L’impasse du commentaire perdu
par Philippe Grasset (NdE: Bon anniversaire Philippe)
La France est le cadre d’un étrange théâtre, où le burlesque irresponsable côtoie le tragique involontaire, comme l’on dirait qu’il y a une “France-bouffe” pour remplacer notre “grand récit national”. Il y a ce contraste surprenant, ou bien dirais-je pathétique, entre un ministre qui “drague en boîte” et son président qui skie sur la montagne, et “la plus belle avenue du monde” qui brûle. Là-devant, le commentaire hésite, balbutie, tonne, revendique et met en accusation, et moi je reste sans voix.
Je suis comme cet officier fameux de la Très-Grande Amérique, dans la matinée du 7 décembre 1941 à Pearl Harbor, devant les structures brisées et les coques éventrées des puissants cuirassés de la Flotte du Pacifique, et disant, songeur : “Je sais que nous allons gagner mais je me demande bien comment”. Moi, devant Macron-sur-ski et les Champs-Élysées qui brûlent, je me dis sans mot dire : “Je sais que ces actes méritent d’être commentés mais je me demande bien à quelle fin utile.” Notre époque semble être devenue le temps de la fin de non-recevoir pour ce qui est du commentaire des choses que l’on désigne comme des “événements”.
M’attardant hier devant ce qu’on nommait avant “la petite lucarne” (qui est devenue grande), c’est-à-dire l’écran de la télévision, j’y ai vu des commentateurs en grand nombre, au bord de la crise de nerfs. Ils en sont à leur cinquième mois à décrire ce qu’ils jugent indescriptible, à expliquer ce qu’ils apprécient comme inexplicable, à comprendre ce qu’ils ont admis comme étant incompréhensible. Je trouve que la fatigue se fait encore plus voyante chez les commentateurs que chez les divers groupes dans les rues, qui s’affrontent et s’affrontent sans plus savoir pourquoi, convaincus que l’acte justifie les moyens et qu’il est inutile ni d’en deviner, ni d’en prévoir la fin.
A vouloir trop décrire et à prétendre à la vérité comme à une aiguille dans une botte de foin, on finit sur le proverbe de la paille et la poutre. Cet exercice est épuisant et n’éclaire plus que le vide tonitruant, comme si les “espaces infinis” qui effrayaient Pascal avaient fini par prendre leurs quartiers sur cette terre déchirée et cahotante. Le commentaire est dans une impasse, immensément futile parce que perdu, et pourtant il se fait que tout cela a un sens.
En d’autres temps, j’avais trouvé arrangeant de prôner la vertu de l’“inconnaissance”, argumentant qu’il est bon de parfois admettre qu’il est inutile de vouloir comprendre, décrire et expliquer certains événements et certains actes, simplement pour la satisfaction de l’arrogante raison-subvertie. L’“Acte-18” et Compagnie prennent finalement tout leur sens si l’on accepte d’écarter les redites et redites sans cesse développées toujours aux mêmes propos et aux inutiles conclusions temporaires qui demain auront pris leur teinte caduque et leur démarche claudicante, pour admettre que tout cela se place dans un immense mouvement, – la forme du “tourbillon crisique” est bienvenue pour décrire ce phénomène, – qui mérite notre attention exclusivement. Le seul constat de circonstance, en rapport avec les événements courants, que l’on peut proposer, est certes que la France se débrouille malgré tout assez bien pour se signaler “à part”, et significative par ces événements indescriptibles et incompréhensibles de “l’immense mouvement” dont je parle ; comme si les dieux lui laissaient encore sa chance…
(En aparté : je l’avoue et je le signale en même temps comme un signe des temps, je me réfère beaucoup aux “dieux” ces temps derniers, lesté de mes trois-quarts de siècle aujourd’hui exactement.)
Alors, la lumière se fait, c’est-à-dire qu’elle éclaire enfin quelque chose. Je ne dis pas que Pascal en serait moins effrayé pour autant, mais enfin l’on peut prétendre que cette frayeur est justifiée et, elle au contraire, tout à fait compréhensible. Ainsi la France reprend-elle sa place parmi le “concert” épouvantablement disharmonique et cacophonique des événements du monde. La France, en effet, est désormais et de ce fait entrée de plain-pied dans la globalisation (et non “mondialisation”) du monde. Catastrophique, indescriptible, absolument subvertie, plus basse qu’elle ne fut jamais, la France est pourtant l’un des épiphénomènes les plus remarquables et les plus originaux de cet “immense mouvement” qu’est la Grande Crise de l’Effondrement du Système.
Vous comprenez qu’à ce point l’inconnaissance vous impose le silence du commentaire du tout-venant et que le commentaire réduit au silence rend compte enfin de l’essentiel, qui est bien l’impasse où il se trouve ; car derrière cette impasse, car il y a toujours quelque chose derrière une impasse, se manifestent avec discrétion mais sûreté d’eux-mêmes les premiers sons de l’harmonie, les premiers signes de l’équilibre et la perspective de l’ordre qu’il importe de retrouver, – plutôt recréer que restaurer, – comme l’on retrouve le rangement du monde après la catastrophe. Il suffit, comme l’Indien de nos jeunesses enfuies, de coller l’oreille au sol pour sentir encore plus qu’entendre le grondement des Temps Nouveaux.
Cela fera bien office de commentaire, après tout, – perdu et retrouvé.
source:http://www.dedefensa.org/article/limpasse-du-commentaire-perdu