« Une véritable bombe à retardement est en place en France depuis la crise du Covid » par Gaël Brustier
20/04/2021
La gestion de l’épidémie de Covid par le pouvoir place la France dans une situation inédite et très préoccupante. Explosion de la pauvreté et des problèmes psychiatriques au sein de la population, opposition politique reléguée, inaudible et engluée dans des polémiques stériles.
À la veille d’une présidentielle décisive pour notre avenir collectif, le politologue Gaël Brustier analyse la situation dans un grand entretien sur QG
L’impuissance de la part du pouvoir français face au Covid-19 est désormais patente, faisant de la France un des plus mauvais élèves dans le monde, et condamnant sa population à poursuivre encore un semi-confinement et un couvre-feu socialement destructeurs. Dans ce grand entretien accordé à QG, le politologue Gaël Brustier souligne combien cette crise met à nu diverses questions déjà anciennes, que ce soit celle de la grande pauvreté, ou la prise en charge insuffisante des questions psychiatriques par le politique. Il revient aussi sur la dépendance économique illustrée par le blocage du Canal de Suez par le bateau Ever Given, ou encore sur l’énergie perdue par la gauche à se donner une posture morale sur des questions comme « l’islamo-gauchisme » ou les réunions « non-mixtes », au lieu de mettre en avant ses idées, et d’être force de proposition. Interview par Jonathan Baudoin
QG : Quel est votre regard sur la stratégie du gouvernement contre l’épidémie de Covid depuis le premier confinement, en mars 2020 ?
Gaël Brustier : Lorsqu’on relit les articles sortis à cette période-là, il y a désormais plus d’un an, on se rend compte à quel point pendant huit jours, la France a été sidérée. Toutes les familles politiques ont été sidérées. On s’est laissé happer par cette histoire de guerre. Tout le champ lexical de la guerre a été mobilisé. « La première ligne », « la deuxième ligne », les « héros », les « morts au combat », etc. On a eu droit à tout. Y compris à « l’économie de guerre », demandée par le Parti socialiste, sans que le PS sache vraiment ce qu’est une économie de guerre d’ailleurs. Tout cela a enfermé l’ensemble du pays dans des solutions qui ne posaient pas la question fondamentale des libertés publiques. Ça me semble être l’erreur originelle de tout le monde. On a plongé, du jour au lendemain, dans un pays mort, où beaucoup de gens ont dénoncé leurs voisins, il faut aussi s’en souvenir. Par vengeance, pseudo-civisme, veulerie, etc. Les gens téléphonaient dans les commissariats en dénonçant des voisins, coupables de non respect du confinement. Sur le plan des libertés publiques, on est un pays qui a complètement déraillé.
Depuis un an, on a eu un massacre de la communication. Au lieu de jouer au président de House of Cards confronté à une pandémie, il aurait mieux fait de tenir un discours républicain, de responsabilité et ne pas se perdre dans ces revendications ingérables sur l’ensemble du pays. Il y a eu un éclatement complet des repères des gens, aboutissant à une situation de plus en plus ingérable. « On ne confine pas assez », « on confine trop », « on ne veut pas télétravailler » mais en même temps « on ne veut pas aller au travail ».
J’ai toujours analysé Macron, soit comme le moteur de la régénérescence de la Ve République, soit comme son syndic de faillite. Il oscille entre les deux depuis son élection. Il est le produit des politiques menées depuis 30-40 ans en France. Il en est la synthèse. Il est une espèce de syncrétisme de différentes coteries, issues des différentes strates qui ont gouverné la France. De ce fait, il en est, à la fois, le continuateur et la victime. Ça me semble très important de le dire.
Je pense que Macron a aussi payé l’incontinence communicationnelle de son ministre Olivier Véran, qui est apparu à tout bout de champ. Dès qu’il y avait un micro, il fallait qu’il parle. Très peu d’interventions de Véran ont du reste été retenues parce qu’il parlait trop. Et le Premier ministre a donné, dans le détail, ce qui relevait des préfets. L’interdiction d’alcool en plein Charolais sur la voie publique n’a pas lieu d’être. Mais ça a déjà existé. Il y a une dizaine d’années, à Paris, au-delà de 18h, on ne pouvait pas acheter d’alcool dans les supermarchés du centre de Paris. C’est une mesure d’ordre préfectoral. Ce n’est pas au Premier ministre de raconter ce genre de choses.
Ils se sont perdus dans la détaillite, qui est le reflet d’une impuissance subie, parce que ce pays n’est plus indépendant économiquement, d’un point de vue sanitaire. On l’a très bien vu avec l’affaire des masques, et celle des vaccins. Ils ont été victimes d’une embrouille au sujet des masques, où les collectivités locales ont commandé par elles-mêmes, se faisant concurrence de manière débridée, se volant des cargaisons de masques. Ça a été le cas dans plusieurs régions. Le stock n’est pas arrivé, il est allé chez quelqu’un d’autre. Par leur incurie, le régime politique et l’État ont montré crûment que rien de tout cela ne fonctionnait plus.
Ça ressemblait à ce que Marc Bloch décrivait de la France de 1940. La première armée du monde battue en quatre semaines. Nous, on avait la meilleure médecine du monde, le meilleur système médical du monde et on s’est enfoncé dans une crise d’un an, qui n’aurait jamais dû arriver. Ce n’est pas uniquement la faute de Macron. Il faut resituer cela dans un temps beaucoup plus long et prendre conscience de ce qu’est, aujourd’hui, la France dans le monde. J’ai l’impression que personne, sauf à parler de reportages sur le télétravail, n’a vraiment conscience que l’Europe est mise totalement sur la touche, de manière spectaculaire. Contre toute attente et toute logique.
QG : Compte tenu de la gestion très critiquée de la crise sanitaire, les 12.000 lits de réanimation promis il y a un an qui ne sont jamais venus, la problématique autour des vaccins dont l’efficacité est contestée et la mise à disposition chaotique, est-ce que tout cela peut peser lourdement sur l’élection présidentielle, prévue l’an prochain ?
G.B : Je pense qu’on a une conjoncture fluide. Les frontières idéologiques ont complètement explosé, pour un certain temps. Elles vont se reconstituer, mais pour le moment, depuis les Gilets jaunes, on a deux années de crise rampante après avoir été explosive. La question sociale est au cœur. Comment les gens font pour vivre ? Tout cela saute aux yeux désormais avec les étudiants, qui sont le public dont on peut saisir la réalité à travers les restos U. Puis il y a eu des suicides d’étudiants. Il y a une vraie détresse au sein de la population. Si on prend le 93, quand il faut bouger pour aller bosser, il y a des gens qui n’ont pas de smartphone. Ils n’achètent pas le journal, du moins ce n’est pas fréquent. En plus, ils n’ont pas d’imprimante, pas forcément d’ordinateur, ni de connexion à Internet. Comment font-ils pour avoir une attestation ? C’est beaucoup plus compliqué que pour la moyenne. Ce genre de détails ne l’est pas pour eux. Il y a une augmentation spectaculaire d’un certain nombre de maux sociaux, rendant la société plus que jamais imprévisible. On peut moins anticiper les évolutions électorales. Ce qui se passe dans notre rue est dramatique, à bien des égards. C’est une bombe à retardement.
QG : À vos yeux, est-ce que cette crise sanitaire est symptomatique des effets délétères du système capitaliste sur l’ensemble du monde vivant ?
G.B : On en a deux exemples. La question des vaccins et la question du gros bateau qui s’est planté dans le canal de Suez. On a sous notre nez les incohérences du système. Ça fait un moment qu’on s’était aperçu que l’industrie pharmaceutique avait émigré, pour un grand nombre de médicaments, en Inde par exemple, pour des raisons de coût. On avait dépouillé une bonne partie de notre industrie pharmaceutique, dont on pensait pourtant, il y a 15 ans, qu’elle ne partirait jamais. C’était la chanson qu’on nous avait servie. Que ce n’était pas possible sur des trucs de haute technologie, que ce n’était pas possible sur les médicaments. On s’aperçoit que c’est faux.
Le 23 mars 2021, Ever Given, un bateau de + de 400 mètres de long se retrouve à bloquer le canal suite à des vents violents et une tempête de sable.
On s’aperçoit aussi de la taille des bateaux. Ce bateau de 400 mètres de long, et les connaisseurs en mathématiques voient bien les milliers de tonnes qui sont sur ces bateaux. Ce qui était intéressant, c’est qu’il y en avait d’autres qui attendaient, derrière. On voit très bien notre dépendance aux routes commerciales, à l’égard d’un système qui a été créé par le libre-échange, par l’OMC, depuis la contre-révolution néolibérale des années 1980. On a toutes les données pour comprendre à quel point c’est dramatique, aujourd’hui. Et l’affaire du bateau est marrante parce qu’en fait, ils ont fait des reportages sur le chocolat en Inde au journal du midi et à celui du soir. C’est sympathique mais personne ne nous parle de ce que signifie ce gros bateau, d’où il vient, ce qu’il transporte, etc. Or, c’est ça qui est intéressant. Il permet de tout comprendre.
QG : Il y a 10 ans, Le Courrier International se demandait si la gauche française était « la plus bête du monde ». Est-ce pire en 2021 ?
G.B : Il y a beaucoup de gens intelligents à gauche, mais il y a trop d’intelligents qui ne pensent pas. C’est assez bizarre à observer. On peut être engagé mais il faut avoir les yeux ouverts sur ce qu’est la gauche aujourd’hui. Par exemple, un discours sur le problème de la mondialisation, le libre-échange des marchandises, eh bien on nous disait hier à gauche de parler plutôt de « flux financiers ». L’ennemi était invisible, ce qui était vrai à certains égards, mais en fait c’est une imbrication. Wall Street, Walmart et le PCC [Parti communiste chinois, NDLR] ont fait partie d’un triangle très bénéfique pour les trois parties. Mais si on dit cela, à gauche, c’est tout de suite qu’on est pour des barbelés, des douaniers ! Je préfère pour ma part des douaniers à des gens qui meurent, en n’ayant pas eu le médicament qu’ils devaient recevoir. La Chine oriente les nouvelles routes de la soie, le commerce mondial, à son profit. Et nous, face à ça, on est toujours les bras ballants.
Depuis un an, c’est une guerre d’interprétation, tout ce qui s’est passé. Et la Chine a été très active, bien plus que nous. On a parlé de guerre contre un virus mais aucune vraie vision ne s’est dégagée. C’était à l’opposition de faire ce travail. Or, ils ne se sont pas bien occupés des questions sociales, ou disons un peu sur le tard, à la fin de l’automne. Et comme ils ne croisent jamais un ouvrier, ce n’est pas problématique pour eux. Je ne parle pas de la France Insoumise, qui est un peu à part. Je parle surtout du PS et de nos grands penseurs de gauche. Ils n’ont pas été vifs sur les libertés publiques, alors qu’on est un des trois seuls pays au monde à avoir instauré une auto-attestation, avec la Grèce et l’Azerbaïdjan !
Le numéro de Courrier International du 5 janvier 2011
Puis on a assisté à une vague dans les hôpitaux psychiatriques. Les gens qui étaient déjà dépressifs sont entrés en très grande dépression. Les gens qui consommaient un peu de produits divers en sont devenus complètement accros. Beaucoup ont plongé. On n’a pas voulu identifier cela, ni en parler au début, parce que ce sont des problèmes que le politique fuit. Le politique a peur de ce qui lui paraît dégradant. Parler de la situation en psychiatrie, ça lui semble beaucoup trop sale pour ce qu’il est, sauf exception. Il y a, quand même, quelques élus qui s’en sont préoccupés. Et puis, il y a la montée de la grande pauvreté. Le rapport qu’entretiennent les élus de gauche, à la capitale, avec la très grande pauvreté, est un rapport de gestion. C’est peut-être un peu sévère, ce que je dis, mais c’est quand même essentiel quand on est élu. On accepte que les gens restent dehors. Il y a très peu de gens qui ont relayé la liste des 540 morts dans la rue, sachant que c’est une estimation minimale, publiée par La Croix, comme chaque année, le 30 mars.
QG : Les polémiques autour de l’islamo-gauchisme ou des réunions non-mixtes, tournant à la foire d’empoigne quasi quotidienne sur les réseaux sociaux, visent-elles pour le pouvoir à désorganiser totalement l’opposition et à empêcher celle-ci de se rassembler selon vous ?
G.B : Je pense que cette histoire est débile. Les réunions « non-mixtes » de l’Unef concernent très peu de personnes. Si trois personnes estiment avoir le même problème de discrimination dans la société et veulent se réunir entre elles, il n’y a strictement aucun problème. Ça les regarde. Ça relève moins du militantisme que de la sphère privée. Si c’est un exemple de militantisme que de dire à des femmes victimes de sexisme, à des gens victimes de racisme : « Parlez entre vous. Dites ce que vous ressentez puis après, on portera ça politiquement, en apportant une réponse politique », je ne vois strictement pas le problème. Ce sont de faux problèmes, il faudrait tourner cela en dérision. Le problème, c’est l’esprit de sérieux d’une partie de la gauche, qui fait qu’elle démarre au quart de tour. Certains en rajoutent des tonnes. C’est une espèce de posture morale, pas du tout politique.
Quant à « l’islamo-gauchisme », je pense que c’est un concept totalement foireux. Ça ne veut pas dire qu’à un moment donné, il n’y a pas eu une extrême-gauche qui y a pensé, à travers le SWP (Parti Socialiste des travailleurs, aux États-Unis, NDLR), marchant main dans la main avec des islamistes. C’est un fait. Dans un autre registre, des alliances douteuses eurent lieu entre les États-Unis et la mafia sicilienne contre Mussolini. Ce n’est pas un concours de pureté, la politique. Il peut y avoir des erreurs, c’est l’histoire. On ne va pas passer son temps à se positionner indéfiniment. Ça n’a pas de sens. L’essentiel, c’est que les buts politiques qu’on poursuit soient, un jour, le bout du tunnel. Je n’adhère pas non plus au mot « islamophobie », mais ce n’est pas très important au fond. Si on parle de la même chose, c’est-à-dire, de rejeter quelqu’un parce qu’on le suspecte de tous les maux, c’est du racisme anti-musulmans, point barre. C’est souvent de la connerie d’ailleurs, parfois du fascisme. Mais il ne faut pas s’écharper indéfiniment là-dessus. Il faut en venir au fait. Et le fait c’est : comment chacun accède à l’émancipation, comment on résout un problème d’urgence qui est le nombre de milliers de gens malheureux dans ce pays, dont il faut s’occuper tout de suite parce qu’on a eu 100.000 morts avec le Covid, et qu’on a des millions de gens qui sont désormais au bord du gouffre.
QG : Quel sera l’impact de ces polémiques sur le vote populaire ? Pourraient-elles notamment inciter selon vous les banlieues à se détourner une fois de plus des urnes l’an prochain ?
G.B : Je ne pense pas que ce soit ça qui les détourne. Pour moi, tout cela n’aura pas d’impact. Le temps que la gauche passe à chicaner sur « qui soutient qui ? qui ne soutient pas qui ? », c’est autant de temps qu’elle perd, et qu’on lui fait perdre, pour exprimer ses points de vue très concrets et ses propositions. Par exemple, quand Clémentine Autain passe à la télé, on lui pose éternellement ces mêmes questions, parce qu’elle symbolise aux yeux d’une certaine droite une chose qui n’a rien à voir avec la réalité, et pendant ce temps, on n’aborde pas les propositions de sa campagne régionale.
Je ne vois pas, sur ce type de polémiques, comment faire avancer le schmilblick. Audrey Pulvar n’a jamais voulu interdire des réunions aux blancs. C’est tellement évident ! Mais quand elle demande aux blancs de « se taire », elle donne prise à ce machin-là. C’est infernal ! Une fois la pièce mise dans le juke-box, le disque tourne sans arrêt. Elle s’est faite complètement avoir, alors que c’est une femme intelligente. Elle n’a pas vu le truc venir. Il y a ce moment de gravité : « Je suis l’homme de gauche, la femme de gauche. On parle de racisme, je suis là. Je ne vous laisserai pas faire, etc. ».
Mais il y aurait plein d’autres choses à dire aussi. La gestion, par Anne Hidalgo, de l’espace public à Paris fait beaucoup de mal à la gauche. S’ils ne s’en aperçoivent pas, c’est qu’il y a un problème. N’importe quel mec de gauche qui monte à Paris, est estomaqué devant l’enlaidissement de la capitale. On s’en aperçoit moins parce qu’on y est tout le temps. C’est cette capacité à céder au folklorique, à ne pas structurer vraiment sa pensée, sa propagande, à ne pas ciseler les choses, qui crée des polémiques sans cesse, c’est épuisant. Il faut se détourner de ce genre de choses. Il ne faut pas débattre avec le Printemps républicain. Ça n’a aucune espèce d’intérêt. C’est aussi Twitter qui entretient tout ça. « Je suis sur Twitter, donc je m’indigne ». Et tout le monde s’indigne de la position du voisin, qui s’indigne de la position qu’on a prise par rapport à celle du voisin. Twitter ne concerne personne en France, sauf 10.000 zigotos qui regardent ça. Et pourtant, ça occupe un temps totalement délirant.
Propos recueillis par Jonathan Baudoin
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Gaël Brustier est politologue et essayiste. Il est membre de l’Observatoire des radicalités politiques de la Fondation Jean Jaurès. Il est également l’auteur du Désordre idéologique (éditions du Cerf, 2017), #Nuit Debout : que penser ? (éditions du Cerf, 2016), Le Mai 68 conservateur : que restera-t-il de la Manif pour tous ? (éditions du Cerf, 2014), ou encore La guerre culturelle aura bien lieu : l’occidentalisme ou l’idéologie de la crise (Mille et une nuits, 2013)