Procès de Nice
Premier Jour – L’embarras
Tout est embarrassé dans ce procès. Il s’ouvre d’ailleurs, non sur des remarques qui se veulent profondes – et dont raffolent les présidents de Cour lors de ces événements. Mais sur des débats casuistiques, propres à un autre siècle, sur la qualité de « parties civiles ».
L’enjeu est important : il se compte en dizaines de millions d’euros, récoltés, pour ne pas dire, moissonnés par les avocats, rémunérés au nombre de victimes, directes ou indirectes, qu’ils représentent.
L’affaire, puisque c’en est une, s’est donc ouverte par la longue énumération des plus de neuf-cents « parties civiles constituées », certains avocats n’hésitant pas à égrener des dizaines de noms appartenant aux mêmes familles, l’oncle, la tante, le cousin peut-être même, d’une victime réelle, leur permettant de récolter quelques fruits. La polémique avait éclaté lors du procès du 13 novembre, lors duquel des moissonneuses-batteuses professionnelles avaient réussi à agréger plus de cent parties civiles chacune, engrangeant plusieurs millions d’euros en quelques mois, le tout aux frais de l’Etat.
Avec un peu moins d’une cinquantaine de robes noires pour près de mille parties civiles, le calcul est rapidement fait : la moyenne, qui tourne autour de vingt clients par conseil, leur permettra d’obtenir quelques quarante-mille euros à cinquante mille euros par mois. De quoi voir venir l’inflation.
Embarrassé, le procès l’est aussi de par son objet : sept accusés, du pizzaïolo à l’ami de l’ami ayant permis d’acheter une arme, sont convoqués à la barre. Le meurtrier ayant réussi son suicide, nous en sommes réduits à juger les connaissances des connaissances de celui-ci, agrégées pour certaines autour de l’infraction « d’association de malfaiteurs terroriste », une infraction scélérate, qui permet à la fois de cibler les opposants politiques ayant participé à des mouvements sociaux (c’est le cas actuellement en Guadeloupe avec l’affaire des « grands frères »), ou des petits délinquants sans ampleur mobilisés par l’Etat pour figurer au grand spectacle de son impunité.
Car c’est bien d’impunité dont il s’agit ici, et d’évidence, la plus grande source d’embarras. Le pouvoir connaît bien la justice, qui en est le bras armé. Il sait user de ses armes, celles de la procédure, demeurées merveilleusement constantes depuis des siècles. Parmi elles, celle du « saucissonnage », qui consiste, pour étouffer une affaire, la diviser en plusieurs procédures.
En l’occurrence, un massacre de grande ampleur, qui a laissé plusieurs milliers de victimes, dont 86 morts, au cours d’une interminable embardée d’un camion de 19 tonnes sur la promenade des Anglais, à Nice. Il a fallu dix-sept mille mètres pour que des policiers interviennent. Dix-sept mille mètres, soit une durée interminable, lors de laquelle l’horreur s’est déployée. L’auteur était, tout l’indique, quelqu’un de fasciné par la violence, et un Procureur avait eu la riche idée de lui infliger un rappel à la loi, accompagné de suggestions à sa femme pour qu’elle se comporte mieux, suite à une plainte de cette dernière relative à d’extraordinaires violences conjugales. Aucune sécurisation du périmètre n’était intervenue.
Alors l’embarras d’un procès qui s’est vu dépourvu de tout élément relatif à la gestion des faits par les autorités, étatiques et municipales. Une autre procédure, morte-née, a été volontairement ouverte pour enterrer celles-ci. On tique lorsque la policière municipale chargée de la vidéosurveillance le jour des faits, qui a donc assisté en direct aux événements et aux interactions entre les forces de l’ordre, demande à être entendue. Elle est refusée en ce que son témoignage serait « redondant » avec l’officier de police judiciaire qui, des mois plus tard, a « exploité », c’est-à-dire décrit les images alors captées. L’un est soumis à l’autorité hiérarchique qui souhaite par tous moyens que l’on n’explore leurs responsabilités et n’a pas assisté aux événements. L’autre a vécu le drame, souhaite le raconter. C’est le premier qui sera entendu, non la seconde.
Embarras encore, et par conséquent, dans cette salle à moitié-vide, on commence à comprendre pourquoi, parfaitement bunkérisée, sans jurés – puisque les tribunaux politiques que sont les cours d’assises spéciales en charge du terrorisme ne sont plus composées que de magistrats professionnels – lorsque l’on s’interroge sur le visionnage des images. Certains s’y opposent, au nom d’une décence dont on comprend mal ce qu’elle aurait à voir avec une procédure judiciaire qui a, justement, trait à la commission d’un crime. D’autres souhaitent que ces images ne soient jamais accessibles publiquement. Que serait-il de notre mémoire d’Auschwitz, si comme le souhaitaient les nazis, on en avait effacé les images ?
Embarras enfin, de cette salle sans public, puisque l’on a décidé de réserver l’audience aux avocats, parties civiles, magistrats et accusés. Les citoyens, le peuple, est relégué à des salles annexes, alors que l’immense espace, construit pour les « grands procès », est aux deux-tiers vide.
C’est ainsi que, depuis le deuxième jour, on ne nous fait plus passer par l’entrée principale du tribunal, mais celle arrière, autrefois dévouée aux assises, et depuis des années condamnée. On fouille les avocats, les passe aux portillons, procédures inédites pour des auxiliaires de justice. Gare à ceux qui protesteraient. C’est donc dans une salle sans fenêtres, isolée au sein du tribunal lui-même, loin de l’intérêt des Français et de nombreuses victimes qui ont compris que rien ne se jouait, que nous nous trouvons là, enfermés, attendant impatiemment de découvrir celui qui, du pizzaïolo ou du trafiquant de joints, sera condamné ou relaxé.
Tiens, l’homme aux centaines de parties civiles, ne s’est pas déplacé aujourd’hui. Ses honoraires ne le justifient probablement pas.
Quelques minutes plus tard, le premier témoin est entendu : il est policier et donc, mal contemporain, il sera anonymisé. Il lira des notes.Les assises ne sont plus ce qu’elles étaient.
Troisième jour – Le procès des pizzaïolo
Un agent de la DGSI témoigne donc. Il le fait de façon anonyme, en lisant des notes. C’est tout à fait contraire à toutes les règles des assises, qui exigent l’oralité des débats, mais ces règles sont piétinées dans les procès antiterroristes. Je pose la question : un quelconque contrôle ou intervention hiérarchique sont-ils intervenus sur le contenu de sa déposition ? Mon intervention d’hier a été très bien accueillie. Elle ne menaçait personne, et invoquait le négationnisme pour justifier de la nécessité de ne rien cacher, en particulier les images de la propagande. Même Le Monde a cru bon de s’en faire l’écho.
Il n’en va évidemment pas de même aujourd’hui. Car j’empiète sur tous les terrains, dont celui de la défense, et menace le simulacre auquel on est confrontés. Le policier bafouille, refuse de répondre, le Président intervient pour tenter de l’interrompre. Car il y a un trou, et quel trou, dans sa déclaration, qui fait du discours de M. Al Adnani, porte-parole de Daesh, du 22 septembre 2016, le point de départ de ce que l’on appelle la « menace inspirée », et qui consiste à attaquer par tous les moyens, y compris des voitures, les occidentaux, en particulier la France. Interrogé, et de son propre chef, sur le fait que la France soit particulièrement mentionnée, l’officier de la DGSI prétend que cela pourrait s’expliquer par la présence importante de Français au sein de Daesh, et, lorsque poussé, sur son intervention au Sahel. Problème : notre agent secret, à tous les sens du terme, oublie sciemment, dans sa déclaration très complète, de plus d’une heure, que la déclaration d’Al Adnani est en réaction directe à des frappes qui ont été menées non pas un mois, non pas une semaine, mais trois jours avant la déclaration de M. Al Adnani, par la France, contre des cibles de Daesh en Irak. En d’autres termes, qu’elle est la conséquence directe de ces frappes.
Étrange « oubli », dont notre agent secret va avoir du mal à se dépêtrer. Les enjeux sont pourtant énormes : cette relation de causalité a un impact immédiat sur la responsabilité pénale des accusés poursuivis pour association de malfaiteurs en vue de la commission de crimes terroristes. Mais, savoir si le pizzaïolo doit ou non être condamné est un enjeu infinitésimal au regard de la forêt que cache ce procès : la décision politique de frapper Daesh, prise par les autorités politiques de l’époque, ont exposé les Français à ces conséquences directes.
La DGSI les avait-il prévenus de ces dangers ? Ont-ils pris cette décision ont conscience ? Lorsque Daesh a réagi – on peut le comprendre, dans cette perspective – ont-ils adapté leur position ? Il ne semble pas, le ministre de l’intérieur de l’époque, M. Cazeneuve, réagissant virilement à la déclaration de Al Adnani, affirmant : « La France n’a pas peur. Elle a déjà été menacée ».
Faute d’adaptation des mesures militaires et du positionnement géopolitique de la France vis-à-vis de cette nouvelle menace, qui touchait non pas l’Etat mais la population française, des mesures ont-elles été cependant prises pour protéger de façon supplémentaire cette dite population ? L’agent de la DGSI précise que son service note de nombreux tutoriaux, publiés notamment début 2016, suggérant l’utilisation de voitures béliers. La DGSI a-t-elle suggéré des mesures face à tout cela ? Si oui, ont-elles été mises en œuvre ? Si elles l’ont été, comment explique-t-on qu’un camion de 19 tonnes ait pu dévaler sur la promenade des Anglais, un jour de fête nationale, un an et demi après les attentats de Charlie Hebdo et huit mois après ceux du 13 novembre ? Comment cela se fait-il qu’aucune mesure, dont de simples piliers en béton, n’aient été mis en œuvre ?
Ces questions ne font pas partie de l’agenda de la Cour. L’affaire, en effet, a été soigneusement saucissonnée. Et lorsqu’elle menacerait de déborder, on fait convoquer des témoins dotés de notes soigneusement préparées, et l’on s’indigne que l’on puisse s’en indigner.
Ces questions, qui sont les seules qui intéressent les parties civiles au procès des pizzaïolo, ne trouveront nulle réponse. Ce procès est définitivement une mascarade, au sens le plus littéral du terme : son seul objectif est de mettre en scène une apparence de justice, dont l’objectif est d’éviter toute remise en cause de la responsabilité, et donc, de l’autorité de l’État. Tout ce qui débordera sera durement sanctionné, et tous ceux qui y participent se font les complices d’une opération dont les premiers instruments sont les accusés, mais dont les victimes, si elles continuent dans cette voie, n’en seront pas des moindres.
Juan Branco