Le texte du Juge Cuno Tarfusser (2)
24. Parmi les exemples les plus significatifs, j’estime que ceux qui suivent sont particulièrement remarquables.
i. Le témoin P-0414 (trois jours d’audience), opératrice d’un centre d’appels de l’ONUCI, a illustré comment elle rédigerait des rapports sur la base des informations recueillies par les appelants ; à son crédit, elle n’a cessé de souligner que, » à son niveau « , elle n’aurait aucune information ni aucune idée sur l’utilisation que pourraient faire ses supérieurs de l’information (non filtrée) reçue au centre.
ii. Le témoin P-0369 (trois jours d’audition), un chercheur de Human Rights Watch, a témoigné avoir passé quelques mois sur le terrain pendant la crise post-électorale à mener des entretiens avec les victimes, conformément aux méthodes et aux objectifs spécifiques de l’organisation, qui ont donné la priorité à l’objectif de donner la parole aux victimes – par opposition à la détermination des responsabilités – et n’ont pas nécessairement impliqué des vérifications sur l’identité même des personnes qu’elles interrogent, ou d’autres questions de précision.
iii. Les témoins P-0087 et P-0088 (quatre jours d’audience), deux ressortissants britanniques travaillant respectivement comme reporter et cameraman sur un documentaire conjoint tourné entre le 17 mars et le 13 avril 2011 en Côte d’Ivoire, ont longuement expliqué que leur travail visait à documenter la crise humanitaire dans le pays, bien que le premier ne parle pas français et le second a une connaissance limitée de la question ; avoir à la fois à s’en remettre à un » réparateur local « , dont le travail consistait à » agir comme traducteur sur le terrain » et à » les mettre en contact avec les types de personnes qu’ils devaient rencontrer « , l’un ou l’autre ne pouvait fournir que peu d’informations, si ce n’est des impressions personnelles sur l’atmosphère générale, dans certains cas en fonction des opinions du réparateur. De plus, le témoin P-0087 – qui a reconnu candidement qu’il a utilisé » un mélange de français et d’anglais » et que son français » s’est amélioré » pendant son séjour et par ses contacts avec le fixateur – se distingue par ses » traductions » remarquablement imprécises – parfois scandaleuses – des déclarations des personnes interviewées sur place : Question de Blé Goudé à la foule : » Jeunes de Côte d’Ivoire, est-ce que vous etes prets à aller dans l’armée pour servir notre pays ?est traduit à huis clos par le témoin P-0087 en » il a demandé à tout le monde ici s’il était prêt à se battre et à mourir pour son pays » ; La déclaration de Blé Goudé selon laquelle » je me rends compte que ce n’est pas Ouattara qui nous fait la guerre, mais c’est l’ONU entire … et nous avons fait le choix de la résistence à l’ONU » devient » Charles[ha]s essentially declared war on the supporters of Ouattara, sur les Nations unies, et sur les troupes françaises qui sont ici », précédé par le commentaire selon lequel ce que Blé Goudé disait était « incroyablement effrayant ».. ; le chant de la foule dans’Sarkozy assassin, Sarkozy assassin’ se traduit par’ils crient tous;’Assassinez Sarkozy, assassinez Sarkozy » ; la déclaration de l’interviewé’nous voulons dire dire à Alassane, nous voulons dire à Sarkozy, que Laurent Gbagbo n’est pas a vendre. Laurent Gbagbo est un digne fils de l’Afrique » devient » il dit que des gens comme Sarkozy et les dirigeants occidentaux cherchent tous à coloniser ce pays « .
iv. Le témoin P-0431 (deux jours d’audience), journaliste et cinéaste britannique, qui, malgré le fait qu’il ne parle pas couramment le français, a séjourné en Côte d’Ivoire en 2006 pour produire un documentaire et a fourni au Bureau du Procureur des extraits choisis de ses séquences, dont il avait exclu celles qu’il considérait non » représentatives de ce qui s’était réellement passé ces jours-là « .
25. Je pense qu’une phase de préparation du procès ne vaut la peine d’être tenue que si la Chambre joue un rôle proactif dès le début, notamment en procédant à un exercice significatif visant à identifier les questions qui revêtent une importance critique pour la détermination des charges.
Enjoindre aux parties de classer par ordre de priorité et de présenter en premier lieu les éléments de preuve relatifs à ces questions aurait dû être au cœur des préoccupations de la Chambre, d’autant plus qu’il s’agit d’une affaire constamment qualifiée d’exceptionnelle par son ampleur et sa complexité. Quelques mois après le début du procès, la Chambre réviserait ses directives sur la conduite de la procédure, bien qu’avec l’opinion séparée du juge Henderson, détaillant sa préoccupation que » le fait de changer les règles après le début du procès crée une confusion et une incertitude inutiles, qui peuvent finalement avoir un impact sur l’équité de la procédure « . Les directives révisées ont essayé spécifiquement de répondre à cette préoccupation ; bien que le procès ait bénéficié dans une certaine mesure de l’exercice effectif de ces pouvoirs (d’abord et avant tout parce qu’il a ordonné au Procureur de présenter le témoignage de certains témoins initiés critiques, qui devaient initialement comparaître presque à la toute fin, et aussi parce qu’il a pris l’initiative de fixer l’ordre des témoins), il était manifestement impossible de remédier au fait que le procès avait commencé sans aucune directive ou contribution significative du tribunal pouvant influencer son déroulement et contribuer ainsi à le préciser.
26. Un autre domaine dans lequel il aurait également été particulièrement utile d’avoir un rôle plus actif dans la préparation du procès est celui de l’utilisation par le Procureur de ce qu’il est convenu d’appeler des » témoins experts « . Pas moins de 12 jours87 ont été consacrés à l’audition de sept d’entre eux dans la salle d’audience : P-0410 ; P-0411 ; P-0564 ; P-0583 ; P-0583 ; P-0584 ; P- 0585 ; P-0601 ; et P-0606.
27. Un coup d’œil sur l’objet des divers rapports préparés par chacun de ces experts, bien que superficiel, au moment où ils ont été inclus dans la liste des éléments de preuve aurait – et aurait dû – permettre aux juges de prévoir que, quel que soit leur contenu, aucun de ces rapports n’aiderait utilement la Chambre à s’acquitter de ses responsabilités, que ce soit en matière de détermination des faits ou d’attribution des responsabilités à un accusé.
28. Le témoin expert P-0410, pathologiste, chargé d’examiner les rapports médicaux de dix témoins et de déterminer si leurs blessures et leurs traitements seraient » conformes » à la description des événements qu’ils ont fournie, a confirmé que, en termes généraux, » les séquelles présentées peuvent être considérées comme compatibles avec les renseignements fournis par la victime sur la survenance des dites blessures, y compris s’agissant de leur chronologie « .88
29. Le témoin expert P-0411, qui se présente dans son curriculum vitae comme » un gestionnaire des risques, un spécialiste de l’évaluation des menaces et un chef de file « , a été chargé de mener » une expertise sur plusieurs sites présumés de bombardement à Abidjan » afin notamment de » déterminer si possible quels types de mortier et/ou autres munitions ont pu causer les impacts allégués » et » le calibre des mortiers utilisés » ainsi que » si la destruction et/ou les blessures visibles sur vidéo CIV-OTP-0042-0593 sont compatibles avec ces tirs » ; plus de deux ans après les faits allégués, dans une zone qui n’avait jamais bénéficié de bouclage ou de toute autre mesure visant à préserver l’intégrité du site à des fins médico-légales. Il a conclu que » compte tenu de toutes les circonstances examinées entourant les quatre sites d’impact visités, il est fort probable qu’ils aient été attaqués par un engin lourd à douilles de munitions explosives hautement explosives et qu’il s’agissait très probablement d’une variante de mortier de 120 mm « , même si, dans la mise en garde générale, » vu isolément, chacun des sujets visités ne parvient toujours pas à tirer les conséquences fondamentales de cet événement « . Il aurait dû être évident qu’à la lumière des circonstances, et indépendamment du fait que les éléments fournis par le Procureur aient ou non influencé cette conclusion, un tel rapport resterait en effet » non concluant » tant en ce qui concerne l’identification de l’auteur ou des auteurs de la scène que les motifs sous-jacents.
30. Les témoins experts P-0564 et P-0585, médecins légistes, ont été chargés conjointement de procéder à l’examen médico-légal de huit victimes, prétendument victimes du bombardement du marché du 17 mars, sur la base de leurs rapports médicaux respectifs et d’expliquer leur décès, ainsi que de « faire toute remarque utile à la manifestation de la vérité ». Ils ont noté que » chacun des corps était très mal décomposé et entièrement ou partiellement réduit en squelette « , et ont provisoirement conclu que cela » correspondrait à la mort survenue en 2011, c’est-à-dire près de quatre ans auparavant, bien qu’il aurait pu en être de même avant ou après cette date » ; également à la lumière du temps écoulé depuis les événements allégués et de l’état des cadavres qui s’en est suivi, ils ont toutefois précisé que » l’évaluation des blessures était entièrement fondée sur l’examen du squelette, avec les blessures éventuelles à la peau, Les tissus mous et les organes internes n’étaient plus clairement visibles » et « il n’était parfois pas possible de savoir avec certitude si des fractures particulières résultaient de dommages causés par des missiles ou d’une force émoussée […] ou même de s’assurer qu’elles ne s’étaient pas produites après la mort, une possibilité qui devait être envisagée étant donné la manipulation antérieure connue des restes ». Plus important encore, en portant un coup assez dur aux résultats que l’on peut attendre du Procureur, ils ont noté ce qui suit : Étant donné qu’ils auraient été victimes d’un bombardement, on s’attendait à ce que la plupart ou la totalité d’entre eux aient été blessés par un engin explosif et que des éclats d’obus résiduels puissent se trouver dans leurs restes » ; cependant, » aucun éclat n’a été trouvé dans aucun d’eux » ; seulement deux, peut-être trois d’entre eux avaient ce qui » semblait être des blessures par explosion « , dans un cas pas nécessairement fatales, mais » il n’y avait aucune preuve convaincante dans aucun des autres « , qui montraient des blessures plutôt susceptibles de résulter d’une variété de traumatismes autres que des tirs d’artillerie, tels que » des blessures typiques par balle à grande vitesse » ; » des coups d’une arme lourde » ou » par une arme coupante comme une machette94 « .
31. Il a fallu jusqu’à six lettres de mission95 pour que le témoin P-0583, un expert médico-légal du Bureau du Procureur, examine un certain nombre de lieux présumés avoir été le théâtre de certains des crimes allégués (en particulier la mosquée en rapport avec l’incident du 25-28 février 2011) ; le Carrefour Djeni Kobenan, le Carrefour de la Vie, le bâtiment RTI, le Carrefour Banco) et à « recueillir des éléments de preuve susceptibles de confirmer ou infirmer des informations » relatifs aux incidents respectifs, ainsi qu’à analyser certaines photos et vidéos de lieux pertinents prises par d’autres témoins, notamment en vue de déterminer si elles ont pu être altérées. L’activité menée par cet expert a donné lieu à une série de rapports96 consistant en un peu plus de » vues panoramiques » des lieux pertinents au moment de la visite du site en 2015, ainsi qu’à un rapport de 52 pages sur l’analyse scientifique de la vidéo relative à l’incident du 3 mars97, notant l’absence de » signes visuels et/ou sonores évidents de montage / manipulation / effraction du fichier vidéo » . Ce résultat a également été atteint par le témoin P-0606, un responsable technique de la criminalistique numérique dont le rapport détaille la méthodologie utilisée pour répondre à la demande du Procureur de produire une copie améliorée de la vidéo et conclut que la séquence vidéo originale était » authentique « , étape nécessaire pour s’acquitter de sa tâche principale .
32. Le témoin P-0584, membre du personnel de l’Unité d’intervention scientifique du BdP, était principalement chargé de déterminer si les éléments relatifs à la mort d’une victime présumée de l’incident du 17 mars 2011 aideraient à identifier l’identité de cette victime et les circonstances de sa mort ; il a conclu qu’il n’y avait aucun élément permettant de mettre en doute l’hypothèse du Procureur .
33. Le témoin P-0601, un expert en criminalistique spécialiste de l’ADN, a été chargé d’analyser des échantillons de restes humains fournis par le Procureur et de » procéder à l’analyse des liens de parenté avec d’autres profils génétiques déjà établis à partir d’échantillons de référence provenant de douze personnes qui manquent à leurs proches « . Son rapport – dans une version révisée et corrigée contenant des « ajustements » visant à corriger « un certain nombre d’erreurs » identifiées dans la première version – note que seuls les restes de trois corps (sur seize) présentent une correspondance familiale avec les échantillons de référence des parents ; les autres victimes » n’ont pu être appariées à aucun des parents biologiques des personnes disparues » ; il n’a pas été possible d’obtenir un profil ADN à partir des restes d’un corps ; dans un cas, les restes humains appartenaient à un homme ; les parents de trois des victimes présumées » ne pouvaient être liés à aucun des quinze restes humains profilés « .
Le Procureur a demandé des analyses supplémentaires sur certaines dépouilles mortelles, étant donné que » la possibilité d’un mélange des dépouilles mortelles » n’a pas non plus permis d’obtenir des résultats concluants.
34. Le témoin P-0601 a également été prié d’analyser des échantillons biologiques et un T-shirt que porterait une victime décédée dans le cadre de l’incident du 3 mars. Après avoir noté l’état » remarquablement bon[du T-shirt] compte tenu des informations reçues, c’est-à-dire.., qu’il était enterré depuis plusieurs années, le rapport indiquait que
(i) aucune trace de sang n’avait été détectée sur le vêtement ;
(ii) aucune conclusion ne pouvait être avancée quant à l’identité de la personne qui aurait pu porter le T-shirt ;
(iii) les dommages observés étaient causés par la déchirure du tissu et
(iv) aucune indication qu’un objet tranchant pouvait avoir été impliqué, ou que cela pouvait résulter de la proximité à une explosion « .
35. J’ai décidé de discuter des » témoins experts » à ce niveau de détail afin de permettre au lecteur de se rendre compte qu’une partie importante de ce procès a été gaspillée à débattre de questions ou de documents ayant peu ou pas d’importance pour les charges, bien qu’ils aient été présentés en preuve en grande quantité (sur la base desquels il a été constamment dit – notamment par les équipes de la défense pour obtenir une prolongation des délais – que ce procès était d’une » ampleur et complexité exceptionnelle « ). Une masse de papiers, d’images, de vidéos et d’autres documents, ou une légion de témoins, ne rendent pas un procès complexe, pas plus que le nombre de pages ou le type de graphiques ne rendent un livre bon ou mauvais ; ce qui importe, c’est évidemment le contenu et la qualité du matériel, ainsi que sa pertinence par rapport au problème en jeu.
36. Les équipes de la défense ont contesté les experts et leurs rapports sur un large éventail de questions, allant de l’adéquation des qualifications des experts (y compris au moyen de la procédure de voir-dire, qui est étrangère au cadre statutaire de la CPI) à la faisabilité et à la plausibilité du délai imparti pour l’expertise et à la longueur (ou l’absence) du préavis donné par le Procureur concernant sa mise en œuvre ; Les experts ont été interrogés sur des sujets allant des notions élémentaires de l’ADN aux meilleures pratiques et technologies scientifiques dans le domaine des profils d’ADN, en passant par l’importance des normes de certification ISO pour les laboratoires judiciaires et les procédures d’élaboration des rapports. Bien que j’aie une certaine sympathie pour certaines de ces contestations, je dois faire observer que la principale raison pour laquelle je m’oppose à ce que ces experts figurent au dossier (et témoignent dans la salle d’audience) est leur inaptitude irrémédiable à contribuer de manière significative au procès en formulant des conclusions convaincantes qui pourraient être utiles à la Chambre. Le temps écoulé entre les faits allégués et le moment de l’expertise, en l’absence de toute mesure de conservation sur les objets pertinents et nonobstant les efforts des experts et indépendamment de leur professionnalisme, a rendu inconcevable en soi que toute chose pouvant être définie comme » preuve » puisse résulter de leurs activités ; au mieux, leur contribution consisterait à » confirmer « , par le biais d’une formule non contraignante de » compatibilité « , que oui, certaines personnes ont effectivement souffert de morts ou de blessés violents et que oui, les sites d’Abidjan pourraient bien avoir été visés par des armes du type évoqué par le Procureur dans le cadre de la crise post électorale. Toutefois, ils laisseraient la Chambre dans l’ignorance des détails des incidents, comme elle l’aurait été en l’absence d’une telle expertise ; au pire, si la réponse aux demandes était négative (comme cela s’est effectivement produit), ils auraient seulement contribué à miner davantage la crédibilité et la plausibilité globales de l’affaire du Procureur.
37. Selon moi, la formulation même, l’objet et les circonstances générales des missions rendaient cette situation tout à fait prévisible et, par conséquent, susceptible d’être empêchée par l’adoption de mesures appropriées dans le cadre de la préparation du procès. Il est certainement de la responsabilité du Procureur d’avoir choisi d’aller de l’avant avec ce type d’expertise ; le fait d’avoir non seulement » admis » de tels rapports, mais même permis à leurs auteurs respectifs de venir prendre position, comme si ce qu’ils pouvaient dire dans la salle d’audience aurait pu rendre leurs rapports plus utiles ou éclairants, constitue le résultat de la préparation insuffisante du procès.
38. Compte tenu de ce qui précède, je suis convaincu que, si des travaux préparatoires sérieux de ce type avaient été menés avant l’ouverture, le procès aurait certainement pu être plus rapide.
traduction Jessica Traoré
Félicitations aux juges( surtout au juge président) qui ont dit le droit sans parti pris, en toute indépendance. Oui ils ont su déjouer l piège que l procureur leur tendait. Celle ci avait fait de la condamnation du président Gbagbo et Charles Blé goudé comme un trophée, une victoire personnelle. Elle s’ est entêtée, et elle continue encore à tromper tt l monde sauf les éminents spécialistes du droit international qui l’ ont ramené à l’ ordre. Bravo messieurs. Ns attendons le retour en côte d’Ivoire du président Gbagbo pour réconcilier les ivoiriens qui sont plus que jamais opposés par la politique de rattrapage ethnique imposée par allassane Dramane Ouattara et son gouvernement. Merci et que dieu vous bénisse.