouver un faible écho de la théorie de la cause du Procureur. Cet écho cesse cependant d’être entendu dès l’instant où l’on examine ces mêmes phrases à la lumière de la position de Simone Gbagbo non seulement en tant qu’épouse du Président de la République mais aussi en tant que représentante de la commune d’Abobo, ainsi que des autres preuves au dossier. Ces autres éléments de preuve, examinés en détail dans les Motifs, conduiraient à constater que les FDS étaient de plus en plus attaquées par différents groupes lourdement armés, ce qui rendrait leur défense sans armes réelles totalement vaine ; le fait que les FDS manquaient de personnel et de ressources, ce qui rend plausible pour eux le recours à l’aide de » mercenaires » dans les zones où ils estimaient que leur présence sur le terrain serait particulièrement faible.
115. Dans un autre exemple frappant, on pourrait croire que le témoin P-0010 aurait en quelque sorte confirmé l’idée que l’aide de camp de Simone Gbagbo, le commandant Seka Seka Seka, était l’un des membres éminents du Cercle intérieur : ce serait, me semble-t-il, la seule raison de lier le témoignage de P-0010 à la déclaration selon laquelle Seka Seka Seka était » l’un des loyaux officiers du FDS qui sont restés aux côtés de Gbagbo jusqu’à son arrestation le 11 avril » et que son » grade de commandant en faisait un officier supérieur « . Cependant, lorsqu’on regarde les témoignages cités en référence, la seule chose que l’on trouve est le récit du témoin P-0010 de l’épisode auquel Seka-Seka a demandé à assister et à prendre la parole lors d’une réunion des hauts généraux de l’Etat major ; comme l’explique le témoin P-0010, cette demande a provoqué un débat entre généraux, et l’irritation de quelques-uns d’eux lorsque la majorité a décidé de lui donner la parole pour dix minutes, compte tenu, entre autres, de la contradiction du règlement général du Secrétariat, des traditions et des pratiques. Au contraire, cette partie du témoignage jette une ombre sur de larges pans de la théorie de l’Accusation, en particulier sur l’idée d’une » structure parallèle » tout- puissante, à laquelle Seka Seka Seka n’appartiendrait pour aucune autre raison que ses liens ethniques et personnels avec le couple présidentiel, capable de mettre de côté les hauts échelons de l’armée ivoirienne en fonction des besoins : d’une part, P-0010 ne cache pas son irritation personnelle à l’égard du chef d’état-major pour cette décision (et rend ainsi beaucoup plus difficile de suivre le Procureur dans son image proposée du Cercle Intérieur comme un bloc monolithique d’extrémistes pro-Gbagbo) ; de l’autre, et par la même occasion, P0010 porte également un coup à l’idée même d’un Cercle Intérieur retranché sur une position drastique et extrémiste, confirmant l’ouverture de principe de l’Etat major à écouter quiconque aurait pu nourrir des idées utiles pour trouver une issue à la crise.
116. Je conclurai par une note sur le calendrier anticipé de cette affaire : le 7 octobre 2011, quatre jours après que le CPT I eut rendu une décision autorisant l’enquête, le personnel du BdP menait déjà des entretiens à Abidjan ; les actes d’enquête, y compris les premiers contacts avec des témoins clés, étaient antérieurs à l’autorisation. Les circonstances entourant la procédure de confirmation des charges et les changements dans la majorité qui détermineraient que l’affaire passe au procès, en dépit d’une forte dissidence (et, a posteriori, prophétique), étaient aussi, à mon avis, inhabituelles.
Traduction Jessica Traoré