Être juif en Russie aujourd’hui

Anton Podgaiko/TASS
Les juifs russes sont désormais libres de prier, mais des années de statut semi-illégal ont laissé des traces. L’oppression et l’isolement de leur culture ont-ils servi à unir les juifs russes à l’époque soviétique? Et comment leurs enfants vivent-ils aujourd’hui leur judaïsme?

Chaque printemps, de jeunes rabbins et des étudiants de yeshiva (ndlr :écoles talmudiques) se rendent dans différentes villes russes ne possédant pas de rabbins. Leur objectif : diriger le séder, un repas rituel festif qui célèbre la Pâque, la fête de la liberté commémorant l’exode d’Égypte. Le séder a lieu deux fois – le premier et le deuxième soir de la Pâque.(ndlr : vrai en diaspora, mais en Israël on ne célèbre que le séder du 1er soir)

 Oui, on ne trouve pas de rabbins dans toutes les villes – c’est une particularité de la communauté juive de Russie, qui la distingue de celle d’autres pays.

« À New York, d’une part, il existe une communauté juive orthodoxe massive ; de l’autre, un petit nombre de personnes vont à la synagogue, mais elles ne sont pas orthodoxes. En Russie, c’est l’inverse », a déclaré Boroukh Gorine, responsable des relations publiques de la Fédération des communautés juives de Russie.

« La plupart des juifs en Russie se sont éloignés des traditions judaïques et cette tendance est également reconnaissable dans les pays post-communistes tels que la Hongrie ou la Pologne; mais c’est peu commun pour l’Europe, où une communauté juive doit être orthodoxe, sinon elle s’assimile et se meurt », a déclaré Gorine, ajoutant que 90% des membres des communautés juives russes étaient des personnes non religieuses, vivant souvent dans des mariages mixtes. 

De plus, il n’y a pas de « quartier juif » dans les villes russes. Au lieu de cela, il existe une petite communauté juive d’environ 1 000 personnes dans presque toutes les villes, souvent sans synagogue. La raison en est l’histoire particulière des juifs en Russie.

Matsa illégale et «religion de l’Holocauste»

 

Après la révolution, l’Eglise orthodoxe, qui avait elle-même été interdite, a cessé de promouvoir l’antisémitisme. Mais il y avait aussi un antisémitisme « économique » : on voyait beaucoup de juifs dans l’élite soviétique et on pensait qu’ils occupaient les meilleurs emplois. C’était la raison la plus commune des attitudes antisémites soviétiques, explique Boroukh Gorine.

Beaucoup de gens ont même essayé de dissimuler leurs racines juives, ce qui a encore une fois empêché la formation d’une communauté. Le judaïsme, en général, n’était pas le bienvenu parce que c’était une religion. Il n’y avait pas de place dans le nouvel ordre pour les yéshivas, qui étaient interdites. En conséquence, les juifs soviétiques ne pouvaient ni enseigner, ni apprendre l’hébreu de manière systématique. Même le pain juif traditionnel (ndlr :pain azyme, sans levain), « matsa », essentiel à la célébration de la Pâque, était vendu sous le comptoir à l’époque soviétique. Sans surprise, c’est précisément ce qui a permis aux Juifs de rester unis en période de répression.

« Je pense que s’il n’y avait pas eu d’antisémitisme en URSS, il n’y aurait plus de juifs. Nous ne nous sentirions pas différents des autres », déclare Anna Rouss, poète de Kazan (à 450 km de Moscou). Boroukh Gorine est du même avis : « L’antisémitisme a empêché les juifs non orthodoxes de s’assimiler pendant la période soviétique. Ils étaient unis par des problèmes communs d’emploi et d’éducation. De plus, beaucoup de gens se sentaient juifs en signe de solidarité avec ceux qui ont péri dans les années 1930 et 1940, ce qu’on appelle la « religion de l’Holocauste » ».

« Mon arrière-arrière-grand-mère a péri à Kiev pendant la guerre, et non pas à Babi Yar [un ravin de Kiev qui a été le théâtre de massacres commis par les forces allemandes pendant la Seconde Guerre mondiale]. Ce sont ses plus aimables voisins qui l’ont jetée dans la cage d’escalier, a déclaré Irina, une femme juive d’âge mûr de Moscou. Comment pouvez-vous oublier que vous êtes juif quand vous savez une chose pareille ? »

Rester ou partir?

« L’antisémitisme a encore augmenté dans certains pays européens, a déclaré Gorine. Mais en Russie, étonnamment, c’est plus sûr pour les juifs que presque partout ailleurs. Dans les grandes villes, les jeunes s’assimilent par eux-mêmes et non à cause de difficultés. Ils ne se sentent tout simplement pas juifs, jusqu’à ce que cela leur soit rappelé d’une manière positive (comme des voyages en Israël) ou négative ».

Au cours des années 1970, plus de 100 000 juifs soviétiques ont émigré en Israël. Après 1989, ce chiffre était supérieur à un million. Au même moment, des organisations telles que l’Agence juive pour Israël (HaSochnout haYehoudit) ou Hillel International ont commencé à promouvoir la culture juive en Russie.

« Le judaïsme est entré dans notre vie avec la Sochnout et Hillel au début des années 1990, se souvient Rouss. Habad ( ndlr: le mouvement Loubavitch) a commencé à nous envoyer des rabbins. J’ai entendu parler de l’Holocauste pour la première fois à l’âge de 13 ans, dans un camp de l’Agence Juive (ha Sochnut) ».

Gorine affirme que dans les années 1990, la plupart des juifs âgés de moins de 40 ans ont décidé de rester en Russie – ce sont leurs parents plus âgés qui sont partis. « C’était une période de grandes opportunités ici, les jeunes l’ont compris et sont restés. Le noyau de la communauté juive contemporaine est constitué de personnes qui étaient adolescentes lorsque l’Union s’est effondrée. Ils ont utilisé leurs opportunités au maximum ».

Mais Hillel et la Sochnut haYéhoudit n’ont pas propagé l’émigration comme objectif, dit Irina. « Nous devons maintenir notre vie juive ici, a-t-elle souligné. Même si une personne ne va pas à la synagogue tous les jours, elle a des liens avec le passé ».

Anna dit avoir peur d’émigrer à cause de la langue : « Je pensais que je perdrais tout dans une culture étrangère. Je n’avais même pas pensé au programme Naale. Et maintenant, je convaincs ma fille de l’essayer. Je pense que vous ne pouvez pas être juif sans traiter le judaïsme avec le plus grand respect ».

Histoire juive en Russie

À la fin du Moyen Âge, les populations juives d’Europe ont été persécutées par les princes locaux, y compris les Russes. A partir du règne de Casimir III Le Grand (1310 – 1370), les Juifs s’installèrent principalement en Pologne. Ils ne sont venus vivre sur le territoire russe que pendant le règne de Catherine la Grande, lorsque des parties de la Pologne (des terres appartenant maintenant à la Biélorussie, à l’Ukraine et à la Lituanie) ont été intégrées à l’empire russe.

Les juifs de Russie payaient deux fois plus d’impôts et avaient des droits civils limités. Mais les lois ne les ont pas empêchés de s’assimiler à la population en général. Les juifs russes n’ont ni organisé ni entretenu de communautés locales car ils craignaient l’antisémitisme, alimenté par l’Église orthodoxe russe. À la fin du XIXe siècle, plus de 5 millions de Juifs russes travaillaient principalement comme marchands ou artisans. En raison de l’antisémitisme croissant, les juifs ont commencé à émigrer de Russie, plus particulièrement aux États-Unis. La Révolution de 1917 a libéré des juifs russes. De nombreux membres du gouvernement provisoire puis du gouvernement soviétique étaient d’origine juive.
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