Deux ans après le début du procès Gbagbo, la parole est désormais à la défense

L’ancien président ivoirien Laurent Gbagbo, le 28 janvier 2016, lors d’une audience à la Cour pénale internationale de La Haye (Pays-Bas) © ICC-CPI

La première étape du procès de Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé devant la Cour pénale internationale (CPI) a pris fin le 19 janvier. Le procureur a bouclé la présentation de ses preuves contre l’ancien président ivoirien et son ex-ministre, accusés de crimes contre l’humanité commis suite à l’élection présidentielle de novembre 2010. La parole est désormais à la défense.

Hélène Yapo Etté aura été le 82e témoin de l’accusation appelé à la barre de la Cour pénale internationale (CPI) dans le procès contre Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé. Le 19 janvier, l’experte ivoirienne en médecine légale a évoqué des autopsies réalisées après la crise politique qui a enflammé la Côte d’Ivoire pendant cinq mois, suite à la présidentielle de novembre 2010, faisant, selon l’ONU, plus de 3 000 morts.

Son témoignage a fermé le ban des témoins de l’accusation entendus au cours des deux premières années de ce procès-fleuve. Au fil des mois, le substitut du procureur, Eric McDonald, a retiré une quarantaine de témoins de sa liste initiale, sans expliquer publiquement les raisons de sa démarche.

Sans le pragmatisme affiché du juge-président, le premier acte de ce procès aurait pu durer jusqu’à l’été 2019. L’Italien Cuno Tarfusser, a, sans relâche, écarté les questions évidentes, tenté de garder la main sur d’incessantes « parties de ping-pong » entre avocats et procureurs, et imploré sans cesse d’en rester aux faits.

Répression violente ou attaque délibérée de civils ?

Les faits reprochés à Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé reposent sur quatre événements clés : la répression d’une manifestation destinée à s’emparer de la Radiotélévision ivoirienne (RTI) le 16 décembre 2010, celle d’une marche de femmes à Abobo le 3 mars 2011 et le bombardement du quartier quinze jours plus tard, et les tueries dans le quartier de Yopougon le 12 avril, au lendemain de l’arrestation de Laurent Gbagbo dans la résidence présidentielle par les troupes d’Alassane Ouattara, avec le soutien décisif des forces françaises.

Mais dans cette affaire, le procureur doit, partie la plus difficile, prouver qu’il s’agit de « crimes contre l’humanité ». Il doit donc prouver que les meurtres, les viols et les actes inhumains qu’il reproche à l’ancien président ivoirien et au chef des Jeunes patriotes, ont été commis dans le cadre d’une « politique ». Selon le procureur, Laurent Gbagbo aurait, avec ses proches dont son coaccusé et son épouse, Simone Gbagbo – elle aussi poursuivie par la Cour mais jamais transférée à La Haye – élaboré un plan devant lui permettre de conserver le pouvoir, en ciblant des civils pro-Ouattara.

Victimes, experts, officiers supérieurs

De nombreuses victimes sont venues à La Haye, depuis deux ans, raconter la mort d’un proche ou leurs propres blessures. Un poissonnier, le patron de deux débits de boissons, un électricien, un camionneur, un couturier, un éducateur, d’autres civils, qui ont raconté à la barre la mort d’un frère sur la route de la RTI, le neveu devenu fou, la perte d’une fille à Abobo, dont le père n’a pu participer aux obsèques parce que « j’étais traumatisé, je n’arrivais pas… Je pensais au suicide » car « quand on bombarde votre enfant avec un char de combat, c’est atroce ».

Hormis les victimes, plusieurs membres du Rassemblement des républicains (RDR), le parti du pourfendeur de Laurent Gbagbo et actuel chef d’Etat Alassane Ouattara, sont venus à La Haye. Quelques experts se sont succédé à la barre, des journalistes, un représentant de Human Rights Watch et une employée de l’Onuci, la mission de l’ONU en Côte d’Ivoire. Au-delà de l’horreur décrite à la barre de la Cour, ces morts sont-elles le résultat d’une répression sanglante par les forces ivoiriennes, ou d’une « politique » ciblant délibérément les civils pro-Ouattara ? C’est l’une des questions clés de l’issue de ce procès.

Commandement parallèle ?

Selon la thèse du procureur, Laurent Gbagbo aurait, pour rester au pouvoir, ciblé des civils ivoiriens en mettant sur pied un réseau parallèle au sein des Forces de défense et de sécurité (FDS), qui regroupent armée, gendarmerie, police et milice pro-Gbagbo. Pour tenter de le démontrer, le substitut du procureur, Eric McDonald, a appelé plusieurs officiers supérieurs à la barre, dont le chef d’état-major, Philippe Mangou, le chef de la police, Brindou M’Bia, le chef des forces terrestres, Firmin Detho Letho, celui de la gendarmerie, Edouard Kassarate et le général Guai Bi Poin, le patron du Cecos, une cellule spéciale censée, à l’origine, lutter contre le grand banditisme.

Tous ont évoqué des forces – armée, gendarmerie, police – sans moyens matériels et humains, espionnées avec une facilité déconcertante, infiltrées – un sergent a raconté comment il avait trafiqué les véhicules blindés en mettant du sel dans leurs réservoirs – et acculées face à l’avancée des Forces nouvelles, les rebelles à l’origine de la tentative de coup d’Etat de septembre 2002 qui avait scindé la Côte d’Ivoire en deux. Face, aussi, au Commando invisible, un « ennemi » caché parmi la population.

En guise de commandement parallèle, les officiers supérieurs ont surtout réglé leurs comptes depuis La Haye, par témoignages interposés. Philippe Mangou a assuré que le Cecos était mieux armé, qu’il disposait d’armes de guerre. Le chef d’état-major a affirmé, comme d’autres, avoir demandé à Laurent Gbagbo de mettre un terme à la crise et d’accepter de remettre les clés du pays à celui qui lui a succédé, Alassane Ouattara, reconnu comme le vainqueur de l’élection par l’ONU.

Les décideurs politiques

A plusieurs étapes de leurs dépositions, les officiers ivoiriens ont rejeté la responsabilité des décisions sur les politiques. Ceux que le procureur décrit comme le cercle rapproché de Laurent Gbagbo. Mais les deux premières années de ce procès n’en disent pas beaucoup sur leur rôle, leurs interactions, la teneur de leurs décisions, ni si les ordres donnés visaient spécifiquement à tuer les civils pro-Ouattara. Et le substitut, Eric McDonald, n’a convoqué à la barre qu’une poignée d’acteurs politiques.

Plusieurs membres de ce cercle rapproché, tel que décrit par les témoins, anciens ministres et conseillers spéciaux de l’ancien chef d’Etat, ont été condamnés en Côte d’Ivoire à des peines de 10 à 20 ans de prison. A La Haye, beaucoup de témoins ont, au contraire, renforcé les thèses avancées par les avocats des deux accusés : celle d’un pouvoir en train de s’effondrer, ciblant les combattants des Forces nouvelles et du Commando invisible, pas les civils.

Depuis le début du procès, Laurent Gbagbo, souvent emmitouflé dans une écharpe nouée autour du cou, suit attentivement les débats, mais garde le silence tandis que ses avocats dénoncent inlassablement l’implication de la France dans sa chute. La parole est désormais à la défense. Les avocats peuvent appeler leurs propres témoins à la barre, ou décider d’en rester là et demander aux juges de rendre leur verdict. La question n’a pas encore été tranchée.
RFI.fr