Une Ouattarandie en pleine déconfiture

Situation socio-militaire explosive, contexte politique confus
Ouattara à la tête d’un pays en pleine tourmente

La Côte d’Ivoire est à la croisée de l’ingouvernabilité. C’est la Grande muette, chargée de protéger le pays et ses Institutions, qui participe désormais activement à amplifier l’insécurité et fragiliser l’État. Devenue l’incontrôlable Grande pagaille, l’Armée ivoirienne donne le tournis aux autorités. Depuis trois ans, c’est elle qui défraie la chronique avec des mutineries à répétition, à l’effet d’extorquer des fonds à un Etat défaillant et paumé.
Le Président Laurent Gbagbo a, durant la crise politico-militaire, honoré «les Haut-les-cœurs» (des primes de guerre de motivation) aux Forces de défense et de sécurité (FDS, ex-forces nationales comprenant les Armées, la Gendarmerie, la Police, la Douane et les Eaux et Forêts). Son effort de guerre, après l’achat d’équipements militaires (chars, avions de combat, munitions…) pour faire face à l’agression, s’est arrêté là.

Il a donc catégoriquement refusé de subir les humeurs des soldats en leur payant des frais de dédommagement quand des accords de paix (en trompe-l’œil) ont été signés entre l’Etat et la rébellion armée.
«Les militaires sont venus me voir, a-t-il expliqué. Ils disent que comme la guerre est finie, ils veulent 6 millions de francs. J’ai réuni les militaires à la Présidence ici et je leur ai dit que j’ai fait l’histoire, donc j’ai étudié toutes les guerres. Je n’ai jamais vu une guerre qui se termine par une distribution de millions du Trésor public aux militaires. Je ne vous donnerai donc rien. Si c’est coup d’État que vous voulez faire, on a déjà vu coup d’État en Côte d’Ivoire ici. Allez faire votre coup d’Etat».
Laurent Gbagbo a défendu cette position alors que la rébellion armée dont le siège était Bouaké, deuxième ville du pays, contrôlait plus de la moitié du territoire et que deux Armées avec deux états-majors ont cohabité jusqu’à sa chute le 11 avril 2011: côté gouvernemental, les FDS et côté rebelle, les Forces armées des Forces nouvelles (FAFN). Mais ce niet aux revendications des FDS n’a entraîné aucune grogne, ni aucune mutinerie ni aucun soulèvement. Les Armées, Grande muette, sont restées dans les casernes.
Il ne faut cependant se faire aucune illusion. Les FDS étaient largement divisées sur le schéma des profonds clivages politiques existants. Il y a eu donc des soldats félons, conduits par les commandants de zone ou com’zones de la rébellion armée, qui ont été le fer de lance de la sédition menée officiellement par Soro Kigbafori Guillaume; il y a eu des soldats qui ont joué un double jeu. Sans être marginaux, toutes ces forces réunies pour donner le coup de boutoir à Gbagbo n’étaient pas majoritaires.
C’est pourquoi les FDS, attaquées par surprise, dans la nuit du 18 au 19 septembre 2002, et ayant perdu, de Korhogo à Abidjan, des officiers supérieurs abattus lâchement et nombre de soldats, ont réussi à repousser les assaillants qui n’ont constitué un kyste à partir de Bouaké, qu’à cause de la duplicité des forces militaires françaises de l’opération Licorne. Car les FDS, basées sur un noyau majoritaire de soldats loyaux, sont demeurées fidèles aux Institutions républicaines.

Pourquoi alors le ver est-il dans le fruit avec le successeur de Gbagbo? Le péché est originel. La rébellion armée avait certes un état-major, mais la chaîne de commandement dans sa branche militaire, à défaut de ne pas exister, était très lâche. Chaque com’zone (ils étaient dix seigneurs de guerre) était le seul chef de ses éléments qui n’obéissaient qu’à lui seul. Chaque «armée» avait alors son appellation pour bien marquer le territoire et se distinguer de l’autre: «Anaconda», «Delta Force», «Faucon noir», « Atchengué», «Guépards», «Cobra», «Commando dozo», etc.
Dès la chute de Laurent Gbagbo, tous les militaires et autres combattants ou mercenaires, marqués au fer rouge par ce déficit organisationnel systémique, ont intégré les Forces républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI), devenues Forces armées de Côte d’Ivoire (FACI). Quant aux cadres civils de la rébellion armée, ils se sont tous jetés dans les bras du RDR pour faire de la politique. Et les ambitions des uns et des autres se télescopent, semant la zizanie dans la Case, symbole du parti au pouvoir, surtout que certains, à commencer par l’ex-secrétaire général de la rébellion armée, qui sont considérés comme des intrus, ne sont pas les bienvenus.
Soro Guillaume, après avoir assumé de hautes fonctions au sein du Gouvernement, est désormais le président de l’Assemblée nationale et ne compte pas s’arrêter en si bon chemin. Il se donne, et c’est de bonne guerre, tous les moyens (politique, diplomatique et militaire) pour franchir la dernière étape.
Un rapport rédigé par des experts indépendants des Nations unies et rendu public le 4 avril 2016 est accablant: «Le groupe (Groupe d’experts sur la Côte d’Ivoire) a documenté l’acquisition de quantités pertinentes d’armes et de munitions, estimées à 300 tonnes, par les Forces nouvelles à la suite de la crise post-électorale. Guillaume Soro a traité directement l’acquisition du matériel».
Acculé de toute part par ces déclarations du comité de suivi de l’embargo, Guillaume Soro n’a pas tardé à réagir vigoureusement: «Les enquêteurs sont des farceurs médiocres. Il ne reste plus qu’ils nous accusent d’avoir des armes de destruction massive.»

Mais le 16 mai 2017, le Gouvernement, par la voix d’Alain Richard Donwahi, ministre délégué auprès du chef de l’Etat en charge de la Défense, a révélé avoir découvert une cache d’armes dans un domicile privé à Bouaké. Une enquête a été ouverte afin de déterminer qui en est le propriétaire.
Selon la communication de Guillaume Soro, la maison est la propriété de Souleymane Kamaraté dit «Soul To Soul», directeur de protocole du président de l’Assemblée nationale. S’il ne l’habiterait plus depuis 2004, elle aurait été occupée jusqu’à 2012 par des soldats (lesquels?) avant de devenir la résidence de sa mère.
Il ne faut pas se voiler la face. La guerre de succession à Alassane Ouattara à la tête du RDR et de l’État fait rage à tous les étages. Et tous les coups, avec des boules puantes, sont permis. Le samedi 04 mars 2017 à Korhogo, le Premier ministre Amadou Gon Coulibaly a voulu crever l’abcès de la guerre de tranchées opposant deux jeunes loups du sérail qui en décousent souterrainement: Soro Guillaume et le ministre d’Etat, ministre de l’Intérieur et de la Sécurité, Hamed Bakayoko.
«Sans sécurité, il n’y a pas de développement; votre rôle est crucial, nous comptons sur votre dextérité pour que la paix règne dans notre pays» a assuré au ministre d’État le chef du Gouvernement. Et pour mieux indiquer le chemin que doit prendre la nouvelle relation des hommes de confiance d’Alassane Ouattara, il a invité Hamed Bakayoko à se «rapprocher» de Guillaume Soro. «Je vous invite à vous rapprocher de Guillaume Soro pour que la paix règne dans notre pays» a-t-il lancé.
La paix est, en effet, hypothéquée en Côte d’Ivoire. La situation sociale reste explosive avec le chantier en panne de la réconciliation nationale, les difficultés financières s’annoncent insurmontables et le contexte politique court au pourrissement malgré une Opposition castrée. La confrontation ne met pas seulement aux prises les héritiers réels ou putatifs d’Alassane Ouattara engagés dans une lutte fratricide; elle prépare les deux poids lourds du RHDP (coalition politique au pouvoir), le RDR et le PDCI-RDA, à un choc frontal.

Le quiproquo, l’Appel de Daoukro du 17 septembre 2014. En invitant tous les partis membres de la plate-forme à soutenir la candidature unique d’Alassane Ouattara à sa réélection en 2015 pour le compte du RHDP, Aimé-Henri Konan Bédié, ancien chef de l’État et président du plus vieux parti de Côte d’Ivoire, en espérait autant pour un «militant actif» de son parti en 2020.
Échec et mat. Las d’attendre le retour de l’ascenseur alors que le bénéficiaire de l’Appel observe un silence assourdissant, le PDCI-RDA se dit en lice pour briguer la magistrature suprême afin de reprendre les rênes de l’Etat, quand le RDR, estimant de son côté n’être lié par aucun accord, se déclare candidat à la succession de Ouattara, son président. Et ce probable duel promet à lui seul des règlements de compte politiques et des étincelles.
Au milieu des suspicions, des peaux de banane et des bras de fer, c’est le branle-bas de combat. Chacun tente alors de susciter ou de tirer les ficelles des situations troubles comme la grogne des soudards.
Le 20 novembre 2014, le chef de l’État tentait de tuer le mouvement dans l’œuf en prenant les soudards par les sentiments: «Vous êtes dans l’armée et cela a été confirmé (…). A partir de maintenant, vous devez vous comporter en soldats modèles. Si vous n’êtes pas des modèles, vous allez créer la chienlit dans ce pays». «Passez le message à vos camarades que nous nous sommes vus et nous nous sommes parlé et que nous nous sommes compris», avait-il ajouté.
Ouattara a prêché dans le désert. Or, il est à la tête d’un pays réunifié et d’une seule Armée avec un seul état-major. Les 74.000 ex-combattants de la rébellion armée identifiés comment ayant participé, à un moment ou à un autre, à la longue période de crise politico-armée, ont été pris en compte par le programme de désarmement, de démobilisation et de réinsertion (DDR).
Ce processus a coûté plus de 105 milliards de nos francs à l’État de Côte d’Ivoire, à raison d’une prime ou aide directe de démobilisation d’un montant de cinq cents mille (500.000) francs CFA, pour solde de tout compte, à verser à chaque ex-combattant.
En outre, «13.000 ex-combattants sur 74.000 ont été intégrés dans les différentes forces de défense», selon le général Soumaïla Bakayoko, alors chef d’état-major général des Armées (CEMAG), sans passer naturellement par la case recrutement, concours, formation. Parmi les heureux élus, 8.400 ex-combattants recrutés qui ont fait passer l’effectif des Armées ivoiriennes de 15 mille à 23 mille militaires.
Ce sont ces derniers qui tiennent Alassane Ouattara en otage. L’armée ivoirienne n’est plus divisée; elle est fragmentée entraînant une confusion généralisée dans ses rangs. Ce d’autant qu’elle n’obéit plus aux Institutions, mais à des individus et/ou à des intérêts particuliers. Elle est donc gagnée par l’insubordination, l’insoumission et l’absence de chaîne de commandement. Et la chienlit est devenue notre quotidien.
Le chef de l’État, ministre de la Défense et chef suprême des Armées a, avec toutes ces casquettes, le couteau sous la gorge et le fusil sur la tempe. Il est contraint de distribuer, à tour de bras, des milliards de nos francs pour calmer la colère des rebelles à la discipline militaire et l’autorité de l’État.
Le 20 novembre 2014, Ouattara a donné à chacun des 8400 mutins cinq millions de francs. Le 16 janvier 2017, il a encore sué sang et eau pour virer à chaque soudard cinq millions de francs, avec la promesse de sept millions payables sur sept mois, soit un million de francs par mois et par mutin. Et c’est cette promesse non tenue qui a entraîné une troisième mutinerie.
Ne dit-on jamais deux sans trois? Poussé dans ses derniers retranchements, Ouattara s’est exécuté en virant, le 16 mai 2017, cinq millions à chaque soldat en furie. Ce sont déjà 126 milliards de FCFA qui ont ainsi été déjà distraits des caisses du Trésor public pour désintéresser seulement 8.400 soudards (à raison de quinze millions de francs par tête) sur un effectif de 23 000 hommes dans les Armées, soit 36.52%.
En juin 2017, ce sont seize milliards huit cents millions de francs (à raison de deux millions par tête) qui vont être encore virés dans les caisses des enfants gâtés de l’ex-rébellion armée.
Le Pouvoir joue ainsi, à son insu (!?), avec le feu. Il valide une armée à double vitesse, avec l’armée ou des armées dans l’Armée. Ouattara participe alors à opposer ouvertement les militaires des ex-FDS qui sont méprisés aux ex-combattants et autres mercenaires qui ont intégré les FACI.
Il attise, en outre, les rivalités latentes entre les ex-combattants: d’une part, les veinards qui s’en mettent plein les poches au moindre coup de feu, et d’autre part, ceux qui ont intégré les autres forces de défense (Police, Gendarmerie, Douane…) qui sont délaissés et ceux qui sont appelés démobilisés puisqu’ils n’ont eu aucun point de chute et sont sur les carreaux.
Dans un pays profondément clivé et de plus en plus ingouvernable, cette gestion militaire à la légère conjuguée à des appétits politiques voraces accumule sous le plancher du pays des barils de poudre. Prêts à sauter à la moindre étincelle.
FERRO M. Bally