« on aura le choix entre vivre mieux ou subir une dictature »
Le regard de Boris Cyrulnik sur cette crise sanitaire que nous traversons
par France Inter publié le 27 avril 2020 à 17h55
Le neuropsychiatre était l’invité de l’émission « Le Téléphone sonne ». Il a donné son point de vue éclairé au micro de Claire Servajean sur ce que la pandémie de Covid-19 et le confinement bouleversent dans nos vies – notre vie personnelle, mais, aussi, notre vie en société.
CLAIRE SERVAJEAN : Ce confinement n’est absolument pas naturel. Iriez-vous jusqu’à dire que le confinement est une agression psychologique ?
BORIS CYRULNIK : « C’est une forme d’agression psychologique, et neurologique. On n’est pas fait pour vivre seul. On peut parfois s’isoler de la société, et se reposer quand on a été trop stimulé. Mais ce n’est pas le confinement.
Se confiner, c’est être enfermé, prisonnier… Or, quand on isole quelqu’un sensoriellement alors qu’il ne le souhaite pas, cela restreint la stimulation de son cerveau. Si cela dure longtemps cela provoque des angoisses et des décompensations psychologiques. Trop longtemps, le cerveau s’altère. »
Y a-t-il clairement des modifications dans notre cerveau liées au confinement ?
– S’il n’y a pas « d’autre », le cerveau s’éteint. On le voit sur les photographies en neuro-imagerie maintenant.
Lorsqu’on est confinés à plusieurs dans un tout petit espace, au contraire, il y a une hyper stimulation et on n’arrive pas à traiter toutes les informations. Le rythme naturel se casse complètement. Dans les deux cas, trop seul ou trop nombreux dans un appartement trop petit, on n’est pas bien. »
Il est donc normal que le confinement joue sur les comportements ?
– Oui, le comportement est l’expression de nos émotions. Si on n’a pas appris à les contrôler petit, on explose. C’est ce qu’on voit actuellement avec l’augmentation des maltraitances familiales et conjugales. »
Sur le plan psychologique, nous ne sommes pas égaux. Est-ce pour cela que certains vivent mieux que d’autres ce confinement ?
– On n’est pas égaux, parce que ceux qui ont des grands logements souffrent moins que ceux qui ont des petits logements.
Mais surtout avant le confinement, certains parmi nous avaient acquis des facteurs de protection : une famille stable, sécurisante, une bonne maîtrise du langage, un diplôme qui leur permettait d’avoir un métier correct, ce qui explique un appartement assez grand… Donc ceux-là souffrent peu. Et quand le confinement sera terminé, ils reprendront un bon développement. C’est la définition de la résilience.
Mais à l’opposé, ceux qui ont acquis des facteurs de vulnérabilité avant le confinement (famille maltraitante, maladies répétées, précarité sociale, absence de diplômes, mauvais maniement de la parole, petits métiers instables, donc de petits logements… ), vont souffrir du confinement. Une fois qu’il sera levé, le traumatisme supplémentaire vécu fera qu’ils auront du mal à déclencher un processus de résilience. »
Quels conseils pour ceux qui commencent à trouver le temps long ?
– Tout le monde trouve le temps long. On peut essayer de trouver les ressources au fond de soi et autour de soi. Ceux qui avaient renoncé à la musique peuvent s’y remettre. Ceux qui sont capables de se faire un programme d’action dès le matin, avec par exemple une heure d’écriture, ensuite de l’écoute de musique, puis des coups de téléphone s’en sortiront mieux. »
Ce qui est paradoxal, c’est que l’on avait tendance à se plaindre souvent de manquer de temps. Et là, on en aurait presque trop…
– Le rythme fait partie du vivant. Il y a le jour, la nuit, le flux, le reflux… Les plantes s’ouvrent et se referment, les animaux dorment et sont actifs. Or, notre rythme est déséquilibré par le confinement.
Dans les années 1960, une expérience avait été faite par Antoine Spire. Ce spéléologue s’était isolé dans des grottes profondes de façon à se couper du rythme du jour. Au bout de quelques jours son rythme s’était désynchronisé. Il vivait 25 ou 26 heures par jour au lieu de 24 heures.
Quand on isole des gens très longtemps, comme les soldats torturés de la sorte pendant la guerre du Vietnam, ils finissent toujours par avoir des angoisses et parfois, même, des hallucinations. Et si ça dure trop longtemps, on y passe tous. »
Les enfants
Les enfants s’adaptent-il mieux au confinement ?
– Oui, ils sont faciles à blesser, mais aussi faciles à ‘réparer’. Le bouillonnement des neurones est intense à leur âge, et une blessure est vite sécurisée. Même si ce n’est pas toujours facile pour les parents, les enfants ont envie de vivre, ils bougent, et c’est bon signe. A cette occasion, les petits vont redécouvrir le plaisir d’aller à l’école, et de retrouver les copains.
Une telle expérience laissera-t-elle des traces chez les enfants ?
– Les enfants qui auront des traces cérébrales seront ceux qui auront été maltraités pendant l’isolement ou qui auront été isolés trop longtemps.
Mais la mémoire, c’est autre chose. Les souvenirs conscients dépendent des souvenirs collectifs. Si on ne leur parle pas de cet évènement, beaucoup d’entre eux vont l’oublier. Mais si on leur en parle, ils mettront en mémoire ce qu’on leur aura dit du confinement : s’il leur a été présenté comme une angoisse terrifiante, ils garderont en mémoire cette terreur.
La seule solution, c’est de leur dire qu’il y a un danger, mais aussi qu’on sait comment faire pour le surmonter – le respect des gestes barrières. Si on donne un programme au enfants, ils surmonteront l’épreuve. »
Les personnes âgées
L’isolement est très agressif pour les personnes âgées. Elles peuvent se laisser mourir de solitude. On appelle cela le syndrome de glissement. On parle de une mort naturelle alors qu’il s’agit d’une mort par carence affective.
On peut compenser cette solitude par une communication via Skype. C’est mieux que rien, mais il manque une partie de la communication sensorielle : entendre, voir des enfants courir… »
Que pensez-vous de l’expérience de l’Ehpad « Les Platanes » de Saint-Tropez où, comme dans d’autres établissements pour personnes âgées, le personnel s’est confiné avec les patients ?
– C’est une expérience magnifique. Chapeau ! Je suis convaincu que la plupart des pensionnaires ont été stimulés par cette présence et que ceux qui ont participé à cette aventure vont être fiers de ce qu’ils ont fait pendant longtemps. Ils ont fait preuve de courage. Dans les situations de catastrophes, on parle trop de ceux qui profitent pour voler, pour escroquer, mais il y a toujours des gens courageux. »
Les héros… et les autres
Qu’est ce qui fait que dans des crises comme celle que nous vivons aujourd’hui, certains font preuve d’altruisme et d’autres d’égoïsme ?
– Dans ce genre de période, il y a toujours des personnes qui volent au secours des personnes blessées, affamées. Mais il y a toujours une minorité de gens qui profitent pour exploiter les malheureux. C’était vrai pour la guerre de 1940, mais c’est vrai aussi pour les petits événements de la vie quotidienne.
Il y a quelques années l’autoroute Lyon-Marseille a été bloquée par la neige. On parlait des « naufragés de l’autoroute ». Beaucoup de personnes sont arrivées avec des pelles, et des vêtements pour aider les gens qui étaient bloqués alors que d’autres sont arrivées pour vendre des bouteilles d’eau à un prix exorbitant. »
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