Quand la Grande-Bretagne a déporté 1 580 réfugiés de la Shoah à l’île Maurice

Ils ont fui les nazis pour la Palestine mandataire en 1940, avant d’être déportés et enfermés pendant 5 ans ; le 12 août marque le 75e anniversaire de leur libération

By Robert Philpot

LONDRES – Le 5 décembre 1940, 1 580 hommes, femmes et enfants juifs ont été sortis du centre de détention d’Atlit près de Haïfa, transférés sur deux navires et déportés vers l’île Maurice dans l’océan indien.

À leur arrivée dans la petite colonie britannique, 17 jours plus tard, les réfugiés – qui avaient fui l’Europe occupée par les nazis trois mois auparavant – ont été conduits à la prison centrale de Beau Bassin où ils ont été détenus derrière les barreaux pendant près de cinq ans.

Cette déportation est la première et la seule fois pendant la guerre que des réfugiés juifs qui avaient atteint les côtes de la Palestine ont été expulsés du pays par la force. La décision des autorités du Mandat britannique reflète à la fois une volonté de dissuader l’immigration clandestine en Palestine et la crainte que des espions nazis se cachent dans les rangs des réfugiés. Mais en même temps, la Haganah – l’organisation paramilitaire représentant les Juifs en Palestine mandataire – était également résolue à empêcher la déportation – un désir qui devait avoir des conséquences tragiques et sanglantes.

Alors que le 75e anniversaire de leur libération a été marqué par un événement virtuel de commémoration le 12 août, l’histoire largement oubliée des réfugiés a été retracée par l’universitaire israélienne Roni Mikel-Arieli à partir des archives coloniales et des mémoires, des lettres et des histoires orales des détenus, ainsi que des témoignages des Mauriciens locaux.

« C’est une histoire très marginale en Israël », a déclaré Mikel-Arieli au Times of Israel depuis Washington, DC, où elle mène ses recherches sur les réfugiés. « Peu de gens sont au courant. Quand j’en ai parlé à des amis, ma mère, mon père et ma grand-mère, ils n’en avaient jamais entendu parler. Je suis née et j’ai grandi en Israël, j’ai toujours été très intéressée par l’histoire de mon pays, et je suis une chercheuse sur la Shoah, mais je n’en ai entendu parler que lorsque je suis allée en Afrique du Sud pour mes

recherches de doctorat en 2014 ». Roni Mikel-Arieli. (Avec l’aimable autorisation de Nir Arieli)

Les réfugiés déportés à Maurice faisaient partie d’un groupe plus large de 3 500 Juifs qui ont quitté Bratislava, la capitale de la République slovaque pro-nazie, le 5 septembre 1940, à bord de deux navires : l’Uranus et l’Helios.

Une semaine plus tard, les réfugiés sont arrivés à Tulcea, en Roumanie, où ils ont été transférés sur trois navires : le Pacifique, le Milos et l’Atlantic. Le groupe – qui comprenait des Juifs de Vienne, Prague, Brno, Berlin, Munich et Dantzig – était très hétéroclite. La plupart des hommes viennois avaient été raflés et envoyés à Dachau après la Nuit de Cristal ; leur libération avait été conditionnée à leur départ immédiat d’Europe.

Mais le prix à payer pour échapper aux nazis était élevé.

« Ce fut un voyage physiquement et mentalement difficile », dit Mikel-Arieli. « C’était très traumatisant ». Bien que les conditions aient été mauvaises sur les trois navires, celles à bord de l’Atlantic ont été particulièrement pénibles. Le bateau est resté deux semaines derrière le Milos et le Pacific ; lorsqu’il a manqué de charbon, certaines parties du bateau ont été brûlées afin de lui fournir de l’énergie pour poursuivre son voyage. Certains passagers sont morts à bord du bateau et leurs corps ont été jetés par-dessus bord.

« De nombreux problèmes »

L’arrivée en Palestine n’a pas non plus été source de soulagement. Les réfugiés avaient chanté la Hatikva, le futur hymne national d’Israël, lorsqu’ils ont finalement aperçu le mont Carmel, mais leur accueil a été glacial.

Ils ont été reçus non seulement par les autorités britanniques mais aussi par les autorités juives du Yishouv avec indifférence et cynisme

« Ils ont été reçus non seulement par les autorités britanniques mais aussi par les autorités juives du Yishouv avec indifférence et cynisme. Cela transparaît très fortement dans le témoignage des réfugiés », déclare Mikel-Arieli.

En fait, les Britanniques avaient prévu l’arrivée des réfugiés presque dès leur départ de Bratislava. En octobre 1940, le secrétaire aux Colonies, George Lloyd, demande au gouverneur de l’île Maurice d’accueillir 4 000 réfugiés juifs qui, selon lui, se dirigent vers la Palestine. À certains égards, l’attitude de Lloyd n’est pas surprenante : un an auparavant, le Livre blanc du gouvernement britannique avait fixé des limites strictes au nombre de migrants juifs autorisés à entrer en Palestine.

Mais l’application du quota n’était pas sa seule préoccupation. Les réfugiés, a précisé Lloyd au gouverneur de l’île Maurice, doivent être détenus dans un camp, derrière des fils barbelés et sous surveillance constante. Un groupe de détenus juifs tchèques à la prison de Beau Bassin en 1942. (Avec l’aimable autorisation de Gideon Ickovic)

« Le problème de l’immigration illégale en Palestine, qui a causé beaucoup de problèmes dans le passé, s’est à nouveau aggravé […] Tous ces immigrants viennent maintenant de pays ennemis ou de pays occupés par l’ennemi. Nous n’avons aucun contrôle sur eux », a suggéré le bureau des Colonies dans un télégramme confidentiel de novembre 1940 que Mikel-Arieli a découvert.

Le télégramme, estime-t-elle, fournit « une perspective sur la façon dont les autorités du Mandat britannique perçoivent les réfugiés juifs non seulement comme des immigrants illégaux mais aussi comme une menace potentielle ».

Le rôle des nazis dans l’histoire des réfugiés est toujours entouré de mystère

Le commandant des forces militaires britanniques au Moyen-Orient a également averti qu’il était peu probable que les nazis ne tentent pas de placer des agents parmi les réfugiés. Ces craintes ne se limitaient pas à la Palestine : en juin 1940, alors que le danger d’une invasion allemande se profilait à l’horizon, le gouvernement britannique avait ordonné l’internement temporaire de tous les « étrangers ennemis » au Royaume-Uni, y compris les réfugiés juifs allemands et autrichiens (bien que le processus de libération de ceux, y compris les Juifs, qui n’étaient pas considérés comme un danger fut alors en cours).

Le rôle des nazis dans l’histoire des réfugiés est toujours entouré de mystère. Les trois navires ont été affrétés en septembre 1940 par l’Office central de l’émigration juive, sous la direction de Berthold Storfer. Storfer, un financier juif autrichien, est un personnage controversé qui a travaillé en étroite collaboration avec Adolf Eichmann et qui a été accusé de franchir « une mince ligne entre l’assistance et la collaboration ». (Il a ensuite été assassiné à Auschwitz).

« Nous savons que les nazis étaient impliqués, et nous savons que s’ils ne l’étaient pas, le départ des Juifs n’aurait pas été possible à ce moment-là », affirme Mikel-Arieli. Un atelier de couture dans la section hommes de la prison de Beau Bassin, à l’île Maurice. (Avec l’aimable autorisation de Ghetto Fighters’ House Archives, Israël)

L’attitude des autorités britanniques envers les réfugiés a affecté celle du Yishouv, ou établissement juif en Palestine mandataire. Il ne voulait pas enfreindre la loi britannique en encourageant l’immigration illégale ni être considéré comme collaborant de quelque manière que ce soit avec les nazis. « Pour le Yishouv, c’était un casse-tête », estime Mikel-Arieli.

Les réserves de Churchill Winston Churchill s’exprimant en janvier 1939. (Crédit photo : AP Photo/ Staff/ Putnam)

Le gouvernement britannique n’était cependant pas tout à fait d’accord avec cette approche et il y avait un courant d’inquiétude sous-jacent.

Le Premier ministre, Winston Churchill, a tenté d’assouplir les ordres de Lloyd de placer les réfugiés derrière des fils barbelés, l’avertissant : « Nous ne pouvons pas avoir un Dachau britannique. »

Nous ne pouvons pas avoir un Dachau britannique

Mais la demande de Churchill – que les Juifs soient traités comme des réfugiés et non comme des criminels – a été en réalité ignorée.

Le Cabinet a également exprimé ses préoccupations lorsque Lloyd a évoqué la perspective d’expulser les réfugiés vers la colonie britannique de Trinidad dans les Caraïbes. Contrairement à Trinidad, l’île Maurice n’était pas aux portes de l’Amérique et était considérée comme un endroit plus discret pour emprisonner les réfugiés. Un groupe de jeunes filles en détention lors d’une activité d’un mouvement de jeunesse au cœur de la forêt mauricienne. (Avec l’aimable autorisation de Ghetto Fighters’ House Archives, Israël)

Mais, alors que les Britanniques planifient la déportation, la Haganah se prépare à les arrêter. Les réfugiés du Milos et du Pacifique avaient déjà été transférés sur un autre navire, le Patria, qui, selon les plans, devait déporter les 3 500 Juifs vers l’île Maurice.

Alors que l’Atlantic s’approche de Haïfa, la Haganah décide de tenter de saborder le Patria en faisant exploser des explosifs à bord. Bien qu’elle ait tenté de faire savoir aux réfugiés déjà à bord du Patria qu’ils devraient sauter du navire à une heure précise, la tentative de sabotage a terriblement mal tourné. Quelque 260 réfugiés et un certain nombre d’officiers britanniques sont morts dans l’explosion.

« Je pense qu’ils estimaient qu’il fallait à tout prix mettre fin à la déportation », déclare Mikel-Arieli.

Il fallait à tout prix mettre fin à la déportation

L’explosion à bord du Patria a cependant eu un impact. Conformément au droit international, les Britanniques ont décidé de permettre aux réfugiés qui ont survécu à l’explosion – environ 1 700 au total – de rester en Palestine.

Les passagers de l’Atlantic n’ont cependant pas eu cette chance. Alors qu’ils avaient été initialement emmenés avec leurs compagnons d’infortune à Atlit, dix jours plus tard, le 5 décembre, les Britanniques ont mis à exécution leur menace de les déporter. Ils avaient été avertis la veille au soir qu’ils devaient faire leurs bagages et être prêts à partir le lendemain matin.

Les réfugiés ont décidé de ne pas partir sans se battre : Ils refusèrent de faire leurs bagages et beaucoup ne s’habillèrent pas, croyant que les soldats britanniques seraient gênés par des femmes nues refusant de quitter le centre de détention. Les autorités n’ont cependant pas été dissuadées et les réfugiés, dont beaucoup étaient encore déshabillés, ont été emmenés sur les bateaux qui attendaient pour les expulser vers l’île Maurice.

« Ce fut une déportation très violente et beaucoup de réfugiés ont résisté », dit Mikel-Arieli. Médecins et infirmières de l’équipe médicale s’occupant des détenus juifs internés à Maurice. (Avec l’aimable autorisation de Ghetto Fighters’ House Archives, Israël)

Des conditions difficiles

À Maurice même, le terrain avait été préparé. Les détenus de la prison centrale de Beau Bassin ont été transférés pour libérer de l’espace pour les réfugiés. À leur arrivée, les hommes ont été séparés des femmes et des enfants, qui ont été emmenés dans un camp nouvellement aménagé, attenant à la prison. Entre-temps, de nouveaux règlements ont été adoptés pour empêcher les réfugiés de contester leur détention devant les tribunaux locaux et interdire aux habitants de la région de les contacter directement.

Les détenus de la prison centrale de Beau Bassin ont été transférés afin de libérer de l’espace pour les réfugiés. À leur arrivée, les hommes ont été séparés des femmes et des enfants

Les 18 premiers mois du séjour des réfugiés à Maurice ont été particulièrement difficiles. Ils ne pouvaient pas quitter le camp et il y avait peu de vie de famille. En effet, leur détention, combinée à l’insistance des autorités pour que les réfugiés ne soient jamais autorisés à entrer en Palestine, s’est avérée dévastatrice pour certains. Bien que cela ne soit pas consigné sur les documents officiels, un certain nombre de réfugiés se sont suicidés. Le cimetière juif de Saint-Martin à Maurice où sont enterrés 128 réfugiés juifs morts pendant leur détention. (Avec l’aimable autorisation de Roni Mikel-Arieli)

Au total, 128 réfugiés n’ont pas survécu à leur séjour à Maurice et sont enterrés au cimetière juif de Saint-Martin sur l’île. Un cas particulièrement tragique concerne un artiste, Fritz Haendel, qui s’est pendu dans sa cellule ; son corps a été découvert par sa femme lorsqu’elle est venue lui dire que le médecin du camp venait de lui annoncer qu’elle était enceinte.

Au début de la détention, les Britanniques ont divisé les réfugiés en groupes selon leur nationalité et leur ont demandé d’élire un représentant. Au fil du temps, une certaine confiance s’est instaurée entre les détenus et les commandants du camp et les autorités locales. Cela reflète à la fois l’attitude coopérative des réfugiés et le fait que les autorités se sont rendues compte qu’il n’y avait pas d’agents ennemis dans les rangs des détenus. La famille Cayeux à Belle Mare avec un groupe de détenus juifs. (Avec l’aimable autorisation de Lorraine Lagesse)

Ainsi, en 1942, les conditions ont été considérablement assouplies : certains des détenus ont été autorisés à travailler en dehors du camp et les maris et femmes séparés ont pu se rencontrer pendant quelques heures chaque semaine. Les réfugiés ont développé une riche vie culturelle, politique et sociale. Ils ont créé des ateliers, une association sioniste, des écoles et deux synagogues.

Pendant la dernière année de leur détention, les autorités ont autorisé des groupes de réfugiés à quitter la prison et à passer des vacances dans un camp d’été sur l’île.

Les réfugiés n’étaient d’ailleurs pas sans amis et sympathisants. La communauté juive d’Afrique du Sud a créé un comité spécial, a envoyé des fournitures, notamment des articles religieux et des livres, et a acheté des produits fabriqués par les réfugiés dans leurs ateliers. Une tentative du South African Jewish Board of Deputies d’envoyer une délégation en janvier 1941 pour visiter la prison fut repoussée par les autorités britanniques. Les tentatives de négocier la libération des réfugiés ont également échoué. Les détenus, insistent les Britanniques, étaient des immigrants illégaux internés pour avoir commis un crime.

Les détenus, ont insisté les Britanniques, étaient des immigrants illégaux internés pour avoir commis un crime

Les réfugiés ont également témoigné plus tard de l’aide qu’ils ont reçue de la population locale mauricienne. Avertis de leur arrivée imminente, les habitants ont loué des bateaux, salué à quai et bordé les routes pour accueillir les réfugiés. Ils ont également collecté des dons et des vêtements pour les détenus. Lorsque les conditions se sont assouplies et que les artistes réfugiés ont organisé une exposition de leurs œuvres, la population locale a acheté certaines de leurs œuvres.

L’arrivée des réfugiés a été « un événement très inhabituel pour cette petite île », dit Mikel-Arieli, ajoutant qu’ils ont été « reçus à bras ouverts ». Une fête pour les enfants internés dans le camp de femmes de Beau Bassin, à l’île Maurice. (Avec l’aimable autorisation de Ghetto Fighters’ House Archives, Israël)

De retour en Palestine, cependant, les institutions juives ont ignoré les télégrammes des détenus leur demandant d’intervenir en leur faveur. Lorsque Moshe Sharett (alors Shertok), le chef du département politique de l’Agence juive, a été interrogé par les familles des réfugiés lors de réunions publiques, il a répondu que les détenus étaient au moins en sécurité pendant leur incarcération.

« Bien sûr, les réfugiés à Maurice étaient plus en sécurité que ceux qui se trouvaient encore en Europe », dit Mikel-Arieli. « C’est un fait et une chose que les détenus eux-mêmes [reconnaissaient] … L’île Maurice n’était pas Dachau et ce n’était pas Auschwitz. C’était autre chose ». Néanmoins, poursuit-elle, elle ignore pourquoi les réfugiés ont été détenus pendant près de cinq ans.

L’île Maurice n’était pas Dachau et ce n’était pas Auschwitz. C’était autre chose

Alors que la guerre touche à sa fin, le 21 février 1945, le gouverneur de l’île Maurice informe les dirigeants des détenus que les autorités britanniques ont décidé d’autoriser les réfugiés à entrer en Palestine. Six mois plus tard, les réfugiés ont quitté l’île. La plupart ont accepté l’offre d’aller en Palestine, bien que certains soient allés aux États-Unis et au Canada ou soient retournés en Europe.

Un groupe d’hommes priant dans une des synagogues installées dans la prison de Beau Bassin. (Avec l’aimable autorisation de Ghetto Fighters’ House Archives, Israël)

Raconter leur histoire

Au cours des deux dernières décennies, l’histoire des réfugiés a enfin commencé à être racontée. Le livre de la romancière mauricienne Geneviève Pitot, « Le shekel Mauricien », a été publié en 1998 ; le cinéaste sud-africain Kevin Harris a produit un documentaire en 2007 ; et l’année suivante, une collection d’archives de photographies, documents, lettres et mémoires a été déposée à la Ghetto Fighters’ House en Israël. En 2014, le centre d’information et de commémoration des détenus juifs de Beau Bassin a ouvert ses portes.

Mikel-Arieli, qui s’est rendue à l’île Maurice l’année dernière, a trouvé un intérêt considérable dans un projet qu’elle a mis en place avec le Johannesburg Holocaust & Genocide Center, la Rosa Luxemburg Stiftung Southern Africa, le Beau Bassin Jewish Detainees Memorial and Information Centre et l’organisation DIS-MOI à l’île Maurice pour recueillir du matériel et des témoignages de la population locale sur le temps que les réfugiés ont passé sur l’île.

Mikel-Arieli pense que l’un des aspects les plus importants de ses recherches est le processus par lequel les réfugiés en sont venus à être marginalisés par les Britanniques, le Yishouv et les autorités coloniales à Maurice.

« Ce processus de marginalisation a commencé lorsqu’ils ont quitté Bratislava », dit Mikel-Arieli. « Il se reproduit dans la manière dont nous nous souvenons – ou ne nous souvenons pas – de cet épisode. La façon dont les réfugiés ont été marginalisés – cette ‘altérité’ – a créé une justification pour les maintenir en prison pendant cinq ans dans des conditions strictes – et pour que cette histoire soit ignorée jusqu’à présent ».
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