Réponse de Maitre Altit au document du Procureur (2ème partie)
III. Discussion.
20. Premièrement, le droit à la liberté – qui comporte le droit d’aller et venir librement – ne peut être limité que dans des circonstances exceptionnelles, lesquelles s’entendent d’une absolue nécessité fondée sur des critères objectifs, ce qui signifie que l’absolue nécessité doit être objectivement démontrable.
21. Deuxièmement, il convient de rappeler que Laurent Gbagbo a été acquitté le 15 janvier 2019. Qu’implique un jugement d’acquittement ? Il implique que l’intéressé dispose à nouveau de l’intégralité de ses droits. Il ne peut être privé d’aucun de ses droits, puisque le procès est terminé et qu’il a été acquitté. La conséquence de l’acquittement de Laurent Gbagbo est donc qu’il devrait aujourd’hui être libre de ses mouvements.
22. Troisièmement, si l’on peut comprendre qu’existent des formes de restriction à la liberté quand il s’agit de poursuivre un Accusé, la question se pose différemment ici : il ne peut y avoir de restriction à la liberté de Laurent Gbagbo, puisqu’il a été acquitté. L’acquittement est une donnée objective. Le présent appel a donc un champ très limité, puisqu’il ne peut être question de revenir sur le fait que Laurent Gbagbo a été acquitté.
23. Quatrièmement et par conséquent, toute mesure privative de liberté ne peut prendre sa source que dans la notion d’absolue nécessité. Il ne peut y avoir de limitation à la liberté consécutive à un acquittement, même en cas d’appel, car alors toute personne dont le jugement d’acquittement ferait l’objet d’un appel serait automatiquement maintenue en prison en attendant l’examen de l’appel. L’existence d’une procédure d’appel ne peut donc être la source d’une limitation à la liberté d’un acquitté, puisqu’alors c’est la nature même de la notion d’acquittement qui serait remise en cause. Contrairement à ce que propose l’Accusation, il n’est donc pas possible de revenir sur l’acquittement lui-même et sur la liberté qu’il emporte. Il n’est pas possible d’y revenir via la question de l’appel quelle que soit la manière dont cette question est abordée. Par conséquent le seul moyen que les Juges ont à leur disposition pour limiter la liberté de Laurent Gbagbo est de vérifier l’existence de « circonstances exceptionnelles » sous l’angle de l’absolue nécessité.
24. Ceci posé, l’unique question à laquelle les Juges d’appel doivent répondre dans la présente procédure est la suivante : le Procureur a-t-il objectivement démontré l’existence factuelle de circonstances telles qu’il y ait absolue nécessité de déroger à un principe fondamental reconnu par la CEDH, celui de la liberté totale consécutive à un acquittement ? La marge de manœuvre de la Chambre d’Appel ne peut donc qu’être extrêmement limitée, bornée par le principe sacré du respect de la liberté individuelle.
25. C’est à l’aune de cette question centrale qu’est la liberté individuelle qu’il convient d’analyser le mémoire d’appel de l’Accusation. Or, à l’analyse l’on constatera aisément que suivre le Procureur reviendrait à nier à tout acquitté la possibilité de recouvrer sa liberté. Suivre le Procureur dans son argumentation permettrait de maintenir tout acquitté en détention le temps de l’appel. Il s’agit là non seulement de la négation de la jurisprudence de la CEDH, mais encore de la négation même de l’esprit du Statut de Rome.
26. Il convient donc de rejeter l’appel du Procureur pour préserver l’esprit du Statut et la primauté des droits de l’individu. Suivre le Procureur porterait atteinte à la crédibilité d’une Cour qui a pour ambition de délivrer une justice équitable et exemplaire.
1. Réponse aux moyens d’appel.
1.1. Premier moyen d’appel : utilisation par l’Accusation de la notion d’« évaluation globale » de « circonstances exceptionnelles » pour éviter tout examen approfondi de chacune de ces circonstances.
27. Le Procureur reproche à la Chambre de première instance de ne pas avoir examiné de façon globale les « circonstances exceptionnelles » alléguées, mais de s’être intéressée à chacune des circonstances alléguées par le Procureur pour en examiner la réalité et l’éventuel caractère exceptionnel8.
28. Premièrement, il convient de noter qu’il est logiquement impossible d’examiner la réalité et l’éventuel caractère exceptionnel de différentes circonstances prises ensemble sans examiner la réalité et le caractère exceptionnel de chacune d’entre elle. Si chaque élément pris indépendamment n’est pas exceptionnel, comment l’ensemble pourrait-il l’être? Sous couvert d’une évaluation holistique, le Procureur invite la Chambre à ne pas réellement s’intéresser à chacun des éléments. En réalité, le Procureur aurait voulu que la Chambre de première instance prenne pour acquis qu’il existait des « circonstances exceptionnelles » sans examiner leur réalité.
29. Deuxièmement, ce n’est pas parce que les Juges de première instance ont considéré qu’aucun des éléments présentés par le Procureur n’avait de caractère exceptionnel qu’ils n’ont pas examiné aussi si tous ces éléments, ensemble, ne pouvaient pas avoir globalement un caractère exceptionnel.
30. Troisièmement, il convient de comprendre l’objectif que tente d’atteindre le Procureur: puisqu’il n’a pas réussi à démontrer le caractère exceptionnel des éléments 8 1245, par. 10 à 15.
présentés à la Chambre de première instance, il tente de convaincre la Chambre d’Appel que ces éléments présentés ensemble pourraient changer de caractère et être considérés par les Juges d’appel comme relevant de l’exceptionnel.
31. Suivre le Procureur reviendrait donc à abandonner toute rigueur dans l’évaluation du caractère exceptionnel ou non des circonstances pour se rabattre sur une évaluation superficielle. En réalité, abandonner la rigueur de l’analyse et refuser d’examiner le caractère exceptionnel de chacune des circonstances alléguées par le Procureur n’aurait qu’une conséquence : permettre de maintenir en prison automatiquement, le temps de l’appel, toute personne acquittée par la CPI. Au-delà du cas d’espèce, c’est ce à quoi essaie de parvenir le Procureur ici.
32. Si l’on examine ce qu’avance le Procureur pour justifier ici du maintien en détention, il apparaît que le Procureur décrit très précisément la situation qui existera pour tout acquitté. Comment considérer en effet comme « circonstances exceptionnelles » le fait qu’un acquitté (après avoir été accusé de crimes graves) puisse se rendre sur le territoire d’un Etat non-partie ou qu’en appel, des questions sur le standard de preuve et l’évaluation de la preuve pourraient être soulevées ? La question en jeu ici n’est donc pas celle de prétendues « circonstances exceptionnelles » mais bien celle du destin des acquittés par la CPI.
1.2. Deuxième moyen d’appel : la question du prétendu risque de fuite.
33. Le Procureur allègue qu’il existerait un « concrete risk of flight »9. Pourtant, après analyse, l’on peut constater que le Procureur n’apporte aucun élément concret qui permettrait de tirer une telle conclusion, accumulant hypothèses et théories sans jamais les appuyer sur des éléments concrets. A titre d’exemple, il s’appuie sur l’hypothèse que le Président de Côte d’Ivoire, Alassane Ouattara, aurait déclaré qu’il n’enverrait aucune personne à la Haye pour en inférer qu’il y aurait risque de fuite. Or, il n’y a aucun rapport logique et concret entre une déclaration qui ne concernait pas Laurent Gbagbo et un « risque de fuite ».
34. Pour tenter de consolider ses hypothèses, le Procureur fait feu de tout bois : 9 1245, par. 16.
35. Premièrement, il laisse entendre que la Chambre d’Appel aurait émis un avis sur la réalité du risque de fuite dans sa décision sur l’effet suspensif . Ceci est particulièrement trompeur (misleading) de sa part. En effet, la Chambre d’Appel s’est contentée d’évoquer l’allégation formulée par le Procureur relative à un risque de fuite pour prononcer l’effet suspensif, tout en précisant bien qu’elle ne se prononçait pas sur le fond de l’allégation .
36. Deuxièmement, sur le fond de l’argumentation du Procureur relative au risque de fuite, il ressort de la lecture du mémoire d’appel que son argumentation devant la Chambre d’Appel vise à faire oublier que devant la Chambre de première instance il n’avait fait état que d’hypothèses sans jamais établir la réalité d’un risque concret de fuite. C’est ce qu’avait constaté la Chambre de première instance . Le suivre ici, c’est-à-dire accepter une mise en détention fondée sur des hypothèses, reviendrait à consacrer un principe attentatoire aux libertés : un principe selon lequel une personne acquittée pourra toujours être maintenue en détention en attendant l’appel. En effet, puisqu’une personne libre de ses mouvements peut par définition se rendre où elle veut, il suffirait – comme le fait ici le Procureur – d’exciper du fait que quelque part un gouvernement a dit ne pas vouloir coopérer avec la Cour pour la maintenir en détention au motif – hypothétique – qu’elle pourrait se rendre dans ce pays. Le Procureur va même plus loin, puisque, dans le même sens, il s’appuie sur le fait qu’il existe des Etats non-parties – c’est-à-dire non tenus envers la Cour – pour avancer qu’il y aurait risque de fuite du seul fait que l’intéressé pourrait aller dans l’un de ces Etats. Mais à ce compte-là, il y a toujours risque de fuite tant qu’existera sur Terre un Etat non-partie au Statut ; et aucun acquitté ne sera jamais libéré.
37. Troisièmement, le Procureur s’appuie sur des décisions anciennes de la Chambre de première instance dans lesquelles auraient été évoqué un hypothétique risque de fuite13. Plusieurs remarques sur ce point : Tout d’abord, en s’appuyant sur d’anciennes décisions, le Procureur semble vouloir ignorer que depuis lors, Laurent Gbagbo a été acquitté, ce qui constitue un changement de circonstances fondamental. A suivre le Bureau du Procureur, il suffirait que des Juges se soient prononcés une fois sur le maintien en détention pour que cette détention soit valide ad vitam aeternam, même après un acquittement. Ensuite, en s’appuyant sur de telles décisions, rendues dans un autre contexte procédural (celui de la liberté provisoire sous l’article 60(3) du Statut), le Procureur semble vouloir ignorer que le standard de maintien en détention est ici différent : lorsqu’il s’agit d’une personne acquittée, il faut démontrer un risque concret de fuite, et non simplement avancer des hypothèses théoriques. En outre, en se fondant sur ces décisions anciennes, le Procureur semble vouloir ignorer que l’un des Juges qui se prononçait pour le maintien en détention à l’époque s’est depuis prononcé pour l’acquittement et pour une mise en liberté immédiate. Ce changement factuel radical met sérieusement en doute la pertinence pour la présente discussion des décisions sur lesquelles s’appuie le Procureur. Enfin, le fait que le Procureur s’appuie sur ces anciennes décisions ne prouve qu’une chose : qu’il ne dispose d’aucun élément matériel pour démontrer la réalité actuelle et concrète d’un prétendu risque de fuite.
38. Quatrièmement, le Procureur allègue que l’existence d’un supposé réseau de soutien aurait dû conduire la Chambre de première instance à mettre en doute l’engagement écrit de Laurent Gbagbo à se conformer à toute réquisition de la Cour14. Mais, le raisonnement du Procureur ne tient pas. Tout d’abord, le Procureur n’apporte ici aucun élément concret qui permettrait de vérifier l’existence du prétendu réseau de soutien. Il se contente, une fois encore, de renvoyer à des décisions antérieures qui n’ont aucune pertinence pour la présente discussion (cf. supra). Surtout, l’existence hypothétique d’un supposé réseau n’a rien à voir avec la sincérité de l’intéressé et sa volonté de tenir ou pas son engagement. Ce sont deux choses complètement différentes. Là encore, le Procureur ne prouve rien.
39. Cinquièmement, pour maintenir Laurent Gbagbo en détention, le Procureur mentionne la prétendue nécessité qu’il y aurait à préserver the « integrity of the proceedings »15. Mais cette question n’est pas pertinente. Le cas du Procureur est terminé, toute la preuve du Procureur a été présentée à la Chambre, tous ses témoins ont témoigné. Qu’y aurait-il à préserver ? Quel intérêt Laurent Gbagbo aurait-il à s’en prendre à l’intégrité de la preuve du Procureur alors qu’il a été acquitté sur la base de cette preuve ? Dans ces conditions, de quels risques visant l’« integrity of the proceedings » parle-t-on ici ? Nous n’en savons rien.
40. Le Procureur estime qu’il y aurait une incohérence dans l’approche de la Chambre de première instance qui d’un côté aurait fait confiance à Laurent Gbagbo pour qu’il respecte ses engagements et de l’autre lui rappelait ses obligations sous l’Article 70. Mais où est l’incohérence dans l’approche de la Chambre ? Rappeler les obligations auxquelles est soumise une personne n’a rien à voir avec l’évaluation qui peut être faite par les Juges de la sincérité de cette même personne. Prenons un exemple pour illustrer à quel point le raisonnement du Procureur manque de logique : tous les témoins qui sont venus témoigner lors du procès ont prêté serment (donc donné aux Juges la « garantie » qu’ils allaient dire la vérité), ce qui n’a pas empêché la Chambre de leur rappeler, à tous, leurs obligations sous l’Article 70. Suivre le raisonnement que le Procureur présente ici conduirait à, parce que la Chambre a évoqué l’Article 70 avec tous les témoins, considérer que ce rappel signifiait que la Chambre ne faisait pas confiance aux témoins.
Emmanuel Altit
Conseil Principal de Laurent Gbagbo
Fait le 29 janvier 2019 à La Haye, Pays-Bas