La bataille Franco-nigériane autour de l’ECO: prémices du nouvel ordre post multilatéralisme ?

Comme nous l’avons répété dans nos précédentes publications, la création de l’ECO version Macron-Ouattara, dont l’annonce a été faite le 21 décembre 2019 à Abidjan entre les deux Chefs des Etats français et ivoirien, est un coup bien dirigé contre le Nigéria et la CEDEAO dans son ensemble. Nous en avons donné les raisons à la fois économiques et politiques. Il est inutile de revenir sur ces raisons dans la présente réflexion.

La question essentielle était de savoir comment le Nigéria allait réagir devant une telle attaque frontale venant de la France, sa concurrente directe dans la sous-région. Dans une série de Tweets publiés le 23 juin dernier, le Président du Nigéria a répliqué, dans un langage très peu diplomatique, à ce qui s’apparente pour lui à une trahison de la zone UEMOA, qui a décidé de s’acoquiner avec l’ancienne puissance coloniale pour couper l’herbe sous le pied des autres membres de la CEDEAO dans leur approche commune de création de la monnaie unique baptisée ECO. En effet, après avoir relevé que le remplacement mutatis mutandis du CFA par l’ECO effectué par les pays de l’UEMOA lui « donne un sentiment de malaise », le Président Buhari assène que : « il est inquiétant qu’un peuple avec lequel nous souhaitons nous associer prenne des mesures importantes sans nous faire confiance pour en discuter ». Pour le Président Buhari, la situation est claire. Dans l’espace CEDEAO, il y a deux peuples différents. Nul n’a besoin d’expertise en art divinatoire pour comprendre que le Président nigérian désigne d’un côté le « peuple du CFA » et de l’autre le « peuple non CFA ». La perception unitaire de l’espace CEDEAO vient ainsi de voler en éclat. C’est justement à ce niveau que la bataille autour de la question de l’ECO devient plus symbolique comparée aux nouveaux enjeux géostratégiques qui se jouent en Afrique depuis l’élection de Trump aux Etats Unis et la sortie de l’Angleterre de l’Europe. Le multilatéralisme de l’après soviétisme est en train de mourir. La pandémie du Covid-19 ne fait que précipiter cette mort. En lieu et place émerge à nouveau l’ordre d’avant deuxième guerre mondiale. Il se décline suivant un aspect pyramidal qui place au sommet les Etats-Unis en Superpuissance militaro-économique engagée en guerre contre la Chine que la mondialisation a érigée, en moins d’un quart de siècle, en une puissance économique et peut-être même militaire. Ensuite viennent les puissances secondaires occidentales et la Russie, talonnées par des puissances émergentes comme le Brésil, l’Inde, la Turquie toujours nostalgique de son passé impérial glorieux (l’Empire Ottoman).

Or, il n’existe de puissance sans rayon de domination quelle que soit la forme que prend celle-ci. Quand l’on observe l’emplacement de chacune des puissances secondaires et émergentes, il est aisé de constater qu’elles sont présentes sur tous les continents sauf en Afrique. Cela place évidemment le continent sans défense et au centre de toutes les batailles de prédations. En 2018, le télescopage diplomatique en Afrique entre Angela Merkel et la Theresa May, toutes les deux en voyage de prospection à l’image des premiers conquistadors, illustrait déjà la reprise des hostilités impérialistes sur le continent noir. Dans une telle bataille, la France, qui se situe dans la catégorie des puissances secondaires, veut au moins sauver ce qui lui reste sur le continent : son pré-carré. Elle y dispose de moyens solides qui sont ses bases militaires et sa monnaie. Malheureusement, son plan est sérieusement contrecarré par le projet d’intégration économique et monétaire de la CEDEAO surtout qu’il pourrait, à terme, permettre au Nigéria d’affirmer une position de leadership régional dommageable pour les intérêts français. Casser ce projet devient dès lors un enjeu vital pour la France au nom des enjeux géostratégiques. Elle dispose pour ce faire d’atouts majeurs. Elle a un pion sûr qu’elle a fabriqué, formaté, et modelé à cette fin depuis plusieurs décennies. Elle a violé tous les codes de décence pour le placer en 2011 à la tête de son Etat-relai le plus important dans la zone de la CEDEAO, malheureusement, avec la complicité très active du Nigéria. C’est un partenaire sûr. En engageant la réforme du CFA, sous la poussée de la pression d’une opinion africaine qui se bonifie grâce à l’accès facile à l’information et aidée par les positions progressistes d’une partie de la classe politique française, la France a joué avec doigtée pour aboutir au résultat qu’elle s’est fixé : soit avoir l’entièreté de la zone CEDEAO sous son contrôle grâce à sa monnaie, soit, à défaut, la désintégrer pour sauvegarder son espace, butin de son passé colonial.

Dans tous les cas de figure, avec l’affaiblissement du multilatéralisme, la France veut encore avoir la maitrise sur son domaine africain à défaut de l’agrandir. Elle sent la pression dans son dos. Ces amis d’hier qui acceptaient de lui accorder la primauté en Afrique, dans le cadre multilatéral, lui contestent ouvertement cette primauté. C’est ce qu’il faut comprendre de la guéguerre franco-italienne sur les questions africaines de ces dernières années.

Sur le premier moyen de son action dans l’espace CEDEAO, la France a été aidée par le caractère trop caricatural de la lutte contre le CFA. En effet, celle-ci a souvent mis l’accent sur les aspects visibles et répulsifs du scandale au détriment de l’essence même de celui-ci. Avec la correction de ces aspects visibles du scandale qui, du reste n’ont manifestement aucune incidence sur le dispositif du FCA, la France espère pouvoir vendre sa monnaie aux autres membres de la CEDEAO. En effet, la classe moyenne, nouvelle bourgeoisie compradore nourrie très souvent par l’argent de la corruption et de toutes les formes de trafics, qui émerge dans cette zone ne verrait pas d’un mauvais œil l’extension du CFA qui sécurise ses richesses et les protège contre la trop grande volatilité et l’incertitude des monnaies locales. C’est une approche subtile très bien élaborée. Susciter des centres d’intérêts locaux qui agissent en joint-venture avec les centres d’intérêts des puissances étrangères, parfois contre les intérêts vitaux des populations locales, est une expertise avérée de l’impérialisme depuis l’esclavage. Le seul obstacle au succès de ce moyen réside dans le fait que cette classe moyenne est rejetée par la masse de la misère qui, grâce au moyens de communication globalisants, a aussi accès à l’information. Ladite classe ne peut donc pas porter ouvertement et publiquement un tel projet sans soulever le courroux de l’écrasante majorité de la misère. C’est pourquoi, selon des sources crédibles venant de leur propre intérieur, certains cercles d’affinités ésotériques ou simplement économiques essaient de porter ce projet français de l’ECO élargi à la CEDEAO en douceur.

Le second moyen d’action de la France reste la désintégration de la zone CEDEAO qui lui laisserait le champ libre dans son ancien Empire Ouest Africain et certainement de l’Afrique Centrale où elle a très peu d’adversité endogène. C’est en cela que la dernière sortie du Président Buhari fait peur. La colère, fût-elle légitime, est toujours mauvaise conseillère. La désagrégation des ensembles sous-régionaux ou régionaux en construction sur le continent sera la pire des solutions. Elle livrerait le continent en pâture, sans âme, aux divers conquérants, anciens comme nouveaux. Le désaccord entre créanciers sur le traitement de la dette africaine dans le cadre des mesures économiques de lutte contre le Covid-19 annonce un ordre nouveau qui risque d’être plus difficile pour le continent africain si celui-ci n’agit pas en front uni. Plus jamais, les questions essentielles qui touchent les intérêts géostratégiques directs des puissances conquérantes opérant en Afrique ne se règleront dans un cadre multilatéral.

Les Américains n’accepteront plus d’annulation de dettes qui servira finalement les intérêts chinois. Ceux-ci aussi n’accepteront pas une remise de créances qui profitera à la France dans le cadre du C2D etc. Chacun des débiteurs voudra faire de l’annulation de la dette une forme de création de monnaie à son avantage. En effet, en annulant leurs créances, les créanciers créent une nouvelle marge de financement des importations des débiteurs africains. Chacun des créanciers, dans un contexte de forte concurrence, voudra que cette marge de financement profite à ses exportations vers le débiteur déchargé de sa dette.

Au total, il est impératif de trouver une parade au problème posé par l’ECO Macron-Ouattara pour sauver la CEDEAO. Il faut remplacer, dans une phase transitoire, l’idée de la monnaie unique par celle de la monnaie commune. Ainsi, dans les échanges intracommunautaires, l’on utiliserait la monnaie commune et dans les échanges avec l’extérieur, les devises traditionnelles continueraient de servir pour les importations de chaque pays ou groupe de pays pendant une période probatoire. Un délai de 5 ans peut être donné pour juger de l’impact de la monnaie commune sur l’intégration économique sous-régionale. Pendant ce temps, la CEDEAO devra travailler à réorienter son économie vers la satisfaction des besoins primaires des populations. C’est cette transformation de son économie, suivant le schéma que nous avons décrit dans nos précédentes publications sur la question, que l’avènement de la monnaie unique pourra prospérer. Une monnaie unique dans une zone économique non intégrée et de surcroît ayant une économie extravertie est un leurre.

Le succès d’une telle approche repose sur l’avènement d’une classe politique très progressiste ayant une conscience souverainiste africaine non corruptible. Il ne faut pas se le cacher, la position de la France dans les élections ivoiriennes de 2020 sera forcément déterminée par la question de l’ECO. Et elle ne s’arrêtera pas à la Côte d’Ivoire. La Guinée Conakry et bien d’autres pays d’expression française pourraient bien focaliser sur eux une attention particulière de la France. C’est de bonne guerre. Il appartient au Nigéria de jouer le rôle qui est logiquement le sien dans l’avènement de cette classe politique, à condition bien sûr que le géant africain lui-même, n’agisse pas en prête-nom de d’autres puissances extérieures. Toute chose qui fragiliserait alors sa position vis-à-vis des classes politiques progressistes.
Justin Katinan KONE
Ancien ministre
Administrateur des services financiers de classe exceptionnelle
Vice-Président du FPI chargé de l’Economie et des Finances
1er Vice-Président de l’EDS