CPI: le juge Henderson, 9 ème partie

  1. Nominations fondées sur l’appartenance ethnique et la loyauté personnelle

 

  1. Le Procureur a également allégué que, lorsqu’il est devenu Président de la Côte d’Ivoire en 2000, M. Gbagbo a nommé et promu des officiers supérieurs de la FDS sur la base de motifs ethniques ou religieux. Le Procureur se réfère en particulier à la nomination en 2000 de Faussignaux Gagbei Vagba au poste de commandant de la marine, à la nomination en 2000 de Brunot Dogbo Blé au poste de commandant de la Garde Républicaine, à la nomination en 2004 de Philippe Mangou au poste de chef d’état major et à la nomination de Rigobert Tohouri Dadi au poste de commandant de BASA et BASS.

Le Procureur fait également référence à la nomination de Boniface Kouakou Konan comme COMTHEATRE et de Jean-Noël Abéhi comme commandant du GEB.

  1. Les éléments de preuve invoqués par le Procureur à l’appui de ces allégations sont manifestement incapables de les étayer. Pas un seul témoin bien informé n’a affirmé que M. Gbagbo avait nommé ou promu des officiers militaires sur la base de considérations ethniques ou religieuses. Le Procureur n’a pas non plus présenté d’éléments de preuve montrant que, lorsque les personnes mentionnées ont été nommées ou promues, il existait d’autres candidats plus qualifiés d’origines ethniques ou religieuses différentes. En outre, le Procureur n’a pas présenté une vue d’ensemble complète de toutes les nominations et promotions aux hauts commandements militaires au cours de la période considérée. Il est donc impossible de savoir si les cas spécifiques auxquels il est fait référence, même s’ils sont vrais, étaient exceptionnels ou symptomatiques d’un phénomène plus large.

  1. De manière significative, rien n’indique non plus que les officiers en question aient été nommés ou promus sur l’insistance de M. Gbagbo ou de M. Blé Goudé. Gbagbo ou Blé Goudé n’est pas non plus intervenu pour bloquer la nomination ou la promotion des officiers en raison de leur origine ethnique ou religieuse. Le fait que M. Gbagbo ait signé les nominations formelles ou les promotions ne prouve pas qu’il a été personnellement impliqué dans la sélection des candidats, mais simplement qu’il a approuvé le candidat sélectionné.
  2. En tout état de cause, même s’il est vrai que M. Gbagbo a nommé et promu des officiers sur la base de leur loyauté perçue envers lui personnellement, le Procureur n’explique pas comment cela établit que ces officiers auraient donc été plus enclins à commettre des crimes contre des civils ou que c’est pour cette raison que M. Gbagbo les a choisis. Peu de dirigeants s’entourent délibérément d’aides supérieurs dont ils se méfient. C’est particulièrement vrai dans les situations de crise où le dirigeant craint pour sa survie politique. En conséquence, quels que soient le contenu et la qualité des éléments de preuve disponibles, il est difficile de voir comment cette allégation pourrait étayer l’allégation du Procureur selon laquelle il existe une politique visant à attaquer une population civile.
  3. Climat d’impunité

  1. Dans le mémoire de mi-procès, le Procureur a allégué que M. Gbagbo n’avait pas sanctionné la violence de la FDS et avait activement nié sa responsabilité, créant un  » climat d’impunité « . La répression violente s’est accompagnée de l’impunité de ses auteurs tout au long de la décennie du mandat du GBAGBO à la présidence. Ce climat d’impunité a envoyé un signal clair aux supérieurs hiérarchiques de ne pas punir leurs subordonnés pour les crimes commis contre des opposants politiques ; il a également donné à leurs subordonnés l’assurance qu’ils ne seraient pas punis pour ces crimes.

  1. Pour alléguer l’existence d’un climat d’impunité, le Procureur s’appuie sur les déclarations publiques du gouvernement par le biais des émissions et communiqués de presse de RTI, et sur l’échec présumé de la prévention et de la répression des crimes au sein de la FDS en général, ainsi que sur la réponse du gouvernement à certains incidents. Avant de déterminer si des mesures appropriées ont été prises et, dans la négative, s’il s’agit d’un manquement délibéré pouvant être lié à la politique alléguée, il est nécessaire d’examiner brièvement les éléments de preuve concernant le système judiciaire et disciplinaire en vigueur à l’époque pertinente pour la notification, les enquêtes et les poursuites concernant les crimes, puis l’analyse portera sur la reconnaissance publique ou non par le gouvernement des crimes allégués. Enfin, les incidents spécifiques qui démontreraient le climat d’impunité seront analysés.

  1. Avant de passer à l’appréciation des preuves, il convient de distinguer l’impunité pour les crimes commis contre la population civile en général et les crimes commis contre des civils perçus comme soutenant M. Ouattara. Selon les allégations, le climat d’impunité concernait spécifiquement les crimes contre des individus qui auraient soutenu M. Ouattara et qui n’ont pas fait l’objet d’enquêtes et/ou de poursuites suffisantes. Il s’agit également du fait que l’accusé nie avoir commis de tels crimes ou en nier la responsabilité. C’est la raison pour laquelle il est entendu que ces allégations ne se réfèrent pas à un climat général d’impunité qui touche aussi bien les partisans de M. Ouattara que ceux de M. Gbagbo.

  1. a) Mécanisme de sanctions disponible

  1. Le Procureur a allégué que le système judiciaire sous la direction de M. Gbagbo était caractérisé par  » le déni, suivi d’une reconnaissance progressive de certains aspects du crime, combinée à des dissimulations et des justifications, ce qui illustre un manque de volonté à punir les auteurs « . Les éléments de preuve versés au dossier indiquent qu’au cours de la période concernée par les accusations, il existait des systèmes opérationnels de notification et de sanctions au sein des FANCI, de la gendarmerie, de la police et du CECOS. Selon les textes législatifs soumis par le Procureur, il existe des règles régissant les questions de hiérarchie, de discipline et d’information au sein de l’armée, ainsi que des procédures disciplinaires au sein de la gendarmerie et de la police.382 En ce qui concerne les FANCI, le général Mangou a déclaré qu’il existait un manuel de discipline générale qui contient les devoirs et obligations de tous les soldats. Il a également décrit le mécanisme d’établissement de rapports pour l’imposition de sanctions disciplinaires au sein de l’armée.   Selon le général Mangou, il existe au sein du ministère de la défense un  » tribunal militaire ou cour militaire  » qui  » peut connaître de toutes les affaires relatives aux infractions commises par les soldats « . Il a ajouté que les dossiers pouvaient être transmis au Président pour évaluation,  » mais en général, les questions disciplinaires se terminent au bureau du ministre de la Défense « .386

  1. En ce qui concerne la gendarmerie, le général Kassaraté a déclaré qu' »en cas de violation, l’information va jusqu’au commandement supérieur, qui à son tour rend compte au ministre de la Défense et, en même temps, au procureur militaire qui est appelé le commissaire du gouvernement ». Selon le général Kassaraté, tout citoyen peut se rendre à la brigade de gendarmerie pour se présenter et ouvrir une enquête auprès du ministère public de la région. Il a ajouté que, sur réception d’informations concernant une infraction émanant d’un subordonné,  » nous l’étudions pour savoir si l’accusation est fondée ou non « . Outre le mécanisme de sanctions, on note que P-0330, le commandant de l’escadron Abobo de la gendarmerie pendant la crise post-électorale, a témoigné qu’il rapporterait à sa hiérarchie les incidents de civils blessés et que cela signifiait que  » à plusieurs reprises, le chef du PC nous a réunis et a imposé une certaine discipline quant au moment […] d’ouvrir ou non le feu « .

  1. En ce qui concerne les unités mixtes, le général Bi Poin a témoigné qu’il existait un mécanisme de rapport similaire à celui de l’armée au sein du CECOS. Selon le général Bi Poin, les membres de la population pourraient également signaler des  » lacunes dans le comportement  » des éléments du CECOS. En ce qui concerne les enquêtes sur les allégations d’inconduite de la part d’éléments du CECOS, le général Bi Poin a déclaré

que l’officier responsable de l’élément qui avait commis l’inconduite pouvait être chargé de mener l’enquête. Le général Bi Poin a également témoigné sur l’élaboration de rapports ordonnant des sanctions et leur ascension dans la hiérarchie. Selon le système en place, un officier supérieur pourrait  » ajuster, annuler, confirmer ou aggraver la sanction « , y compris  » réexaminer le dossier dans son ensemble « . Le général Bi Poin a ajouté qu’en matière d’infraction pénale, nous faisons bien sûr appel soit à un poste de police, soit à la gendarmerie nationale. Nous mettons nos hommes à la disposition de la brigade de gendarmerie ou du commissariat de police, et ils travaillent sous l’autorité du procureur national, car il y a deux procureurs à Abidjan, que ce soit Yopougon ou les autres communes d’Abidjan.397

  1. En ce qui concerne la police, il existe dans le dossier des documents contenant des informations sur les sanctions disciplinaires qui ont été infligées au sein de la police pendant la période considérée. Le document CIV-OTP-0045-1143 du 23 novembre 2010 contient notamment une directive du Directeur général de la Police nationale (DGPN) aux Directeurs généraux adjoints, Directeurs centraux, Préfets de police, Chefs de district, Commandants d’unité et Commissaires de police concernant l’établissement de rapports aux officiers supérieurs. Voici ce qu’on peut y lire

Quelle qu’en soit la nature, un rapport doit être fait à l’autorité supérieure, soit verbalement d’abord, soit par écrit ensuite. Lorsqu’un incident survient au cours d’une mission, le rapport doit être automatique et immédiat (…) En effet, on m’a souvent fait remarquer que cette règle fondamentale de discipline générale n’est pas respectée dans la chaîne de commandement. Le rapport est un acte de discipline ; j’invite donc les différents employés à planifier un rapport avant, pendant et après chaque mission. Le non-respect de cette directive expose le coupable à des sanctions.

  1. Certains documents contiennent des détails sur des incidents où des sanctions ont été signalées à des officiers supérieurs. Les documents CIV-OTP-0045-1289 et CIV-OTP-0045-0647 font état de la transmission de l’information dans la hiérarchie hiérarchique de la police. Il y a également des documents au dossier des années 2004 et 2007 qui contiennent une liste de cas individuels de mesures disciplinaires prises contre des membres de la police, dont certains ont été détachés auprès du CECOS.

  1. Au cours de son témoignage, l’Inspecteur général Bredou M’Bia a confirmé qu’il avait entendu parler d’incidents de violences sexuelles commises par des membres des forces de l’ordre pendant la crise post-électorale. Le témoin a indiqué que dans de tels cas, « [il] aurait pris les mesures nécessaires parce que si un policier violait quelqu’un, ce serait une infraction pour laquelle il serait puni ou pour laquelle une enquête serait menée selon le cas « . L’inspecteur général Bredou M’Bia a donné l’exemple d’un incident concernant un viol qui a eu lieu à la préfecture de police :  » Si je me souviens bien, il a été fait mention d’une jeune fille violée et j’ai demandé que l’officier de police qui l’a fait soit puni « .

  1. Il est également noté que le dossier contient un certain nombre de rapports de police et un rapport de gendarmerie qui font état de victimes civiles et identifient les acteurs étatiques comme les auteurs de ces actes.

  1. En résumé, il ressort du dossier que les différentes branches de la FDS disposaient de systèmes de signalement, d’enquête et de sanction des crimes. Malgré cela, suggère le Procureur, les crimes commis contre des partisans présumés ou réels des Ouattara n’ont pas été signalés avec exactitude au sein de la hiérarchie.

  1. cet égard, le témoin P-0347, un commandant de la Garde Républicaine, a témoigné qu’entre le premier et le deuxième tour des élections, ses subordonnés maltraiteraient les partisans du RHDP qui avaient été arrêtés par eux pour avoir causé la destruction de biens et des comportements similaires, mais il  » mettrait un terme à cela parce que[il] ne pensait pas que cela faisait partie de[leur] mission « . Le témoin a ajouté que  » chaque fois que ces jeunes qui avaient été des fauteurs de troubles étaient amenés à la base de Treichville, systématiquement[il] les envoyait au poste de police ou à la brigade de recherche, qui s’en occupait « . P-0347 a également témoigné qu’il  » exclurait  » (mettais à l’écart) ses subordonnés qui avaient infligé de tels mauvais traitements parce que  » c’était une période où la punition n’avait pas vraiment beaucoup d’effet « . P-0347 explique que

C’était l’environnement dans lequel nous travaillions, parce que lorsque j’ai adopté cette attitude à l’égard des jeunes qui ont été amenés à ma base, l’information a remonté la chaîne de commandement, pour ainsi dire, jusqu’à ma hiérarchie, puis on m’a dit que j’empêchais les hommes de subir ces mauvais traitements, pour ainsi dire je ne les aidais pas, pour ainsi dire. C’est donc la conclusion à laquelle ils sont arrivés. Donc, dans cet environnement, une punition n’irait nulle part parce que, en fait, mon supérieur direct disait que cela ne devrait pas se faire pendant cette période de temps et, eh bien, ils ne me faisaient pas déjà confiance. Je n’étais plus dans la chaîne de commandement. J’avais été mis sur la touche. Quelle autorité avais-je ?

  1. On a demandé à P- ce qu’il entendait par ne pas être  » de leur côté « , ce à quoi il a répondu qu’il faisait référence au fait de ne pas être du côté du général Dogbo Blé et de son chef d’état-major, le commandant Kipré.414 Il a en outre précisé qu’il avait décidé de ne pas sanctionner officiellement les subordonnés qui avaient commis les mauvais traitements puisqu’il avait lui-même été victime de certains comportements du général Dogbo Blé et savait quel type de commandant il était et aussi que le général Dogbo Blé pouvait annuler toute décision prise par P-.415 Selon P-0347, à la suite de cette  » information diffusée parmi les hommes  » et  » ils ont commencé à contester[son] autorité  » puisqu’il n’était  » pas aligné avec[son] chef hiérarchique « .416

  1. Il est à noter que les supérieurs de P-‘s semblent s’être déjà méfiés de lui avant la question de l’arrêt des mauvais traitements infligés aux détenus. P-0347 a témoigné que toute sanction risquait d’être inefficace parce qu’il considérait que, déjà pendant cette période, on ne lui faisait pas confiance et qu’il ne faisait effectivement plus partie de la chaîne de commandement. Néanmoins, sur la base du témoignage de P-0347, une chambre de première instance raisonnable pourrait conclure qu’au sein de la Garde Républicaine, il existait une certaine attitude de permissivité envers ce que P-0347 appelait  » les mauvais traitements  » des partisans du RHDP. Cependant, P-0347 a précisé que ce  » mauvais traitement  » signifiait que ses hommes  » leur donneraient des coups de pied, les gifleraient un peu « . On ne peut pas en déduire que la même attitude se serait appliquée à des mauvais traitements ou à des crimes plus graves. En outre, il convient également de rappeler que le témoin a expressément lié son évaluation selon laquelle l’imposition de sanctions aurait été futile à sa relation personnelle avec ses supérieurs immédiats plutôt qu’à toute croyance générale ou politique à l’échelle du FDS. A lui seul, le témoignage de P-0347 est donc insuffisant pour étayer la conclusion d’un climat d’impunité applicable à l’ensemble du FDS.

  1. Compte tenu de tout ce qui précède, les éléments de preuve n’indiquent pas qu’il existait une politique inhérente au système judiciaire ou à d’autres mécanismes de sanctions qui pourrait donner à penser que le système judiciaire était délibérément utilisé pour aider à la répression violente des opposants politiques. Toutefois, à la lumière de la conclusion qu’une attitude de permissivité à l’égard des mauvais traitements physiques existait au sein de la Garde Républicaine, l’analyse qui suit s’attachera à déterminer s’il existe d’autres preuves de non-déclaration ou de fausse déclaration qui pourraient indiquer l’existence d’un climat d’impunité.

  1. b) Reconnaissance des crimes

  1. Passant maintenant à la reconnaissance publique des incidents impliquant des victimes civiles, le Procureur allègue que M. Gbagbo a nié publiquement et à plusieurs reprises l’implication du FDS dans tout crime et que toutes les enquêtes qui ont été ouvertes se sont concentrées sur les victimes du FDS, à l’exclusion des autres groupes. A cet égard, il a été demandé au général Mangou si les communiqués des porte-parole de la FDS avaient été vérifiés par M. Gbagbo avant d’être libérés, ce à quoi le témoin a répondu qu’il savait que M. Gbagbo avait approuvé les communiqués de presse  » une ou deux fois seulement  » et a ajouté que la plupart du temps, ce sont  » le ministre de la Défense qui approuve[d] ». Le général Mangou a ajouté qu’il n’avait pas consulté M. Gbagbo sur la plupart des communiqués et que de tels échanges auraient lieu avec le ministre.

  1. Le témoin P-0048, ancien ministre des droits de l’homme de 2006 à 2007, a témoigné au sujet de ce qu’il considérait généralement comme une  » situation d’impunité permanente « 424 en Côte d’Ivoire. Selon P-, il n’y a  » jamais eu de communications officielles sur ces rapports[sur les violations des droits de l’homme] pour attirer l’attention du public sur les diverses idées contenues dans les rapports « .425 Selon lui,  » il n’y a jamais eu de discussion, même au Cabinet, de ces rapports, et on peut en dire autant pour presque tous les autres rapports en ce que

Lorsqu’on lui a demandé pourquoi ces rapports n’avaient jamais été diffusés au sein du Conseil des ministres, le document P-0048 a répondu que cela dépendait de la planification du secrétaire général.   Lorsqu’on lui a demandé s’il s’agissait d’une politique particulière, il a répondu ce qui suit

Non, je ne peux pas dire grand-chose. Le Conseil des ministres est généralement précédé d’une réunion du cabinet qui traite des différentes questions qui seront traitées lors du Conseil des ministres. Mais pendant les quelques mois où j’ai été ministre, je n’ai jamais remarqué qu’un tel rapport était prévu dans la planification des discussions et de l’analyse lors d’une réunion du conseil des ministres. Maintenant, si vous regardez tous les communiqués de presse des délibérations du Conseil des ministres, sur une période de 10 ans, vous ne trouverez aucune mention de ces rapports dans ces communiqués.

Le reste des éléments de preuve présentés par le Procureur concernant la question des remerciements publics sera examiné ci-après dans le contexte d’incidents spécifiques.

  1. c) Incidents spécifiques

  1. Outre ces allégations d’ordre général, le Procureur fait également état d’incidents spécifiques pour illustrer ses allégations concernant le climat d’impunité. Ces incidents ont été examinés afin de déterminer s’ils reflètent par ailleurs un schéma de déni de crimes qui pourrait avoir une incidence sur les allégations concernant le climat d’impunité.

(1) Incident de Wassakara

  1. Le Procureur affirme que le 1er décembre 2010, des membres de la gendarmerie ont fait une descente au quartier général du RDR à Wassakara, Yopougon, et ont ouvert le feu sur les partisans du RDR qui s’y trouvaient et que cela a fait des morts et des blessés, ainsi que des civils arrêtés et détenus. Par la suite, le FDS aurait publié un « faux » communiqué sur cet incident après avoir consulté le chef de cabinet, à la connaissance de M. Gbagbo. Le Procureur allègue que cet incident  » a illustré un schéma de déni[que] les groupes pro-GBAGBO ont suivi tout au long de la crise post-électorale « . Le mémoire de mi-procès décrit également cet incident comme preuve de la mise en œuvre du prétendu plan commun après le deuxième tour des élections.

  1. Dans l’élaboration de son récit à cet égard, le Procureur semble s’appuyer uniquement sur les éléments de preuve fournis par P-0440, le chef de service du poste de police du 16e arrondissement de Yopougon pendant la crise post-électorale. Le témoin a transmis un rapport sur l’incident de Wassakara au préfet de police d’Abidjan et à la DGPN, que le Procureur a soumis en preuve, et a témoigné sur les circonstances environnantes. Selon P-0440, les militants du RHDP ont été tués  » de sang-froid « , son inspection de la scène n’ayant révélé aucune preuve d’armes ou d’échange de tirs, et il a pris la déposition d’un témoin qui a affirmé que des hommes en uniforme de gendarmerie étaient arrivés et leur avaient ouvert le feu sans provocation ni avertissement. P- a signalé cet incident au procureur de la République mais n’a pas cru que l’affaire avait fait l’objet d’une enquête ou de poursuites supplémentaires439, ni reçu de réponse de la hiérarchie440, même si les faits étaient  » suffisamment graves  » pour en justifier une441.
  2. Outre les éléments de preuve susmentionnés fournis par P-0440, le Procureur semble accorder peu de poids à plusieurs éléments de preuve concurrents. Tout d’abord, dans son témoignage, P-0440 a admis avoir exclu de son rapport à la hiérarchie les détails de sa conversation avec le commandant de la gendarmerie Koukougnon, dont l’escouade était impliquée dans l’incident, afin de « couvrir » un de ses « frères d’armes ». Selon P-0440, il a appelé le commandant Koukougnon sur les lieux pour lui parler du massacre et lui demander si le commandant était au courant que ses hommes menaient une mission au quartier général du RDR. En réponse,

Il a dit qu’il ne savait pas qui les avait envoyés là-bas. Il a dit : « Ils vont me tuer. » En d’autres termes, il voulait dire que les gens allaient lui créer des problèmes.

Q : Saviez-vous ce qu’il voulait dire par là ? Avez-vous compris ce qu’il voulait dire par là, « des problèmes pour lui » ? Qu’est-ce que cela signifiait pour vous ?

R : Il disait que ses hommes avaient commis un méfait et qu’il pourrait perdre son emploi ou lui créer des problèmes. Et c’est ce qu’il pensait quand il a dit : « Je ne sais pas qui les a envoyés là-bas, et ils vont me tuer. »

Il n’a pas non plus fait état de ses conclusions selon lesquelles il n’y avait aucune preuve d’un échange de coups de feu. Le général Kassaraté, commandant suprême de la gendarmerie, a également témoigné au sujet de l’interrogatoire du commandant Koukougnon sur cet incident :  » il a dit que des individus armés ont attaqué ses hommes et que des gens sont morts lors des tirs croisés « .

  1. Deuxièmement, le dossier contient un autre rapport sur l’incident de Wassakara, rédigé par un lieutenant du BAE qui était également sur les lieux. Selon l’auteur du rapport, son unité BAE était en patrouille près du commissariat du 16e arrondissement lorsqu’ils ont entendu des tirs d’armes automatiques et ont reçu l’ordre d’enquêter. En arrivant sur les lieux, ils ont vu des hommes en uniforme de gendarmerie sortir de la route qui menait au quartier général du RDR en compagnie d’individus torse nu. Après avoir dit aux éléments de la BAE que les coups de feu provenaient du quartier général du RDR, les gendarmes se sont enfuis vers un lieu inconnu avec les individus qu’ils avaient arrêtés. Il est à noter que P-0440 doutait de la véracité du rapport du lieutenant BAE, affirmant plutôt que lui et ses collègues policiers étaient les premiers arrivés sur les lieux et qu’ils n’avaient vu aucun gendarme. Ce témoignage est toutefois en contradiction avec son propre rapport, qui indique qu’en se rendant au quartier général du RDR, P-0440 a rencontré un lieutenant du BLCP qui a déclaré être arrivé sur les lieux pour découvrir qu’une unité de gendarmerie était déjà là.

  1. Il est à noter que le lendemain, le 2 décembre 2010, la RTI a diffusé une déclaration du porte-parole du FDS, le colonel Babri, sur l’incident de Wassakara :

Hier soir, mercredi 1er décembre 2010, à 22 heures 15 minutes, à la suite d’un appel anonyme… une patrouille mobile du FDS a effectué une mission de vérification à Wassakara, dans la commune de Yopougon. L’information recueillie au cours de l’appel indiquait qu’un colis suspect avait été déposé dans une cour. Une fois près du quartier, la patrouille s’est retrouvée sous les tirs automatiques. Les tirs ont fait quatre morts et 14 blessés. En outre, neuf autres personnes ont été arrêtées sur place et se trouvent actuellement au siège d’un parti politique. Le chef d’état-major de l’armée, ou l’état-major général de l’armée, tout en déplorant les pertes en vies humaines et les blessures, a ordonné une enquête pour faire la lumière sur cette situation.

  1. En alléguant que le FDS avait publié un faux communiqué concernant cet incident, le Procureur s’est fondé sur le témoignage de P-0440 selon lequel la déclaration du FDS était une  » fausse déclaration des faits  » parce qu’elle faisait référence à un échange de tirs alors qu’il n’y en avait pas. Toutefois, il convient de rappeler que les deux rapports transmis à la hiérarchie de la FDS qui ont été soumis par le Procureur à cet égard mentionnent un échange de tirs. En outre, si les témoignages indiquent que M. Gbagbo et les généraux Mangou, Kassaraté et Bredou M’Bia ont été informés de l’incident, on ne sait pas quelles informations avaient atteint quelles personnes de la hiérarchie au moment où la déclaration a été faite.

  1. De plus, P-0440 a déclaré qu’il avait effacé les photographies et les images vidéo qu’il avait prises sur les lieux du crime après avoir vu la couverture de l’incident sur le RTI. Selon lui,  » il est clair qu’ils voulaient donner une fausse représentation des faits et ne pas dire la vérité. Donc[il] ne voulait pas qu’on découvre sur[sa] personne en[sa] possession une vidéo ou des photographies qui montraient les faits réels ». Toutefois, rien n’indique que cela ait été fait à la demande de l’accusé ou de l’un des membres présumés du  » cercle restreint « .

  1. Enfin, il n’est pas tout à fait clair qui était chargé d’enquêter sur l’incident ni à quel stade l’enquête a progressé. Les généraux Mangou et Bredou M’Bia ont témoigné que la gendarmerie était chargée d’enquêter sur l’incident, alors que le général Kassaraté a soutenu que la police menait l’enquête, ce qui  » conduirait nécessairement à un jugement ou un procès « , mais qu’il n’en avait jamais reçu les conclusions. D’après P-0440,

Les policiers ne mènent pas d’enquêtes contre les gendarmes. Et les gendarmes ne mènent pas non plus d’enquêtes contre la police. S’il y a des procédures relatives à des faits incriminant des gendarmes, nous avons un tribunal militaire, et cela permettrait de régler cette question. Et c’est la même chose avec la police. Si la police commet des crimes, elle est poursuivie par le tribunal militaire. C’est ce qui se passe. Donc, en principe, lorsque nous transmettions le rapport au procureur, il le transmettait très souvent au procureur militaire, qui engageait alors des poursuites contre les auteurs.

Alors que P-0440 a témoigné que l’affaire n’avait pas été transmise au procureur militaire à sa connaissance, le général Kassaraté a soutenu que c’était le cas. De plus, au cours de son témoignage, P-0440 a précisé que le rapport qu’il a envoyé au procureur militaire n’était pas le même que celui envoyé à la hiérarchie mais n’a pas fourni de détails supplémentaires. En tant que telle, la Chambre est laissée dans l’ignorance quant aux informations qui ont été transmises au procureur militaire, si l’affaire a été transmise au procureur militaire et, dans la négative, pour quelle raison.

  1. Il ressort de ce qui précède que l’incident de Wassakara n’avait pas encore été poursuivi au moment de l’arrestation de M. Gbagbo, mais il existe peu de preuves quant aux raisons sous-jacentes. Le communiqué de la FDS reflète des informations similaires à celles rapportées par P-0440, le commandant de la gendarmerie Koukougnon et le lieutenant BAE à leurs supérieurs et, plutôt que de constituer un démenti catégorique des crimes, a indiqué qu’une enquête avait été ouverte. De plus, la crainte du commandant Koukougnon des conséquences de la mort de ses subordonnés est difficilement conciliable avec l’existence d’un climat d’impunité qui aurait  » clairement indiqué dans l’esprit des forces pro-GBAGBO qu’elles pourraient réprimer les opposants politiques par la force meurtrière et ne subiraient aucune conséquence pour ces actes « . La situation est encore compliquée par le fait que P-0440 n’a pas fait état de la réaction initiale du commandant Koukougnon après avoir entendu parler du massacre et de sa décision de supprimer les photographies de la scène de crime qu’il avait prises. Bien que ces facteurs, en eux-mêmes, ne justifient pas l’absence de poursuites et peuvent démontrer l’impunité en général, en l’absence d’informations complémentaires, ils ne suffisent pas à établir l’absence délibérée d’enquête et de poursuites de la part des autorités judiciaires pour les crimes commis contre les partisans de Ouattara.