La Thora et la Prophétie


1. La prophétie de Moché comparée à celle des autres prophètes

2. Vision limpide et vision non limpide

3. Éternité et temporalité

4. Les devoirs moraux et la législation

5. Vue globale et vue partielle de la Thora

6. “Le sage est plus grand que le prophète”

6.1. Lumière permanente et éclairs furtifs

6.2. Connaissance intellectuelle globale et vision personnelle subjective

6.3. L’intellect et l’imagination

7. Les prophètes : après la Thora et à son service

8. Les sages : en l’absence des prophètes

9. Moché notre maître est vivant


1. La prophétie de Moché comparée à celle des autres prophètes

Et aucun autre prophète ne s’est levé en Israël comme Moché, que l’Éternel connaissait en vis-à-vis.  [Deutéronome 34, 10]

Le Rambam, dans son décompte des principes de la foi et de leurs fondements, écrit :

Et le septième principe – la prophétie de Moché notre maître, que la paix soit sur lui – est le suivant : nous croyons qu’il est le père de tous les prophètes qui furent avant lui et qui se levèrent après lui ; tous lui sont inférieurs. Et il fut le sommet de tout le genre humain, en ce qu’il saisit la pensée divine plus que ne la saisit ou ne la saisira tout être humain ayant existé ou à venir.  [Introduction au septième chapitre du traité Sanhédrin (chapitre Heleq) ; voir aussi  les Lois sur les Fondements de la Thora, ch. 7]

Pourquoi est-il important d’insister sur le fait que jamais ne se lèvera un autre prophète comme Moché ? Parce que s’il advenait un autre prophète plus grand que lui, il pourrait apporter des changements à la Thora. Or ceci n’est pas possible, car la Thora est éternelle, et la prophétie de Moché l’est donc aussi. Aucune autre ne peut la surpasser.

Moché n’est pas seulement le plus grand des prophètes, il est aussi différent de tous les autres prophètes. On emploie le même terme de prophète pour qualifier Moché et les autres prophètes parce que nous n’en avons pas d’autre à notre disposition, c’est pourquoi il n’y a pas d’appellation spécifique pour la prophétie de Moché [Rambam, Guide des Égarés II, 35]. Mais nous devons savoir que la différence entre la prophétie de Moché et celle des autres prophètes n’est pas moindre que la différence entre un prophète et quelqu’un qui ne l’est pas. 

2. Vision limpide et vision non limpide

Moché voit dans une vision limpide, alors que la vision des autres prophètes n’est pas aussi limpide [Yébamot 49b]. Bien sûr, la vision des autres prophètes est assez claire pour ne pas laisser place au doute. Il est évident par exemple que si Abraham avait eu le moindre doute sur la révélation de l’Éternel qui lui était adressée, il n’aurait jamais accédé à l’ordre d’offrir son fils en sacrifice [Rambam, Guide des Égarés III, 24]. Mais cependant la vision de Moché était plus nette sans aucune commune mesure. C’est pourquoi le prophète Isaïe dit :

[Littéralement :] J’aurais vu l’Éternel. [Car le passé du verbe voir est exprimé ici au moyen du mode inaccompli, transformé en passé par la conjonction ‘vav’ – NdT – Isaïe 6, 1]

C’est-à-dire qu’il pensait Le voir, et qu’il ne L’a pas vu. Alors que Moché notre maître dit :

Car l’homme ne peut pas Me voir et vivre. [Exode 33, 20]

[Exprimé au présent :] du fait qu’il regarde dans une vision limpide, il sait qu’il ne Le voit pas [Yébamot ibid., Rachi].

La Thora de Moché, qui est la vision de Moché, est claire, exhaustive, détaillée et précise, elle convient à toutes les générations et elle est adaptée à toutes les situations. La Thora est l’âme du monde, et elle a précédé le monde [Midrach Berechit Raba 1]. Elle est le plan directeur du monde, son but et sa signification. Le plan directeur du monde : puisque le monde a l’obligation d’arriver à sa destination finale, la Thora est sa loi intérieure. La vision de Moché notre maître s’étend sur tout : les principes généraux comme les détails, les temps, les lieux et les situations.

3. Éternité et temporalité

La prophétie de Moché est appelée ‘Thora’, et la prophétie des autres prophètes est appelée ‘paroles reçues’ :

La Thora a été donnée pour toutes les générations, alors que pour les prophètes on ne parle que de ‘réception’ parce que toutes leurs prophéties ont été reçues par inspiration sainte selon les besoins du moment, de la génération et de l’action en cours.  [Rachi sur ‘Houlin 137a]

La Thora est un enseignement, une manière de penser, une vérité absolue, éternelle et inamovible [Rav Kook, ‘Olat Réaïa II, pp.459-460]. Quant à la prophétie, elle n’a été reçue que dans des situations spécifiques, pour des générations ou des temps particuliers. Elle a le caractère d’un ‘enseignement temporaire’, de directives exceptionnelles. La Thora a autorisé les prophètes à donner des directives temporaires,  mêmes contraires à la Thora, à l’exception de l’idolâtrie [Rambam, Lois sur les Fondements de la Thora 9, 3]. C’est ainsi que le prophète Élie construisit un autel sur le Mont Carmel à une époque où les sacrifices sur les hauts-lieux étaient interdits [Sanhédrin 89, 2], bien entendu dans le but de renforcer la Thora. C’est pour nous une chose admise que les Patriarches ont observé la Thora [Yoma 28b], et cependant nous voyons qu’ils l’ont parfois transgressée, comme par exemple Yaakov notre père quand il épousa deux sœurs et quand il édifia une stèle [Genèse 28, 18], ou comme ‘Amram quand il épousa sa tante Yokhébed [Exode 2, 1 ; Sota 12a]. Comment cela est-il possible ? C’est qu’ils n’ont pas appliqué la Thora en tant que ‘Thora’, mais en tant que ‘prophétie’, et que dans la prophétie il y a des ‘directives temporaires’ adaptées à des situations particulières.

D’innombrables prophéties ont été données et prononcées, car il y avait dans le peuple d’Israël une foule de prophètes, deux fois comme le nombre des sortants d’Égypte ! Mais tout ce qu’on prophétisé ces prophètes n’a pas été écrit ni inclus dans la Bible. N’a été retenu que ce qui était nécessaire aux générations à venir [Méguila 14a], ce qui avait une signification au-delà de l’époque. La prophétie telle qu’elle qu’elle se présente a toujours un contexte temporel, mais il se peut que des situations similaires se reproduisent dans les générations futures, c’est pourquoi :

Toute prophétie qui sera utile aux générations futures a été écrite, [Méguila, ibid.]

pour qu’on en tire les leçons dans une situation semblable. Mais cela ne change pas la nature des choses : la Thora est éternelle, la prophétie est liée à son époque.

4. Les devoirs moraux et la législation

Moché ‘voit’ dans une vision limpide. Sa vision discerne les plus petits détails, et sa prophétie se met au niveau des prescriptions pratiques les plus précises. Quant aux prophètes, ils voient dans une vision qui n’est pas aussi limpide. Leur regard cerne les grandes choses, et ils prophétisent sur les thèmes généraux de la morale et de la justice ; mais ils ne distinguent pas suffisamment comment les grands principes se subdivisent et se ramifient en fibres aussi fines qu’un cheveu, à l’échelle où ils sont pris en compte par la halakha.

Les chrétiens repoussent la Thora parce que les devoirs y sont trop précisément délimités à leur goût : ceci est ‘interdit’ et ceci est ‘permis’. C’est pourquoi ils dédaignent les mitsvot, alors que les prophètes trouvent grâce à leurs yeux parce qu’ils parlent de manière générale :

Recherchez la justice, rendez le bonheur à l’opprimé.  [Isaïe 1, 7]

C’est un devoir moral dont les contours ne sont pas définis, qu’il est possible d’interpréter de toute sortes de manières et qui n’oblige à aucun acte précis. Alors que la Thora de Moché comprend à la fois les grands principes et les obligations pratiques dans leurs moindres détails. 

5. Vue globale et vue partielle de la Thora 

Chaque sage d’Israël voit la Thora de son point de vue, selon sa compréhension. Tous les sages étudient la Thora, et la Thora façonne leur mode de pensée, mais chacun a sa propre compréhension de la Thora. C’est pourquoi il existe des controverses : chaque sage voit les choses d’une manière différente, avec ses propres lunettes. Où se situe la vérité de la Thora ? Chez celui-ci ou chez celui-là ? La réponse est qu’elle est chez tous. 

L’une et l’autre sont des paroles du Dieu vivant.  [‘Irouvim 13b]

On doit étudier les enseignements de tous les sages : ceux qui rendent pur et ceux qui rendent impur, ceux qui innocentent et ceux condamnent, ceux qui permettent et ceux qui interdisent. Chacun d’eux représente une variante de la Thora, et il faut les combiner toutes.

Mais Moché notre maître ne représente pas une variante particulière. Il est tout à la fois. Il n’y a pas le point de vue de Moché et un autre point de vue. Celui qui ne partage pas son avis se trouve à l’extérieur de la Thora, comme Korah’ et sa faction, que la terre a engloutis [Exode 16]. Moché représente l’ensemble de toute la Thora.

Dans toute ma maison c’est le plus digne de confiance.  [Nombres 12, 7 ; Rav Kook, Orot Hathora 1, 1]

Tout ce qu’un étudiant chevronné peut dire un jour devant son maître, tout cela a été dit à Moché depuis le Mont Sinaï.  [Midrach Vayikra Raba 22, 1 ; Nida 45a ; Berakhot 5a]

Dans la Thora, tout est ramification ou extension des paroles de Moché notre maître. Nos sages racontent que Moché demanda au Maître du monde de lui montrer Rabbi Akiba, qui expliquait toutes les halakhot dans leurs moindres détails et dans tous leurs foisonnements. Le Saint-Béni-Soit-Il dit à Moché : “Reviens sur tes pas; il alla s’asseoir au fond de huit rangées d’élèves qui siégeaient devant Rabbi Akiba, et il ne comprenait rien à ce qu’ils disaient. Moché sentit ses forces décliner. Comme il arrivait à un certain point de son discours, les élèves demandèrent à Rabbi Akiba : “Rabbi, d’où tenez-vous cela ?” Il répondit : “Cette halakha fut donnée à Moché au Sinaï”. Alors Moché se sentit soulagé [Menahot 29b]. Autrement dit, tout est contenu dans la Thora de Moché. Les choses ont été dites à Moché de façon générale, et Rabbi Akiba et les sages de toutes les générations développent ses paroles dans les détails, et dévoilent ce qui s’y trouve caché [Maharal, Tiféret Israël, §63].

Les prophètes ne font pas d’élèves au sens habituel du terme. Un homme est prophète ou il ne l’est pas. Mais Moché notre maître a des élèves, qui renouvellent ses enseignements de l’intérieur. Ses enseignements sont éternels, et leur portée est tellement générale que les élèves y trouvent la possibilité de les poursuivre. Chaque génération a ses problèmes nouveaux et ses situations nouvelles dont Moché n’a pas parlé, et plus le temps passe plus le nombre de nouveaux problèmes s’accroît. À tous ces problèmes il y a une solution contenue dans la Thora, car la Thora est une ‘théorie’ divine globale, destinée à faire réussir l’humanité toute entière, toutes les nations, toutes les familles, tous les individus de tous les temps, dans tous les lieux et dans toutes les situations. Ceux qui se consacrent à la Thora sont tous les continuateurs de Moché notre maître. Ils appliquent ses enseignements à toutes les situations nouvelles, en les approfondissant, en les élargissant et en les subdivisant. Chaque sage porte le nom de Moché :

Moché, tu as très bien répondu !  [Chabbat 110b]

– c’est un ‘petit Moché’, comme une étincelle de Moché notre maître.

6. “Le sage est plus grand que le prophète”

Les sages, qui sont les élèves de Moché notre maître, sont d’un certain point de vue plus grands que les prophètes. Comment cela est-il possible ?

Il est vrai que le prophète est dans une très grande proximité du Maître du monde, il entend les paroles de l’Éternel, et pas seulement quand Dieu se dévoile à lui en particulier pour lui délivrer une prophétie, mais même quand Il se dévoile à un autre prophète. Il entend les paroles transmises à tous les prophètes :

Car l’Éternel-Dieu ne fait rien sans avoir dévoilé son secret à ses serviteurs les prophètes.  [Amos 3, 7]

Tous se trouvent au niveau de pouvoir entendre les paroles divines.

Quant au sage, n’est-il pas arrivé au niveau de la parole divine ? À la vérité il l’est, mais [d’une autre manière :] un sage de la Thora est un élève de Moché notre maître, c’est un petit élément de quelque chose de très grand, et nous voyons que même la prophétie dépend de la sagesse :

Soit : “Nous acquerrons un cœur de sagesse” ; soit : “Le prophète, cœur de sagesse”.  [Psaumes 90, 12]

Et qui dépend de qui ? Je dirai : le plus petit dépend du plus grand [Baba Batra 12a ; Rav Kook, Orot p.120] ; la sagesse est donc plus grande que la prophétie.

Reste à préciser en quoi :

Le sage est plus grand que le prophète.  [Baba Batra 12a ; Rav Kook, Orot, Zeronim 2, p.120]

6.1. Lumière permanente et éclairs furtifs

Il est dit dans le Zohar que les sages sont plus grands que les prophètes en tout temps. En effet, tantôt les prophètes sont habités par l’inspiration sainte et tantôt ils ne le sont pas, alors que l’inspiration sainte ne s’écarte jamais des sages, ne fût-ce qu’un instant, car ils ont connaissance de l’ordre des choses sans avoir besoin d’un dévoilement prophétique. S’il n’y avait pas les sages, les hommes ne connaîtraient ni la Thora, ni les mitsvot du Maître du monde, et l’esprit de l’homme ne serait pas différent de celui de la bête [Zohar Chemot 6, 2]. La prophétie est sublime mais elle n’est pas permanente. La prophétie est comme un éclair, comme une explosion de lumière au sein de l’âme. Tantôt les éclairs se succèdent, tantôt beaucoup de temps les sépare [Rambam, Introduction au Guide des Égarés ; Rav Kook, Orot Hakodech I, p.186]. Quand un prophète reçoit une prophétie, il tombe à la renverse [Rambam, Lois des Fondements de la Thora 7, 2], il est consumé de l’intérieur :

Ma magnificence se renverse sur moi en annihilation.  [Daniel 10, 8]

C’est comme un courant à haute tension qu’on fait passer dans un appareil de faible capacité, ce qui provoque son explosion. Le prophète est forcé ou séduit [voir Jérémie 20, 7]. Il a besoin de sortir de lui-même pour recevoir la prophétie, de se dépouiller de sa corporalité [voir Choulhan Aroukh, Orah’ Haïm 98, 1]. Il est impossible que cela continue tout le temps. C’est justement parce que la prophétie est sublime, parce qu’elle est transcendante à l’homme, qu’elle ne peut pas être permanente.

À l’opposé de la prophétie, la lumière de la sagesse, la lumière de la Thora, n’a pas la puissance des éclairs et des explosions. C’est une lumière douce et modeste, mais c’est une lumière permanente. Elle est faite pour celui qui médite la Thora jour et nuit :

Médite ton amour pour elle sans cesse !  [Proverbes 5, 19]

Pour lui, la lumière de la Thora est tendre, douce et éternelle, dans toutes les situations.

La prophétie est donc plus élevée et plus sublime, mais elle n’est pas continue. Quant à la Thora des sages, c’est un dévoilement divin de niveau inférieur, mais continu.

6.2. Connaissance intellectuelle globale et vision personnelle subjective

Il est dit dans le Zohar que ceux qui consacrent leurs efforts à la Thora se tiennent en-haut, dans un endroit qui s’appelle ‘Tiféret’ [=’magnificence’], et que les prophètes se trouvent en-bas, dans un endroit qui s’appelle ‘Netsah vé-Hod’ [=’éternité et splendeur’]. Par conséquent, ceux qui consacrent leurs efforts à la Thora ont l’avantage sur les prophètes, ils leur sont supérieurs [Zohar parachat Tsav 35, 1]. Comment pouvons-nous comprendre que les sages sont supérieurs aux prophètes ? – C’est que les prophètes parlent de ce qu’ils ont vu et rencontré dans leur réalité à eux, alors que les sages ne suivent pas leur propre personnelle, mais celle de la Thora de Moché notre maître, en s’appuyant sur ses enseignements. C’est pourquoi ils ont une approche plus globale, et ils sont plus grands.

À quoi la chose ressemble-t-elle ? À un astronaute qui s’est posé sur la lune, et qui nous raconte de là-bas ce que voient ses yeux de la réalité à laquelle il est confronté. Alors vient un autre homme qui n’a jamais été là-haut, et qui lui aussi nous raconte dans les moindres détails ce qui se trouve sur la lune. D’où le sait-il ? Il a un livre d’astronomie. Avec l’aide du livre, il sait des choses que l’astronaute ne peut pas voir. Et à partir de ce qu’il a appris dans les livres, ce savant pourra dire aussi ce qui se passe sur le soleil, là où aucun astronaute ne pourra jamais aller.

Le prophète a été dans des régions spirituelles que le sage n’a jamais fréquentées. Mais le sage connaît des lieux et arrive à des connaissances que le prophète ne peut pas atteindre [Zohar, parachat Tsav 35, 1 ; Maharal, Discours de Chabbat Chouva p.4 ; Guevourot Hachem, Introduction 1 ; Tiféret Israël chap.57].

Le prophète était là, et il a vu réellement. Là, le Maître du monde s’est révélé à lui à ce sujet. C’est le prophète lui-même qui a entendu et saisi ces choses sublimes, qui s’est élevé jusqu’à ces niveaux suprêmes, lui-même, et non à l’aide d’un livre. Quant au sage, il n’était ni là, ni ailleurs, mais il est arrivé par sa compréhension abstraite à des régions que le prophète ne peut atteindre. Il y a des niveaux élevés que le prophète ne peut pas saisir, mais que les sages connaissent par la force des connaissances qu’ils ont reçues de Moché notre maître. Par exemple, nos sages enseignent :

Tous les prophètes ont prophétisé sur les jours du Messie, mais quant au monde à venir, “aucun œil n’a vu, Dieu, à part toi, ce qui sera fait pour celui qui l’attend”. [Berakhot 34b ; Isaïe 64, 3, d’après André Chouraqui]

Même l’œil des prophètes, qui voit très loin, ne voit pas ce qui est attendu dans le monde à venir. Et pourtant, la Guemara pose dans la suite la question : qu’est-ce que “Aucun œil n’a vu” ? Autrement dit, quelles sont ces choses que l’œil n’a pas vu, même pas l’œil des prophètes ? Et la Guemara continue : “C’est ‘le vin vieux’, c’est ‘l’Éden’”. C’est-à-dire que les sages nous expliquent quelles sont ces choses que les prophètes n’ont pas vues, en vertu de la sagesse et de la tradition reçues de Moché du Sinaï. L’œil de Moché notre maître voit beaucoup plus loin que celui des prophètes, jusqu’à l’infini, jusqu’à la fin des temps ; il voit des mondes plus élevés, plus lointains et plus secrets que l’œil des prophètes ne peut apercevoir. Les sages ont reçu de Moché notre maître des connaissances qui s’étendent jusqu’à ces mondes supérieurs et secrets. Les sages ‘savent’, les prophètes ‘voient’. Il n’y a pas à comparer la connaissance du prophète avec celle du sage, de même qu’il n’y a pas à comparer la présence sur la lune avec la lecture d’un livre sur la lune, ou l’ascension des montagnes de l’Himalaya pendant quatre mois avec le visionnage d’un film sur le même sujet pendant un quart d’heure. Le prophète ‘voit’ : à partir d’une montée en sainteté et d’un lien étroit avec le Maître du monde, il arrive à capter la parole divine. Le sage ne fait que ‘savoir’, ce n’est pas à partir d’une élévation sublime qu’il atteint la connaissance, mais à partir de l’étude, l’étude des concepts de la Thora. Et en partant de la Thora de Moché il arrive, par son intelligence et par ses connaissances, à des mondes secrets auxquels seul Moché notre maître est arrivé, à l’exclusion des autres prophètes.

6.3. L’intellect et l’imagination

Le prophète ‘voit’ au moyen de l’imagination :

Et au moyen des prophètes j’activerais l’imagination ?!  [Osée 12, 11]

Bien-entendu, il s’agit d’un imaginaire sublime et non pas enfantin. Quant à la Thora et à la sagesse de nos sages, elle passe par l’intellect. L’intellect est plus précis que l’imagination. L’imagination, toute sublime et véridique qu’elle puisse être, ne peut pas être aussi précise que la Thora. Le Zohar affirme : “Et au moyen des prophètes j’activerais l’imagination” – c’est la vision qui n’est pas limpide [Zohar, parachat Bo 42, 2]. Bien sûr, l’imagination des prophètes est plus lumineuse et plus limpide que notre intellect, mais malgré tout elle est moins claire que la vision limpide de la sagesse de Moché. La prophétie de Moché est une sagesse qui surpasse la prophétie, et de ce fait elle est beaucoup plus claire. Chez les élèves de Moché notre maître, qui consacrent toute leur énergie à la Thora pendant toute leur vie, et qui sont constamment saisis par son amour, les enseignements sont plus clairs que les paroles des prophètes.

7. Les prophètes : après la Thora et à son service

Le niveau de la prophétie est inférieur au niveau de la Thora. La prophétie est venue après la Thora, et elle n’a fait que se joindre à elle. Le dernier des prophètes, Malachie, clôt la prophétie par ces mots :

Rappelez-vous la Thora de Moché mon serviteur.  [Malachie 3, 22]

La prophétie n’est qu’un rappel de la Thora, un rappel pour les hommes qui l’ont oubliée. S’il n’y avait pas eu cet oubli, les prophètes n’auraient pas prophétisé :

Car dans la grande sagesse, il y a une grande colère.  [L’Ecclésiaste 1, 18]

Toute la sagesse et les paroles des prophètes ne sont venues que par la colère du Saint-Béni-Soit-Il envers Israël. C’est à cause de leurs fautes que des prophètes leur ont été envoyés pour les réprimander. Si nous n’avions pas commis de fautes, il ne nous aurait été donné que les cinq livres de la Thora, avec en plus seulement le livre de Josué, qui traite de la conquête et de la prise de possession de la Terre d’Israël [Nedarim 22b].

En de rares occasions, les prophètes reçoivent des ordres divins qui vont à l’encontre des lois de la Thora. Mais ils ne procèdent ainsi qu’en vertu de la capacité que leur a donnée la Thora, de changer des mitsvot particulières dans des situations d’urgence, à titre temporaire et dans le but de préserver la mise en œuvre de la Thora dans son ensemble.

Les Chrétiens nous ont ‘volé’ la Thora et les prophètes, et ils ont inversé l’ordre ; ils ont mis les prophètes au-dessus de la Thora. Pourtant la Thora précède les prophètes et elle leur est supérieure. Tous les prophètes étaient aussi des Grands de la Thora au plus haut niveau, qui recevaient la Thora orale et qui présidaient les tribunaux rabbiniques dans leur génération [Rambam, Introduction au Michné Thora]. La sagesse [de la Thora] est le noyau fondamental de la prophétie :

‘Nous acquerrons’ un cœur de sagesse / ou : / ‘le prophète’, cœur de sagesse.  [Psaumes 90, 12]

La prophétie vient sur un fondement de sagesse.

8. Les sages : en l’absence des prophètes

De nos jours, où il n’y a pas de prophètes, et nous puisons la vie [spirituelle] de la sagesse des Talmidé Hakhamim. Car :

Le sage est plus grand que le prophète,  (…) depuis que le Temple a été détruit, la prophétie a été enlevée aux prophètes et elle a été donnée aux sages.  [Baba Batra 12a ; Rav Kook, Orot, Zeronim 2, p.120]

Et plus précisément :

Bien qu’elle ait été enlevée aux prophètes, elle n’a pas été enlevée aux sages. [Ibid.]

Les sages saisissent par leur sagesse ce que les prophètes ont saisi par leur prophétie. 

Mais cette saisie n’atteint pas le même niveau suprême de sainteté et de proximité divine, ni la même puissance que la prophétie. L’arrêt de la prophétie est une maladie, c’est une infirmité terrible pour Israël [Rav Kook, Orot, Orot Israël 9, 7, p. 171]. Un homme qui avait la chance de rencontrer un prophète devenait un autre homme [Samuel I 10, 6], alors qu’un homme qui se trouve dans le voisinage des sages ne se transforme pas si rapidement. C’est petit à petit, au long des années, par le moyen de longues études, qu’un changement peut se produire, comme

Les eaux de Siloé au cours paisible.  [Isaïe 8, 6 ; Rav Kook, Orot, Israël Outehiyato 24, p. 41]

Les prophètes nous manquent énormément. La vie semble parfois tellement desséchée sans eux. Le mouvement de la hassidout a voulu ranimer l’influence de la spiritualité sur le peuple d’une manière qui ressemble à la prophétie par l’identification à la personne du ‘Rabbi’, une personne de grande envergure possédant un éclat personnel, et faisant des miracles [Rav Kook, Maamaré Haréaïa, Derekh Hatehiya pp.4-9]. Quand les Grands de la Thora eurent connaissance de ce phénomène, ils furent saisis de tremblements et de frayeur mortelle. Un prophète est un prophète. Être comme un prophète, c’est dangereux. L’espace de la Thora ne peut se rétrécir aux dimensions du domaine privé d’un seul homme, aussi grand soit-il. Les sages de la Thora ont violemment critiqué la voie du hassidisme, et ils ont frappé ses tenants d’anathème ! C’est peut-être grâce à leur intransigeance que la hassidout ne s’est pas détournée du chemin de la Thora, qui est la voie obligée pour le peuple d’Israël [Ibid. pp.6-7].

9. Moché notre maître est vivant

Toute la force des sages de la génération est puisée chez Moché notre maître. Aucun prophète comme lui n’a existé ni n’existera, et il n’y a même aucun besoin qu’il en existe un comme lui, car il est ici avec nous. Il est éternel. Il existe dans ce monde, comme on l’apprend du verset :

“Te voici reposer avec tes pères, et se lèvera…” [Deutéronome 31, 16] – De là une allusion à la résurrection des morts.  [Sanhedrin 90b]

Moché notre maître est mort semble-t-il, c’est ce qui est écrit. Mais où est sa sépulture ? Personne ne le sait.

Et personne n’a connu sa sépulture.  [Deutéronome 34, 6]

Autrement dit, il est vivant [voir Sota 13b ; Midrach Kohélet Raba 9]. Son esprit vit en nous. L’esprit de Moché notre maître se perpétue de génération en génération chez ceux qui se consacrent à la Thora [Rav Kook, Olat Réaïa II p.491]. Un atome de Moché est ici, un autre là, et dans le futur à venir se rassembleront tous les atomes de cette âme immense, et l’âme de Moché notre maître apparaîtra de nouveau dans le monde. 

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