Réponse de Maitre Altit au document du Procureur (3ème partie)
CPI (Parti 3) : Réponse de la Défense au « Prosecution’s Document in Support of Appeal pursuant to Article 81(3)(c)(ii) of the Statute » (ICC-02/11-01/15-1245).
1.3. Troisième moyen d’appel : l’Accusation caractérise les charges arbitrairement pour leur donner un caractère de gravité exceptionnelle.
41. Premièrement, pour considérer que la Chambre de première instance n’a pas pris en compte le caractère de gravité exceptionnelle des charges, le Procureur affirme que les charges seraient « at the upper end of the scale of the crimes that can be charged at the Court » . Mais sur quel fondement objectif et matériel s’appuie-t-il ? Nulle part n’existe, dans le Statut de Rome de hiérarchie des crimes. Tous sont considérés graves par le Statut, ce qui est logique puisque la Cour a pour mission de juger les crimes les plus graves. C’est donc un simple artifice sémantique qu’utilise ici le Procureur, distinguant arbitrairement quand bon lui semble entre crimes relevant du Statut pour tenter d’influer sur la perception que l’on peut avoir des charges.
42. Cette position est d’ailleurs curieuse quand l’on sait que le Bureau du Procureur a fréquemment défendu la position contraire. Ainsi, dans l’affaire Katanga, le Procureur affirmait que : « There is no sliding scale or hierarchy of gravity of offences in the Statute. In the Preamble and Article 5(1) of the Statute it is recognised that the Court has jurisdiction for « the most serious crimes of concern to the international community », which supports a presumption that all of the crimes listed in the Statute are of equal gravity » . La position que soutient le Procureur dans cet extrait est contraire à celle qu’il tient aujourd’hui dans le cadre du présent appel. Le Procureur changerait-il d’avis selon ce qui l’arrange dans un cas donné ? Surtout, le suivre reviendrait, une fois encore, à permettre la détention automatique d’une personne acquittée, tout le temps de son appel.
43. Deuxièmement, le Procureur avance l’idée que des charges qu’il caractérise comme « politically motivated » ou qui toucheraient à une grande partie du territoire seraient plus graves que d’autres. Il convient tout d’abord de noter qu’il s’agit ici de caractérisations purement arbitraires de la part du Procureur, qui ne sont fondées sur aucun élément objectif.
44. Il convient aussi de noter que le Procureur développe aujourd’hui ici une argumentation nouvelle par rapport à celle qu’il avait développée devant la Chambre de première instance. A l’époque, il s’était contenté d’évoquer de manière générale le fait que les crimes contre l’humanité étaient en soi des crimes graves, sans élaborer plus avant. Au delà du fait qu’il n’est pas procéduralement approprié que le Procureur change d’argumentation en appel (puisqu’un appel n’a pas pour objectif de permettre à une Partie de « corriger » sa copie), il est surtout incompréhensible qu’il reproche à la Chambre de première instance d’avoir ignoré des considérations que lui même ne lui avait pas présentées à l’époque.
1.4. Quatrième moyen d’appel : les chances de voir l’appel aboutir.
45. Au préalable, la Défense note que ce critère doit être utilisé avec la plus extrême prudence : il est en effet délicat de demander à une Chambre de première instance qui a rendu une décision d’évaluer les chances de voir cette décision remise en cause lors d’un appel ; dans le même sens, il est délicat de demander à une Chambre d’Appel de se prononcer sur les chances d’un éventuel appel sans risque pour elle de se prononcer avant l’heure sur le fond. C’est pourquoi ce critère ne peut être utilisé que lorsque le contexte s’y prête, c’est-à-dire lorsque des circonstances exceptionnelles ont été identifiées par la Cour. A défaut, les Juges se prêteraient à un exercice purement subjectif qui les exposerait au risque de l’arbitraire.
47. Premièrement, il convient de noter que le Procureur tente de changer la formulation du critère tel que posé par le Statut. Ainsi, il suffirait, d’après le Procureur, non pas d’avoir à démontrer que son appel aurait des « chances de succès » comme l’exige le Statut, mais uniquement d’avoir à démontrer qu’un tel appel éventuel serait « viable » et pourrait (donc hypothétiquement) conduire à une infirmation de la décision d’acquittement. Une telle réécriture du Statut n’est fondée sur aucune base légale, raison pour laquelle le Procureur est incapable de donner la moindre référence en note de bas de page. Surtout, elle conduit à rendre presque inévitable le maintien en détention d’une personne acquittée, puisqu’il sera toujours possible au Procureur d’arguer de la viabilité théorique d’un appel et du fait que cet appel pourrait aboutir.
48. Deuxièmement, la notion même de viabilité d’un appel est tout sauf objective : par définition, celui qui interjette appel considère avoir des chances de parvenir à ses fins, de même que celui qui répond à cet appel. Rien d’objectif donc. Il ne peut y avoir d’évaluation objective des chances de succès d’un appel, sauf à estimer que le fait que le Procureur puisse faire appel lui donne toutes les chances de gagner, ce qui est un peu curieux car il s’agit alors d’un préjugé qui confine à la tautologie.
49. Troisièmement, le Procureur s’appuie sur ce qu’il présente comme la jurisprudence de certains Etats, laquelle donne la possibilité à des personnes condamnées de demander une libération provisoire pendant l’appel à condition que « that the appeal should be « reasonably arguable and not manifestly doomed to failure » » .
50. Première remarque, le Procureur se compare ici à une personne condamnée qui demanderait à bénéficier d’une libération provisoire parce que son appel n’est pas manifestement voué à l’échec. Cela n’a pas grand sens dans le présent débat.
51. Deuxième remarque, cette jurisprudence dit l’exact contraire de ce que le Procureur soutient: il soutient qu’une personne acquittée pourrait être automatiquement maintenue en détention, alors que la jurisprudence dont il est question ici impose une mise en liberté même dans le cas d’une condamnation (à condition que l’appel ne soit pas manifestement voué à l’échec). Autrement dit, la logique du standard que met en avant ici le Procureur est de préserver le droit à la liberté d’une personne (même condamnée en première instance) lors de son appel : à condition que ses chances de succès en appel n’apparaissent pas « doomed to failure », elle doit bénéficier de son droit à la liberté. En d’autres termes, c’est un standard qui est construit à partir du respect absolu des droits fondamentaux de la personne, et en particulier son droit à la liberté, que le Procureur veut importer à la CPI dans l’espoir qu’il y sera interprété comme il le fait lui-même, c’est-à-dire dans le sens d’un atteinte au droit à la liberté. L’utilisation de ce standard n’est ici d’aucune pertinence.
52. Quatrièmement, le Procureur construit une grande partie de son argumentation sur les chances d’un appel à partir de l’existence d’une opinion dissidente au Jugement d’acquittement. Plusieurs remarques :
53. Tout d’abord, il convient de relever que l’existence en soi d’une opinion dissidente ne peut en aucun cas donner la moindre indication sur les chances de succès d’un éventuel appel. Par exemple, les trois jugements d’acquittement prononcés en première instance par le TPIR qui ont fait l’objet d’un appel du Procureur (Bagambiki, Ntagerura et Bagilishema) ont été confirmés en appel, alors même qu’il existait des opinions dissidentes dans deux des trois cas (Bagambiki et Bagilishema). Autre exemple : pour les 12 accusés du TPIR et du TPIY condamnés en première instance mais acquittés en appel , il n’existait d’opinion dissidente que dans deux cas . A la CPI, Jean-Pierre Bemba a été acquitté en appel, alors même que le Jugement de première instance était unanime . Il apparaît donc qu’il n’existe aucun rapport entre l’existence d’éventuelles opinions dissidentes et un résultat en appel et donc aucune base pour affirmer, contrairement à ce que dit le Procureur, que la simple existence d’une opinion dissidente aurait un quelconque impact sur les chances de succès d’un appel.
54. Par conséquent, il convient que la Chambre d’Appel constate qu’aucune erreur ne peut être relevée à l’encontre de la Chambre de première instance et que, lorsque le Procureur affirme que « the Majority incorrectly found that these disagreements had no impact on the probability of success on appeal » , il s’agit uniquement d’une affirmation non étayée.
55. Ensuite, il convient de noter qu’en l’état actuel des choses, rien ne permet d’évaluer les chances de succès de l’appel, puisque ni la majorité, ni le Juge dissident n’ont donné les raisons de leur position.
56. Il est intéressant en effet de relever que bien que le Juge dissident reproche à la majorité d’avoir rendu un jugement sans y avoir joint de motivations écrites, il a suivi la même démarche, précisant que : « On the basis of the evidence submitted and the standard of review summarised above, it is my view that there is sufficient evidence upon which a reasonable Trial Chamber could convict both accused for crimes against humanity pursuant to Article 7 of the Statute », tout en ajoutant : « I will issue my fully reasoned opinion in due course » . Dans ces conditions, il est impossible de s’appuyer sur une opinion dissidente qui n’existe pas encore pour jauger de la viabilité d’un éventuel appel.
57. De la même manière, il convient de noter que la Juge Carbuccia a émis une opinion dissidente de la décision ici attaquée, mais n’a donné aucune raison pour expliquer en quoi, selon elle, il existerait des « circonstances exceptionnelles » qui justifieraient du maintien en détention de Laurent Gbagbo. Dans ces conditions, l’existence d’une telle « opinion dissidente » n’apporte rien qui ajouterait au présent débat.
58. Par ailleurs, comme « circonstances exceptionnelles » le Procureur propose l’existence alléguée de désaccords entre la majorité et le Juge dissident sur le standard de preuve et l’évaluation de la preuve. Le fait qu’il puisse exister un désaccord sur le standard de preuve applicable ou le critère d’évaluation de la preuve est tout à fait banal dans la procédure pénale internationale, opinion dissidente ou pas. En effet, il suffit d’examiner les appels des Jugements des tribunaux pénaux internationaux pour constater que la plupart des appels, sinon tous, comprennent des développements sur les standards de preuve applicables ou la manière d’évaluer la preuve. Le fait que le Procureur puisse, en théorie, soulever de tels moyens en appel ne constitue donc en aucune manière une « circonstance exceptionnelle » ; de tels éléments d’appel sont au contraire banalement utilisés. Cela ne peut suffire à maintenir une personne acquittée en prison.
59. Enfin, le Procureur semble estimer que le fait qu’il n’y ait pas encore de motivation détaillée supportant le Jugement d’acquittement constituerait en soi une « circonstance exceptionnelle » justifiant le maintien en détention de la personne acquittée. Dans son mémoire d’appel, le Procureur estime même que ses chances de succès en appel seraient augmentées du fait de l’absence de motivation actuelle (« this should increase the probability of success on appeal rather than reduce it » ).
60. Mais quel est le rapport logique entre l’absence – temporaire – de motivations écrites et les chances de succès en appel ? Ce sont deux questions séparées. En réalité, le Procureur cherche ici à obtenir de la Chambre d’Appel qu’elle prenne une position sur la démarche suivie par la Chambre de première instance qui, par souci de préserver les droits fondamentaux des Accusés, a considéré qu’ils n’avaient pas à rester en détention plus longtemps et qu’ils pouvaient être libérés pendant le processus de rédaction du Jugement d’acquittement. L’Accusation tente de pousser la Chambre d’Appel à critiquer cette démarche, ce qui n’est pas l’objet de la présente procédure.
61. Bien loin d’avoir eu une « subjective approach » – ce que lui reproche le Procureur – la Chambre de première instance a évalué les éléments factuels à sa disposition et correctement usé de sa discrétion pour conclure qu’il n’existait pas de « circonstances exceptionnelles » qui pourraient justifier du maintien en détention de Laurent Gbagbo.
Emmanuel Altit
Conseil Principal de Laurent Gbagbo
Fait le 29 janvier 2019 à La Haye, Pays-Bas