Quels sont les mythes fondateurs de l’ethos israélien ?
Il y en a plusieurs. Je dirais que le premier, et le plus grand peut-être, est celui de l’existence d’un peuple uni et homogène, qui est le peuple juif : un peuple qui serait vieux de plusieurs millénaires, une entité continue, dans le temps et dans l’espace. Mythe énorme, qui veut que nous soyons les descendants directs des Hébreux du temps du roi David. Et la prétention à être les descendants de ce peuple hébreu antique nous conférerait un héritage et des privilèges historiques sur Israël…

Une nation est-elle un groupe défini, de manière ethnique, génétique, avec une continuité de plusieurs millénaires ? Je n’y crois pas. Une nation est plutôt une construction, une histoire et des mémoires, un «état d’âme», comme dirait Renan, d’appartenance, de solidarité. Quelque chose qui ne va pas de soi, mais est créé par les hommes.

Le deuxième mythe est que nous sommes les victimes éternelles de l’Histoire. De surcroît, comme le dit Hannah Arendt, nous nous tenons pour des victimes innocentes à tout point de vue, des victimes qui ne partagent aucune part de responsabilité pour ce qui nous arrive. Ce qui explique, de manière fondamentale, l’Israël d’aujourd’hui.

Ce qui explique aussi la place qu’y tient l’Holocauste ?
La Shoah occupe en effet une place centrale dans la conscience, le discours, la politique d’Israël et, tout autant, dans la manière dont, chaque jour, nous comprenons et expliquons notre existence. Cela est fort compréhensible car Israël a émergé de la Shoah. Mais ce qui est discutable est la signification que l’on confère à ce lien, et l’usage qu’on en fait.

Vous parlez même, dans «la Nation et la Mort…», de «pornographisation», de «prostitution du langage». Ce sont des mots très durs…
Je ne le dis qu’une fois, en analysant un cas extrême de profanation de la Shoah, bien que les exemples soient innombrables. En faisant de la Shoah une commodité banale et interchangeable, presque pour tout, nous la dévaluons irrémédiablement. Nous commettons un péché à l’égard de l’histoire, des morts, des survivants, et du sens même de la Shoah. Si toute catastrophe locale, tout incident rappellent la Shoah et font émerger tout un complexe d’images et de comparaisons, qu’était donc la Shoah que nous voulons, et pour de bonnes raisons, sans précédent et unique ?

Vous décrivez, en l’occurrence, une «mémoire de la Shoah sans ceux qui s’en souviennent», les rescapés.
La mémoire de la Shoah en Israël a été construite de manière intéressante : les créateurs de cette mémoire étaient des politiques, des idéologues, qui n’ont pas subi personnellement la solution finale nazie. Les rescapés, en revanche, les premiers sujets de cette mémoire, en ont été évacués. C’est là que commence le processus de la dévaluation et de l’instrumentalisation de la Shoah en Israël. Des chercheurs sur la mémoire collective ne disent-ils pas que celle-ci n’est pas la mémoire du passé, mais une action collective du présent ? La mémoire collective ne s’intéresse au passé que comme intermédiaire pour les visions du présent. De fait, la mémoire des rescapés n’était pas la bienvenue. L’Etat n’a pas voulu de cette mémoire, parce qu’elle était si menaçante, parce qu’elle était profondément nôtre, et parce qu’elle n’était pas unidimensionnelle : il y avait des bons et des mauvais, des justes et des salauds, des voleurs, des collaborateurs. Sa complexité la rendait si inquiétante…

Les rescapés eux-mêmes n’étaient pas les bienvenus dans les premières années d’Israël…
Ceux qui ont débarqué ici, après les camps de la mort, servaient de carte politique ultime dans la lutte pour un Etat,
mais du moment que ce but fut atteint, ils sont devenus «transparents» en tant qu’êtres humains. L’image inversée, en somme, des «absents-présents» arabes, terme par lequel l’administration israélienne désignait ceux qui, en 1948, avaient fui ou avaient été expulsés, et qui demeurent ici comme des fantômes. A l’occasion, ces rescapés, ces «présents-absents» seront installés dans les maisons des premiers… Mais, dans les années 50, ils sont là comme des ombres.

Il y a aussi le fait que ceux-là étaient accusés d’être allés comme «des moutons à l’abattoir», au regard d’un pays qui se considérait comme «neuf, pur et idéal»…
Israël fait de ces rescapés un double usage, et entretient aussi un double rapport avec eux ; il s’en sert d’une manière virtuose, comme en témoigne l’odyssée de l’Exodus, qui fut organisée comme un événement de propagande politique, devenu un véritable mythe (1). Les rescapés constituent aussi le «réservoir» ­ j’emploie ici le langage sioniste ­ humain, juif, le plus accessible et le plus maniable pour l’immigration politique sioniste, qui a pour but la «judaïsation» du pays, la création d’une majorité juive en Eretz-Israël. Mais du moment qu’ils sont là, les rescapés représentent, par leur nombre et leur qualité diasporique, une menace sur ce nouveau corps «pur», «neuf», et «idéal». Enfin, à l’inverse de la dévaluation et de la banalisation de la Shoah dans l’espace public en Israël, on a voulu aussi en faire quelque chose de surhumain, de sublime, au-delà de toute approche rationnelle, comme une sorte de déité.

Doit-on enseigner la Shoah à tout le monde ?
Quelle question ! Cela va de soi. Or la façon dont on le faisait en Israël était plutôt particulariste et instrumentaliste, voire comme introduction nécessaire à la rédemption séculaire qu’est la création d’Israël et comme justification absolue à son existence et à ses pratiques. Même s’il a favorisé l’établissement de l’Etat d’Israël, l’Holocauste est d’abord un événement historique allemand, européen, juif, civilisationnel. Le problème, c’est que dans le «récit» israélien, la Shoah apparaît comme une phase immanente dans un processus déterministe, téléologique, menant à la «Guéoulah», la rédemption. A l’Etat.

Cet utilitarisme, en quoi serait-il néfaste ?
Ce lien exclusif entre la Shoah et l’Etat est désastreux ; il pervertit à la fois le sens de la Shoah et celui de la réalité israélienne : si la Shoah est la source d’inspiration la plus significative de la vision du monde de l’Israélien, elle est corrompue de fond en comble. Nous ne sommes pas en danger de Shoah : nous sommes, au contraire, les «costauds du quartier», détenteurs d’une puissance énorme, au-delà de toute imagination. Malgré cela, nous ne pouvons pas nous libérer de cette vision de la «victime violente» qui est la nôtre en ce moment : nous sommes, et nous nous dressons en ghetto surarmé.

Au-delà du «répondre coup pour coup», s’ajoute, sans doute, une volonté de revanche ?
Là, intervient l’histoire juive de la faiblesse totale, de la solitude, du paria, de l’humiliation qui se traduit, depuis plus de cinquante ans, par une force démesurée, sans frein, sans réflexion. Or j’oserais dire que c’est cet emploi démesuré de notre force armée, justifié par la menace d’une autre catastrophe, qui nous a amenés au point où nous sommes aujourd’hui, au syndrome de Massada.

D’où cela provient-il ?
De motivations complexes, dont la première anticipe même la Shoah. Le sentiment du «plus jamais ça» : nous ne serons plus les victimes de l’Histoire ; nous prenons en mains notre destin. Ce fut un processus émancipateur du sionisme, très important à ses débuts. Mais la force est devenue déterminante, au point de revêtir une signification essentielle, endogène presque. La force n’était plus un moyen, mais une valeur, presque sacrée. La force est devenue transcendance, à laquelle la Shoah a offert, bien sûr, sa justification suprême.

Or tout cela tire son origine du traumatisme, de la peur. L’Histoire juive est empreinte d’une frayeur profonde, justifiée au demeurant. Le problème, c’est qu’Israël a instrumentalisé cette peur, voire l’a exploitée. Depuis l’école primaire, dans la famille, les livres, les médias, cette peur est constamment nourrie. C’est l’un des principes organisateurs de l’ethos israélien. Nous sommes toujours entre Massada et Auschwitz.

C’est l’une des contradictions essentielles : d’un côté, vouloir rejoindre l’histoire et, de l’autre, s’inscrire dans une «métahistoire» perpétuelle de persécutions et d’une innocence immanente ?
Nous ne sommes jamais responsables de ce qui nous arrive ! C’est l’un des principes les plus forts de notre existence : nous sommes «condamnés à tuer», «cette guerre nous a été imposée», «nous n’y sommes pour rien»… C’est ce que nous avons sous les yeux en ce moment : tout en pratiquant pendant trente-six ans une occupation sans bornes, violente, qui a importé en effet le terrorisme palestinien atroce, si tragique, au coeur de notre foyer, nous nous considérons encore comme des victimes innocentes…

Cette assertion est, encore une fois, en contradiction avec la philosophie du sionisme qui voulait transformer les juifs d’objets en sujets historiques. Là-dessus, Hannah Arendt décrit, dès 1948, avec une lucidité étonnante, comment Israël se transformerait en une puissance militariste, démunie de ses expérimentations sociales et culturelles, isolée, xénophobe, hostile au monde et à ses voisins arabes. Et, dans ce retour à l’Histoire, Israël commence à développer, dès le début, une dimension messianique, anhistorique.

Dans cet ordre d’idées, l’histoire d’Israël est aussi jalonnée par l’effacement, de notre propre fait, de nos frontières. Que signifient d’autre les actions de représailles, de l’autre côté des frontières, nos actes de vengeance, nos opérations préventives ? Nous sommes partout, au-dessus des Arabes, en leur sein, en leur coeur, avec nos bulldozers, nos tanks, nos hélicoptères, nos services de renseignements, nos commandos déguisés en Palestiniens… Avec cet effacement des frontières, nous faisons pénétrer en notre sein ces éléments mêmes que nous jugeons «indésirables». Quand nous faisons irruption chez l’autre, l’autre, de ce fait, fait irruption en nous. Nous n’avons jamais défini nos propres frontières ; nous avons tout fait pour les brouiller.

Ce qui est aussi valable pour la définition de l’Etat d’Israël : qu’est-ce donc qu’un Etat du peuple juif ? Est-ce donc plus «mon» Etat que celui de tel ou tel Palestinien israélien ? Un habitant de Brooklyn serait donc «citoyen» de cet Etat, pourrait déterminer sa politique ? Israël est-il donc une société civile ou une communauté ethnique ? En effet, la société israélienne est de moins en moins civique, politique ; sommes-nous vraiment une société de citoyens, dans laquelle tous participent en égaux, tous réfléchissent, tous agissent dans le champ politique, à partir du débat, du compromis et du contrat ?

Vous dites même que c’est dans ces «espaces vagues» du sionisme que les colons ont pu s’épanouir…
Le phénomène des colons a pu prendre un tel volume grâce aux définitions confuses du sionisme et de l’Etat d’Israël. L’Etat d’Israël a été pris en otage par un groupe de gens déterminés, engagés, imbus de leur foi, qui se considèrent comme des parangons du sionisme. Pourquoi la société israélienne se montre-t-elle incapable de les affronter ? Parce que, de manière inconsciente, ils représentent, à ses yeux, ses aspirations les plus profondes : le «nouveau juif» retrouvé, activiste, fort, guerrier.

Valeurs longtemps assumées par les kibboutzim…
Ce serait aussi une sorte de mythe. Cependant, je voudrais croire que ces colons incarnent une mutation, voire une aberration, de ce «nouveau juif», qui prend en mains son destin : nationaliste, belliqueux, exclusiviste, souvent raciste. Les colons seraient le «unheimlich» freudien du sionisme, une interprétation extrême, pervertie, longuement refoulée, du sionisme. Ces colons s’estiment hommes de la «Frontière», lieu dangereux par excellence mais sublime aussi, mythe qui réside au cœur de l’ethos sioniste. Ils sont toujours «plus» que nous, plus juifs, plus sionistes que nous qui sommes devenus des bourgeois. En particulier, la gauche israélienne, dont les préoccupations personnelles, professionnelles, universitaires souvent, prennent le pas sur tout. Les colons sont voués à leur cause, corps et âme. Ils sacrifient leur existence, la nôtre aussi, au passage, leurs enfants, voire la matrice juive pour le triomphe de leur cause exclusiviste ­ et la matrice palestinienne, aussi ­ pour engendrer toujours plus de soldats pour cette guerre tribale, barbare, qui fait chaque jour plus de victimes.

(1) Idith Zertal, Des rescapés pour un Etat, La politique sioniste d’immigration clandestine en Palestine 1945-1948, Calmann-Lévy, Paris, 2000.

Jean-Luc Allouche 
sur Libération.fr