Côte d’Ivoire : Ce que l’histoire aurait pu être

Pourquoi la droite historique française refuse de s’embarquer dans l’équipée sarkozienne en Côte d’Ivoire

article du lundi 3 janvier 2011, écrit par DeLugio, qui malheureusement depuis (au moins) quatre ans maintenant, n’écrit plus. sa plume particulièrement informée commentait l’actualité ivoirienne au jour le jour. exemple éloquent avec ce texte du 3 janvier 2011, 3 mois et une semaine avant le coup d’état qui renversa SEM Laurent Gbgabo. Ses archives peuvent encore être consultées…

… Où il est question des divisions de la droite française sur la « crise ivoirienne », divisions qui me semblent expliquer ce qui se passe entre tendances diverses. Les réflexions qui suivent ne sont évidemment pas une prise de position pour l’une ou l’autre branche : le revirement de la « vieille branche » est à mon sens de l’ordre du « les pays n’ont pas d’amis mais que des intérêts »…

Un article de Pierre Haski, constatant que tout un pan de la droite française se démarque des médias qui appuient Sarkozy unanimement dans la crise ivoirienne, parle de « blancs qui soutiennent Gbagbo ». Théophile Kouamouo lui a répondu, l’invitant à se nuancer au simple regard de positions communes à gauche comme à droite face à la « communauté internationale ». C’est dans ce sens qu’il me semble falloir aller, pour constater que les choses ne se posent pas dans les termes de Pierre Haski. Car à y regarder de près, il ne s’agit pas tant d’amis de Gbagbo, que d’opposants de droite à la politique de Sarkozy en Afrique…

Le premier moment de ce constat est venu pour moi comme une réelle surprise. Lors de l’émission de F. Taddéi, « Ce soir ou jamais », on annonce un moment de débat sur la Côte d’Ivoire. Je m’attends bien sûr à ce qu’on nous inflige d’habitude : une flopée de « spécialistes » ignorant tout ou presque des dix dernières années de la crise nous « expliquant » à nouveau ce qu’on nous rabâche en boucle. On nous annonce toutefois un chanteur ivoirien, Komandant Simi Ol, qui va dire, je reprends en substance, des « choses étonnantes ». J’attends donc, sans trop d’illusions, la « surprise », pour la fin de l’émission (près de minuit).

Et voilà, ô surprise en effet, qu’il n’est pas seul contre tous, comme à l’habitude, mais que Rahmatou Keïta, cinéaste et écrivaine nigérienne, a le même regard que lui – jusque là, je ne suis pas trop surpris : je sais que les peuples de toute l’Afrique de l’Ouest ne sont pas dupes et soutiennent le droit en Côte d’Ivoire, et donc reconnaissent le statut présidentiel de Gbagbo.

La vraie surprise vient lorsque J.F. Probst prend la parole ! Il me faut aller jusqu’au bout de l’émission pour cesser de me frotter les yeux. Mais en étant là je n’ai pas l’explication : pourquoi l’ancien conseiller de Chirac soutient-il si fortement Gbagbo ?… Et dénonce-t-il en parallèle aussi fortement Sarkozy ?

Les éléments d’explication me parviennent ensuite : le même 8 décembre, Philippe Evanno, ex collaborateur de Foccart, dont le nom est synonyme de Françafrique, a été interviewé sur une radio régionale, Kernews. Et l’on découvre un des éléments premiers de la prise de position de ceux qui s’avèrent au bout du compte très nombreux : la droite historique, gaullienne et au-delà et même la gauche mitterrandienne, se démarquent nettement, à l’insu des Français, de la politique de Sarkozy et de ses velléités guerrières en Côte d’Ivoire.

Où l’on découvre que cette politique nuit nettement, aux yeux des anciens, aux intérêts de la France !

Ainsi, pour Philippe Evanno, on assiste actuellement au «bouclage» de la domination américaine en Afrique, qui «se joue sur la présidentielle ivoirienne, puisque c’est sur cette présidentielle que l’on joue l’annulation pure et simple de la souveraineté des Etats africains». À la question de savoir pourquoi Nicolas Sarkozy adopte cette position qui favorise les USA, Philippe Evanno répond : «Je crois que c’est tout simplement la sienne. Nous avons, pour la première fois sous la Vème République, un président de la République qui est totalement acquis aux objectifs américains et cela revient à faire de la France un pays supplétif des États-Unis, notamment en Afrique. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas avoir des accords avec les Américains : c’était le cas à l’époque du général De Gaulle lorsqu’il y a eu un accord de partage de responsabilités, la France étant chargée de la lutte contre le bloc soviétique dans ses anciennes colonies. Cela a très bien fonctionné pendant plusieurs dizaines d’années, jusqu’à la chute du mur de Berlin. Aujourd’hui, nous sommes dans une situation totalement différente. Nous sommes dans la situation où, après la chute du mur de Berlin, on a cru qu’il n’y avait qu’une seule grande puissance. Or, depuis la dernière réunion du G20 en Corée du Sud, on se rend compte que l’on assiste à l’émergence d’une deuxième superpuissance et à une nouvelle forme de confrontation où la Chine et ses alliés, notamment la Russie, ce qui est aussi une nouveauté, cherchent à prendre pied sur le continent africain».

Telle est la raison pour laquelle l’ex collaborateur de Foccart ne peut se rallier à la position, qu’il juge suicidaire, de Sarkozy en Afrique.

Mais la dérive, pour lui, remonte plus haut. C’est en 1999, sous le règne Chirac, que le décrochage d’avec la politique gaullienne en Afrique s’est effectué, lors du coup d’Etat de 1999 contre Bédié.

Pour Philippe Evanno, «cette crise ivoirienne est directement liée à l’incapacité de Jacques Chirac à comprendre l’Afrique et à réagir correctement sur les dossiers africains. N’oublions pas que le coup d’Etat de décembre 1999 pouvait être enrayé en appliquant simplement les accords de défense avec la Côte d’Ivoire. Il suffisait de faire sortir une patrouille du 43e BIMA, basé à Port-Bouët. Les mutins, qui étaient des braves garçons dont les soldes n’avaient pas été payées et qui étaient manipulés pour faire tomber Bédié, seraient tout simplement rentrés dans leur caserne». Or, explique Philippe Evanno, «Jacques Chirac n’a pas eu le courage d’appliquer les accords de défense et cette seule absence de décision a détruit la totalité de la présence française en Afrique. À partir de cet instant, tous les chefs d’état africains disposant d’accords de défense avec la France ont su que la parole de la France ne valait plus rien». Après le coup d’état de 1999, les autorités françaises, avec Alassane Ouattara, ont organisé le partage du pays en deux : «C’est Dominique de Villepin qui est à l’origine de cette partition. En pleine paix, on a coupé un pays en deux pour des intérêts assez difficiles à expliquer. On a imposé à la Côte d’Ivoire une succession d’accords internationaux qui ont cherché à limiter sa souveraineté, notamment une commission électorale dite indépendante, qui est constituée quasi exclusivement d’opposants au pouvoir en place».

Or si l’on pose sur regard rétrospectif sur 1999, la position de Philippe Evanno correspond aux faits : la droite française est alors coupée en deux. Les modernes, dont hérite aujourd’hui Sarkozy, sont alors pour Ouattara, à l’appui de l’essentiel de la gauche et de la presse française, notamment de gauche. Jusqu’au directeur du FMI d’alors, M. Camdessus, qui s’invite dans les débats ivoiriens, en sa faveur ! Les « historiques », en tête desquels Chirac, sont pour Bédié. Cf. B. Debré.

Mais Chirac n’aime pas Gbagbo, élu en 2000. Il n’en a pas pour autant été jamais ouattariste. Ce qui explique la suite des événements. Ainsi lors de la tentative de coup d’État de 2004, au prétexte du présumé bombardement de Bouaké, le chef pressenti n’est pas Ouattara, mais le Gal Doué.

Ainsi, l’accord parisien créant le RHPD vise à remettre Bédié en selle. Chirac, qui l’a pourtant enjoint de faire silence en 2003 lors de Marcoussis (parce que « ce n’est pas lui qui a les armes »), ne doute pas que le chef du PDCI profitera de l’accord et sera élu le moment venu. Las ! On sait que les bourrages d’urnes au nord au premier tour de la dernière élection de 2010 l’ont privé du second tour.

Et c’est de là que vient le clash entre les gaullistes historiques et la droite sarkozienne ! Le trucage évident des élections débouche simplement sur un bradage de la position de la France en Côte d’ivoire et au-delà en Afrique.

Non seulement pour les raisons qu’a dites Philippe Evanno, mais aussi tout simplement pour la trop grande visibilité du trucage — qui vaut un nouveau et redoutable décrochage de la France et de ses intérêts en Afrique.

Et c’est là qu’entre en scène la droite chiraquienne, Probst en tête. Pour lui tout indique un bradage aux Américains dans le nouveau conflit Est-Ouest qui se dessine au niveau mondial. Je cite Probst : « il est évident que depuis longtemps la CIA téléguide avec quelques longues cordes, et assez facilement semble-t-il, le couple Alassane et Dominique Ouattara… Les rebelles du nord sont manipulés de l’extérieur, et pas seulement par l’islam avec Al Qaïda, des islamistes du nord de l’Afrique qui voudraient bien pousser jusqu’au sud. Tout cela est un imbroglio dans lequel les États-Unis nagent comme d’habitude à contre-courant. Ils ont engendré beaucoup de guerres et beaucoup de conflits civils, avec de nombreux morts dans de nombreux pays où il y a du diamant, de l’uranium, de l’or, du pétrole et d’autres richesses… Tout le monde fait la danse du ventre autour de la Côte d’Ivoire, mais les États-Unis, avec leurs manières lourdingues et obamesques, un peu comme Bush le faisait en Irak, arrivent à entraîner derrière eux des petits satellites ou des vassaux. Malheureusement pour mon beau pays de France, que le général De Gaulle avait fait sortir du commandement intégré de l’OTAN, le président Sarkozy a réintégré l’OTAN. Le président Sarkozy est à la traîne des États-Unis et la France est un wagon de queue de la grosse locomotive américaine… Les USA voudraient le Maroc, la Mauritanie, le Sénégal, la Guinée, le Mali, le Niger et cette Haute-Volta, devenue Burkinabè, qui veut percer vers le sud jusqu’à Yamoussokro pour, disent-ils, transformer la basilique Houphouët-Boigny de Yamoussoukro en mosquée. Obama, comme Sarkozy, c’est un peu une marionnette entre les mains du complexe militaro-industriel américain et des grandes multinationales de l’agroalimentaire qui font ces barres chocolatées qui rendent obèses tous les enfants du monde. Cette action américaine me fait retourner un peu en arrière, au moment de la mort du président Houphouët-Boigny. La France avait déjà cette espèce de difficulté à être ensemble de façon gaullienne pour reconnaître les bienfaits et les défauts de la politique d’Houphouët. Mais Houphouët a dû gérer un pays après l’indépendance, il a commis sûrement des erreurs. Il a sûrement commis celle de mettre dans le même marigot Henri Konan Bédié et Alassane Ouattara, qu’il a nommé premier ministre pendant que sa femme, Dominique, jouait un rôle semble-t-il bizarre à Abidjan et à Yamoussoukro. À la mort d’Houphouët, dans l’avion qui emmenait les autorités, Chirac ne parlait quasiment plus à Balladur… »

Félix Doh, un des responsables de la rébellion (tué depuis dans un règlement de comptes entre rebelles)Les signes sont là que les Etats-Unis ne dédaigneraient pas de voir se mettre en place en Afrique de l’Ouest un nouvel Irak dont ils règleraient le désordre… Avec cette fois l’aval du président français. Tout y est, même la complicité objective avec les islamistes : certes Ouattara n’a peut-être de musulman que son prénom et l’usage qu’il en a fait pour agiter les réflexes identitaires et ethniques. Jeu avec le feu tout de même. Probst rappelle que « les rebelles du nord sont manipulés de l’extérieur, et pas seulement par l’islam avec Al Qaïda, des islamistes du nord de l’Afrique qui voudraient bien pousser jusqu’au sud. Tout cela est un imbroglio dans lequel les États-Unis nagent comme d’habitude à contre-courant. » Comme Al Qaïda est un diable fort pertinent au Moyen Orient, ses équivalents Africains, de Somalie au Nigeria, et dans la même nébuleuse chez les rebelles ivoiriens sont fort utiles comme motif pour instaurer un ordre similaire (Ouattara, sous cet angle ressemble fort à Talabani pour l’Irak ou à Karzaï pour l’Afghanistan – la situation ivoirienne interroge ainsi sur celle de l’Afghanistan : les talibans à combattre sont un bel alibi, et ancien allié de Washington – cela pour des motifs tout autres que ceux qu’il semble, et où la France n’a pas grand chose à faire)…

La droite gaullienne, par la voix de Probst donne ainsi toutes ses raisons de ne pas suivre l’équipée sarkozienne en Côte d’Ivoire. Raisons difficilement réfutables, qui emportent ainsi jusqu’à l’extrême droite…

La France n’a rien à gagner à ces manœuvres et ces bruits de guerre en Côte d’Ivoire. Son intérêt est même clairement de rejoindre la légalité selon laquelle Gbagbo a été élu Président de Côte d’Ivoire.

Et ici, on transcende même gauche et droite. Après Guy Labertit, Henri Emmanuelli et François Loncle, qui ont tenu ferme et refusé de se rallier à la politique étrangère sans colonne vertébrale qui est celle du PS, qui se tourne toujours dans le sens du vent du pouvoir en place, c’est l’ancien président du conseil constitutionnel Roland Dumas, qui vient de mettre le holà, prenant position, avec Maître Vergès, pour le droit et la légalité ivoiriennes.

Et à ce point, c’est non seulement la droite et la gauche qui se retrouvent dans l’ordre d’un intérêt commun, celui de la France ; mais c’est la France et la Côte d’Ivoire qui s’avèrent avoir le même intérêt, celui que bafouent le pouvoir français et la rébellion du Golf.

Il est temps de se ressaisir pour ouvrir à nouveau l’avenir.