Le texte du Juge Cuno Tarfusser (4)
D. La nécessité d’établir un lien entre les faits reproches et l’accusé
50. Conformément à ce qui a été dit dans l’affaire Abu Garda, il est impératif qu’une condamnation pénale établisse un lien entre les faits reprochés et la personne accusée d’en être responsable. S’il n’est pas possible d’établir un tel lien, c’est une perte de temps et de ressources et un exercice inutile de la fonction judiciaire que de poursuivre et d’analyser tous les autres éléments constitutifs des crimes reprochés : quel que soit le résultat de cet exercice, cela conduirait et ne pourrait jamais conduire à la condamnation de la personne accusée en question. De plus, le fait de prendre des décisions inutiles créerait un risque de préjugé indu dans l’éventualité où des accusations relatives ou liées au même ensemble d’événements seraient portées contre une personne différente. Ce point me semble particulièrement important dans un scénario comme celui de la situation en Côte d’Ivoire, où l’Accusation a déclaré à plusieurs reprises – y compris tout au long du procès – qu’elle avait ouvert une enquête distincte, dont la portée territoriale et temporelle coïncide dans une large mesure avec celle de cette affaire et où l’on ne peut donc exclure que des procédures portant sur les mêmes faits, en tout ou partie, puissent être engagées, à l’avenir, contre un groupe différent de personnes.
51. Il est certainement vrai, comme le soulignent les motifs, que le Procureur, ne pouvant s’appuyer sur » presque aucun élément de preuve directe pour sa version des faits[…] a avancé un argument de preuve complexe et multiforme qui repose presque entièrement sur des preuves circonstancielles « , où sa proposition factuelle centrale – l’existence d’un plan commun et/ou d’une politique – » doit être déduite de l’ensemble des éléments de preuve disponibles au dossier « , dans un tourbillon de circularité, d’autoréférence et de répétition qui n’a pas rendu la tâche de la Chambre plus facile ; en effet, elle en a fait une tâche extraordinairement » lourde et chronophage « . Toutefois, je ne suis pas prêt à conclure que, lorsqu’il s’agit de résumer le raisonnement de la Chambre dans un texte, cela devait nécessairement se traduire dans un texte aussi long que les Motifs ; en effet, je me demande dans quelle mesure un texte de cette ampleur peut soit » éviter […] la répétition » soit rester » facile à suivre « .
52. En conséquence, je ne me serais concentré que sur les actes et les conduites imputés par le Procureur à l’accusé et j’aurais discuté des éléments de preuve qui, de l’avis du Procureur, prouveraient ces actes et conduites ; plus précisément, j’aurais distingué les éléments invoqués par le Procureur pour alléguer l’existence d’un plan commun » de rester au pouvoir à tout prix « , et souligné les éléments de preuve qui ont soit nié ces comportements (ou au moins soulevé de sérieux doutes sur eux, que ce soit quant à leur occurrence ou quant à leur signification), soit plutôt indiqué une lecture très différente.
Pour dire les choses simplement, rien ne permet d’affirmer que Laurent Gbagbo aurait » refusé de démissionner » parce que son plan était » de rester au pouvoir à tout prix « , que ce plan incluait la commission de crimes contre la population civile et que le FDS et d’autres groupes armés auraient joué un rôle déterminant dans la réalisation de ce plan ; inversement, de nombreux éléments ont été tirés des propres preuves du Procureur, soit des témoignages ou des documents qui suggéraient simplement un autre scénario que celui de la Procureur elle-même. Parmi beaucoup d’autres (traités en détail dans les Motifs), peu d’exemples suffira.
53. Dans le mémoire du procès, le témoignage du témoin P-0010 est cité comme appuyant la déclaration suivante : » avant et pendant la campagne électorale de 2010, les discours du GBAGBO ont souligné son intention de rester au pouvoir par tous les moyens « , en particulier L’utilisation par M. Gbagbo de l’expression « Si je tombe, vous tombez ». Interrogé sur sa compréhension de cet énoncé, le témoin P-0010 a déclaré ce qui suit : Pour moi, un soldat a un devoir de loyauté vis-à-vis des autorités. Et pour moi, c’est une incitation adressée à nous, soldats, et continuer à être des soldats loyaux vis-à-vis de l’autorité’.
54. L’utilisation par Laurent Gbagbo du slogan » On gagne ou on gagne » pendant la campagne électorale est également utilisée comme un signe de sa prétendue » intention » de ne pas se retirer malgré les résultats du vote. Cet élément, noté dès le stade de la confirmation des charges, figure toujours dans le mémoire du Procureur comme » signifiant que le GBAGBO et ses partisans n’accepteraient pas la défaite ou l’élection d’un autre candidat « .
Cependant, les témoins présents dans la salle d’audience
(i) ont précisé qu’il s’agissait d’un simple slogan électoral, basé sur une chanson populaire (si populaire que Madame Dominique Ouattara, l’actuelle Première dame, a également dansé sur son air) visant à donner confiance et optimisme aux électeurs quant aux chances que leur camp puisse finalement prévaloir et
(ii) (ii) ont expressément exclus qu’il s’agit de « qu’on doit forcément rester ou on doit forcément gagner » ; ce sont des slogans de campagne, ça se fait partout dans le monde » ; au même titre que d’autres slogans, il visait à » ambiancer » la campagne, et n’avait rien à voir avec la violence, la prévarication, la discrimination politique ou ethnique ou toute autre forme de comportement fâcheux, mais visait plutôt à transmettre le désir, partagé par tout candidat, de gagner, dans le monde entier, de manière évidente ; comme l’explique également le témoin P-0625, » Monsieur le Procureur, quand vous allez en campagne, ce n’est pas pour aller faire une defaite… c’est pour gagner la présidentielle « .
De manière plus générale, les discours présentés comme incitant ou tolérant la violence à l’encontre des opposants politiques (en premier lieu, le discours de Divo), lorsqu’ils sont lus correctement dans le contexte, sonnent plutôt comme des appels vigoureux en faveur du projet politique de M. Gbagbo dans une atmosphère politique particulièrement volatile et partagée, aggravée par la présence de la criminalité dans le lieu spécifique du discours ; comme indiqué dans les motifs, le discours concerné « l’installation dans Divo d’une unité CRS pour s’occuper des troubles publics découlant de petites infractions ».
Par ailleurs, Laurent Gbagbo a prononcé des discours dans lesquels il a plaidé en faveur d’une médiation de l’Union africaine, saluant l’idée d’un comité chargé d’examiner la situation ; selon ses propres termes, » d’analyser objectivement les faits et le processus » électoral pour un règlement pacifique de la crise .
55. Le Procureur allègue que l’intention de M. Gbagbo de rester au pouvoir peut être déduite de l’adoption, dans le contexte de la crise post-électorale, de mesures telles que la réquisition des forces armées et les couvre-feux. Toutefois, les éléments de preuve ont montré que les deux mesures ont été adoptées en conformité avec les textes réglementaires ivoiriens pertinents, dont certains datent d’avant la crise ; le décret sur la réquisition, en particulier, remonte à 1967. Il est également de notoriété publique que les couvre-feux sont des mesures généralement (et régulièrement) utilisées pour apaiser les tensions et faciliter l’exercice du contrôle par les autorités. Le témoin P-0009 a précisé que le couvre-feu avait été recommandé au Président par les autorités militaires, notamment au vu du fait qu’entre la première et la deuxième tournée électorale, le siège du RHDP avait été pillé et qu’une « bagarre de rue » avait suivi. Dans ce contexte, le couvre-feu aurait contribué à faciliter le travail ordonné des responsables de la logistique et d’autres questions d’organisation liées au contrôle une mesure visant à rendre plus facile et plus efficace le respect par le FDS de sa mission statutaire de défense et de protection de la population et de ses biens ; une mission réaffirmée sans faille par plusieurs témoins privilégiés, également au cœur des patrouilles et des perquisitions effectuées par les policiers dans le cadre de l’opération de sécurité mise en place par les forces armées autour des sites concernés, et partagée non seulement par toutes les unités des FDS (dont la BASA), mais aussi par les groupes d’autodéfense. Autrement dit, Laurent Gbagbo était conscient de l’avis de ses généraux selon lequel la réquisition et le couvre-feu seraient souhaitables, mais rien ne permet de conclure que sa décision de signer les décrets pertinents, en exerçant ses prérogatives présidentielles conformément aux textes pertinents, visait autre chose que d’aider la FDS à accomplir sa mission dans les jours précédant les élections. Comme indiqué dans les motifs, « même en supposant que M. Gbagbo ait été l’initiateur de la réquisition, un tel fait n’est pas en soi la preuve d’un mobile néfaste de sa part ».
56. L’argument du Procureur selon lequel l’action du FDS était plus importante qu’une mission de sécurité publique semblait en effet de plus en plus précaire, car l’un après l’autre les éléments sur lesquels on s’appuyait pour avancer cette argumentation étaient mis en contexte : aucun témoin n’a pu suggérer, ne serait-ce que comme doute ou hypothèse, que la mission légale du FDS aurait été tordue, suspendue ou entravée pendant, dans ce contexte ou du fait de la crise. Les documents de la FDS (y compris les vidéos montrant de hauts représentants de l’armée lisant des communiqués officiels en vue d’informer la population) contiennent de nombreuses références à des leit-motivs difficilement conciliables avec un plan d’attaque ou d’attaque contre la population civile : appelle la population à garder son calme et rappelle les missions institutionnelles des FDS, les instructions spécifiques pour réagir en cas d’attaque (et, plus largement, les principes généraux de défense légitime) et la nécessité de préserver la légalité constitutionnelle et la souveraineté de la Côte d’Ivoire ; appelle les FDS à respecter les droits humains et le droit international humanitaire ; des instructions spécifiques pour s’abstenir, dans le cadre d’opérations d’ordre public, d' »exactions » et de « pillages » et pour faciliter l’intervention du CICR, de la Croix-Rouge nationale et du personnel médical ; le communiqué lu par le général Philippe Mangou le 12 janvier 2011, ainsi que le FRAGO du 18 janvier 2011, sont particulièrement instructifs à cet égard. La prétendue » relation spéciale » entre M. Gbagbo et le colonel Dadi, qui – dans le récit du Procureur – incarnait le loyaliste de Laurent Gbagbo, et M. Gbagbo, prétendument fondée sur leurs liens ethniques communs, s’est révélée fondée sur la perception que Dadi avait de cette relation, guère plus que la sienne.
Le témoin P-238 a précisé que, si Dadi se rendait en effet souvent au palais présidentiel, il devait rencontrer (non pas le Président, mais son propre supérieur hiérarchique, le général Dogbo Blé,
commandant de la Garde républicaine, dont les bureaux étaient proches du palais présidentiel, mais différents, et qu’il » aimait » le Président Gbagbo qu’il aurait rencontré une ou deux fois .
57. Quant aux instructions données par Dadi, P-0238 précise également que » comme tout bon chef « , le colonel ne voulait pas qu’ils soient victimes d’embuscades ; comme il est courant dans les règles d’engagement de l’armée, chaque fois qu’ils seraient attaqués, ils seraient donc autorisés à » riposter « , ainsi qu’à utiliser des grenades explosives pour essayer de dissuader . Lorsqu’il a été fait référence à la pratique présumée des tirs en l’air, le témoin P-0238 a déclaré que cela était parfois fait dans un but dissuasif, notamment parce que l’unité concernée ne disposait parfois que d’un type d’arme qui serait disproportionné comme moyen de réagir à l’attaque . La tentative du Procureur de faire confirmer par le dossier P-0238 que les rapports étaient soit tordus, soit omis en vue de couvrir des comportements illégaux fâcheux à l’appui de sa thèse, l’a seulement amené à préciser que ce type de pratiques étaient effectivement couramment utilisées – et bénies par le Colonel Dadi – mais afin d’éviter toute responsabilité et conséquences dans des affaires telles que les dommages ou la perte des véhicules, pour obtenir un per diem plus élevé que celui auquel l’État avait droit lors de visites ou missions du Président ou en créant de faux besoins et factures ultérieures ; des questions qui, bien que graves, sont loin d’être un complot visant à perpétrer, à cacher ou à tolérer d’une autre manière des crimes contre l’humanité. Une tentative similaire d’obtenir que le même témoin fournisse une substance incriminatoire à l’utilisation du terme » inconditionnel » pour désigner les personnes soutenant M. Gbagbo s’est terminée en expliquant qu’il signifiait seulement que ces personnes resteraient » fidèles » au Président, car chaque militaire est tenu d’être… De manière plus générale, les allégations concernant le prétendu traitement préférentiel accordé par l’armée à des personnes partageant l’origine ethnique de Laurent Gbagbo ont été réduites à néant par les explications données par divers témoins quant au fait que les promotions accordées à la veille des élections étaient pleinement conformes aux règles régissant la promotion dans l’armée.
58. De même, les réunions régulièrement convoquées et tenues dans des lieux institutionnels tout au long de la crise avec les responsables de la conduite des opérations sur le terrain se sont révélées dictées par l’inquiétude face à la gravité de la situation et le désir d’en être constamment informés ; les instructions qui auraient été données lors de ces réunions et dans le cadre de celles-ci, lorsqu’elles ont été confirmées, n’ont consisté en un encouragement et une reconnaissance que d’un dirigeant politique faisant véritablement confiance aux compétences militaires de son état-major, respectueux du professionnalisme et conscient de la gravité des difficultés auxquelles il était confronté.
59. Aucune conclusion définitive n’a pu être tirée quant à l’objet de l’opération ordonnée dans la zone de l’hôtel de golf, où Alassane Ouattara et son entourage étaient stationnés pendant la crise, désignée par le Procureur comme » blocus « (terme à utiliser » avec prudence « , comme indiqué dans les motifs). Au contraire, il semble avoir été perçu dans la salle d’audience et dans les documents pertinents comme un mécanisme visant plutôt à empêcher des individus armés, en poste à l’hôtel de golf, de venir en ville et d’attaquer, et donc comme une mesure de protection et de contrôle par opposition à une expression d’une politique visant à attaquer ou à nuire autrement aux partisans d’Alassane Ouattara ou autres civils, ou à être liée ou utile à cet égard. M. Gbagbo a également invité » toutes les personnalités qui se trouvent encore à l’hôtel du Golf de regagner leur domicile « .
Personne ne les a contraintes à se réfugier dans cet hôtel. Personne ne les empêchera d’en sortir. Elles sont libres de leurs mouvements.
60. Il est également prouvé que le FDS – conformément à son serment de défendre le pays, ses autorités et ses lois – a choisi de respecter la détermination adoptée par le Conseil constitutionnel et de reconnaître Laurent Gbagbo comme président, bien qu’il ait demandé l’intervention de la communauté internationale pour une procédure de médiation permettant au pays de surmonter l’impasse institutionnelle et constitutionnelle dans laquelle il se trouvait en raison des décisions divergentes adoptées par les organes étatiques, officiellement investis de pouvoirs et prérogatives concernant le résultat des élections ; comme il a été clairement indiqué, du point de vue du FDS, l’intérêt à protéger était l’intérêt de la Présidence de la République en tant qu’organe constitutionnel, et non celui du titulaire de l’époque .
61. Le Procureur a également choisi d’ignorer les témoins qui ont contribué à fournir à la Chambre une évaluation plus large de l’atmosphère générale au moment opportun. Le témoin P- 0625, par exemple, a déclaré catégoriquement que » il est arrivé un moment où les choses n’étaient plus contrôlées. On n’arrivait plus à contrôler certaines personnes. Certaines personnes faisaient les choses de leur propre volonté et de leur manière de voir les choses » et que les actes de violence n’étaient pas commis en vertu d’un plan (« c’était pas planifié … c’était dans une crise ») ; o]n pouvait pas contrôler les gens […][j]e parle de tous les camps[…][i]l n’y a pas de contrôle […] c’était dans un désordre total […][c]hacun réglait ses comptes […] à son prochain […][c]hacun faisait ce qu’il veut’ ; les consignes de vigilance, en vue de préserver la sécurité de son propre quartier, avaient été » mal comprises « , de sorte que chacun commençait à agir de son propre chef et de son plein gré… L’idée d’une communauté en proie à des règlements de comptes individuels, anarchiques et spontanés a également été reprise par le témoin du GPP. Les divers incidents évoqués par le Procureur, bien que nombreux, semblent plus susceptibles de constituer des actes de violence spontanés que le résultat d’un effort ou d’une initiative coordonnée.
62. Le prétendu favoritisme à l’égard de la BASA a également trouvé une explication parfaitement plausible : premièrement, il est dans la nature même de l’artillerie – à laquelle la BASA appartenait – de pouvoir compter sur des armes plus lourdes ; deuxièmement, ces armes lourdes étaient une nécessité en temps de guerre, tout comme la nécessité de ne pas être entièrement transparent quant à leurs dimensions et leur force afin de ne pas divulguer à l’ennemi des informations sensibles.
63. Le traitement par le Procureur des éléments de preuve de la BASA est en effet dans une large mesure emblématique de la logique » circulaire et inverse » qui sous-tend tant de parties de la théorie de l’affaire. Comme indiqué dans les Motifs, » si le Procureur était parvenu à prouver que certaines unités étaient bien armées et/ou mieux armées que d’autres, elle aurait quand même dû fournir des éléments de preuve indiquant que cela était dû au plan commun » ; » En fait, il n’y a même pas suffisamment de preuves pour confirmer que les unités dites des structures parallèles étaient bien équipées ou mieux équipées que les autres » . De nombreuses déductions faites par le Procureur ont ainsi été renversées et révélées comme arbitraires par l’évolution de la situation dans la salle d’audience. Il en va de même pour les allégations portées contre Charles Blé Goudé : celles qui sont prouvées (son rôle dans la réalisation et l’organisation des Jeunes Patriotes et de la Galaxie Patriotique, ou ses discours en faveur du manifeste politique de Laurent Gbagbo et de la candidature présidentielle) sont au mieux neutres, voire disculpantes.
Comme indiqué dans les motifs, » on ne peut conclure que M. Blé Goudé se trouvait au sommet de cette hiérarchie en ce sens que les dirigeants de ses groupes constitutifs de jeunes étaient sous son commandement et son contrôle « . Aucun témoin n’a été en mesure de dire qu’il avait personnellement assisté à un discours de Charles Blé Goudé, dans lequel il aurait incité, encouragé ou autrement toléré la violence contre des opposants politiques, ou autre ; cela ne peut être déduit des enregistrements vidéo soumis. En outre, comme indiqué et détaillé dans les motifs, le Procureur, s’appuyant sur des extraits plutôt que sur des versions intégrales des discours, » semble avoir formulé un certain nombre de propositions et avoir ensuite cherché des extraits des discours qui s’y conforment. Souvent, ces extraits sont complètement sortis de leur contexte, ce qui dénature ce que l’orateur avait probablement l’intention de dire. Gbagbo ou Blé Goudé, ainsi que des membres de leur prétendu » Cercle Intérieur « , sont beaucoup plus fréquents comme défenseurs explicites de la paix ou dénonciateurs de la violence . En effet, c’est sur instruction de la Chambre – comme le prévoient les directives modifiées – que le principe selon lequel la présentation d’un extrait impliquerait la présentation de l’ensemble de la pièce a été adopté : selon la directive 47, » les preuves documentaires autres que le témoignage sont considérées comme étant intégralement devant la Chambre, indépendamment du fait que les parties avaient l’intention de ne s’en fonder que sur une ou plusieurs parties » et » la Chambre prendra l’affaire dans son ensemble afin de déterminer la signification correcte des parties utilisées par les parties et leur valeur probante « .
64. Ceux qui ont déclaré connaître ou avoir rencontré M. Blé Goudé ne peuvent mentionner que des activités pacifiques, telles que l’organisation de rassemblements et de marches de protestation et même de matchs de football… Le témoin P-0441 était un témoin très émouvant, très susceptible d’avoir effectivement subi des actes criminels violents, ce qui rend parfaitement compréhensibles les quelques divergences dans son témoignage quant aux séquences et à la durée des événements. Même lui, cependant, n’a pas pu suivre le Procureur dans son projet d’attribuer cette violence à l’un ou l’autre accusé : il a confirmé que les affrontements entre les jeunes des quartiers rivaux de Yao Sehi et Doukoure étaient constants et ont précédé et suivi le discours du Baron . De même, le prétendu financement du mouvement des Jeunes patriotes ou d’autres groupes d’autodéfense par la Présidence, sur la base de documents aussi neutres dans leur contenu que dans leur authenticité, a été clairement exposé dans la salle d’audience comme étant le résultat de » supputations » ceci avant même de considérer que, comme indiqué dans les motifs, » on ignore si ces montants ont effectivement été accordés et distribués » aux individus et groupes mentionnés, et leurs signatures n’ont jamais été identifiées ou authentifiées.
E. La preuve au dossier et la » norme applicable « .
65. Les motifs du juge Henderson examinent en détail la » norme applicable » de pertinence aux fins de parvenir à la conclusion de la majorité consacrée dans le dispositif, telle qu’elle a été énoncée en première lecture dans le contexte de la décision orale rendue le 15 janvier 2019. La nature de cette norme a également fait l’objet – assez inutilement et malheureusement, à mon avis – d’une discussion spéculative dans le contexte de l’opinion dissidente du juge Herrera Carbuccia concernant la décision orale. Mon point de vue sur la procédure « no case to answer » est bien connu à ce stade : elle n’a pas sa place dans le cadre statutaire de la Cour et n’est pas nécessaire en tant qu’outil pour préserver les intérêts et les droits qu’elle est destinée à servir. Il n’y a qu’une seule norme de preuve et il n’y a qu’une seule façon de mettre fin aux procédures de première instance.
La norme de preuve est énoncée au paragraphe 3 de l’article 66 : » Pour condamner l’accusé, la Cour doit être convaincue de la culpabilité de l’accusé hors de tout doute raisonnable » (italiques ajoutés). Le procès ne peut se terminer que par un acquittement ou une condamnation, comme le prévoit l’article 74, lu conjointement avec l’article 81. Ces deux notions, acquittement et hors de tout doute raisonnable, sont en effet mentionnées dans la décision rendue oralement le 15 janvier 2019.
66. En effet, cette conclusion a été indirectement confirmée par le Procureur adjoint lui-même lors de l’audience tenue le 1er octobre 2018. Après avoir longuement débattu de » quel critère ou norme la Chambre appliquera à l’évaluation des éléments de preuve à ce stade « , étant donné que » la Cour n’a que peu d’expérience de l’absence d’affaire pour répondre aux requêtes « , il a déclaré à la Chambre que le rôle du Procureur se limite à » soumettre à la Chambre ce que le critère devrait être conforme à l’objet de la requête pour qu’aucune affaire ne soit traitée et comment le critère devrait être appliqué » et a déclaré que le critère ne consiste pas à établir si une Chambre de première instance prononcerait la peine. Cela met le test trop haut à ce stade. La question est de savoir si une Chambre de première instance pourrait prononcer une condamnation. Il a poursuivi en affirmant qu’à mi-parcours de la procédure, la Chambre n’est pas appelée à se prononcer sur des questions de fiabilité ou de crédibilité en ce qui concerne les éléments de preuve, et il a donné les conférences suivantes à la Chambre : Pour décider si une Chambre de première instance peut raisonnablement condamner, cette Chambre s’abstiendra également de procéder à une sorte d’évaluation de la crédibilité et de la fiabilité de la preuve, testimoniale ou documentaire, ce qui serait le cas à la fin du procès pour apprécier le poids de la preuve pour déterminer la culpabilité ou l’innocence. En effet, (…) la procédure du procès n’a pas encore atteint le stade des délibérations prévu à l’article 74 du Statut. Si la Chambre évaluait la crédibilité ou la fiabilité à ce stade du processus, nous n’aurions plus affaire à aucune affaire pour répondre à des requêtes, mais à quelque chose d’autre, pour lequel il n’y a ni précédent ni jurisprudence et qui, selon nous, ne cadrerait pas avec la structure procédurale du statut ». En fin de compte, cependant, lorsque le juge président lui a demandé : » Où trouvez-vous dans la structure du Statut la procédure à suivre en cas de non-lieu à répondre « , le Procureur adjoint n’a pu que répondre : » Eh bien, vous ne le faites pas « .
67. Ce qui importe, au-delà des étiquettes et des approches théoriques, c’est que le point de vue de la majorité est solidement ancré dans une analyse approfondie de la preuve (et de sa faiblesse exceptionnelle) sur laquelle mon collègue Geoffrey Henderson et moi ne pourrions être plus en accord. Malgré les tentatives des parties et en particulier du Procureur de faire traîner le procès sur la voie de la procédure classique de non-lieu, l’exercice auquel la Chambre s’est livrée (depuis la première ordonnance sur la conduite de la procédure jusqu’à la décision orale de différer la publication du raisonnement), du moins à mon sens, n’a jamais eu pour but de reproduire ce que l’on a appelé le » modèle Ruto et Sang « , malgré les formules de procédure à la fois neutres et non ambiguës qui s’imposent pour mener le procès à son terme correct.
68. En outre, les caractéristiques mêmes de la présente affaire et des éléments de preuve présentés – tels qu’ils sont traités de manière exhaustive dans les motifs et soulignés ici dans les parties que j’ai trouvées particulièrement importantes – n’exigent pas que l’on s’engage dans d’autres discussions sur le fondement théorique ou sur l’application pratique de la notion. Premièrement, comme l’a déclaré le juge Henderson, même dans le contexte du » modèle Ruto and Sang « , » il est peu logique d’empêcher complètement les juges de première instance d’évaluer la qualité de la preuve au stade du non-lieu à répondre « , si tant est qu’une telle interdiction artificielle soit inconfortable dans le cadre de la procédure de la CPI « . Deuxièmement, une question de norme, et l’importance d’être claire à ce sujet, ne se pose que lorsqu’il y a des éléments de preuve qui, » pris à leur plus haut niveau » (c’est-à-dire en raison de leur pertinence et de leur pertinence par rapport aux accusations et sans tenir compte de tout doute quant à leur authenticité, leur fiabilité ou les deux, peu importe leur importance), pourraient appuyer une condamnation de l’accusé. Nous ne sommes pas, et n’avons jamais été, dans ce scénario ; si nous l’avions été, il aurait été nécessaire de procéder à la présentation de la preuve par la défense. En termes simples, il n’y a aucune preuve à l’égard de laquelle la décision de la majorité quant à la nécessité d’une défense aurait changé selon la norme appliquée. En d’autres termes, ce n’est pas que les éléments de preuve du Procureur n’appuieraient la thèse de l’Accusation que s’ils étaient pris » au plus haut « , scénario qui rendrait en effet nécessaire un débat sur la norme ; c’est plutôt que les éléments de preuve du Procureur, pris individuellement ou dans leur ensemble, ne soutiennent aucune des charges retenues contre l’accusé. C’est le Procureur lui-même qui le dit : Il n’y a pas de déclaration ou de document affirmant explicitement la volonté de M. Gbagbo (ou celle des membres de son cercle intérieur) de rester au pouvoir – même si cela nécessite le recours à la violence contre les civils ». De même, il n’existe aucune preuve confirmant la moindre ordonnance, instruction ou autre forme de coordination de la violence sur le terrain par l’un ou l’autre accusé. Quant à la possibilité de déduire l’existence d’un plan commun » à partir de preuves circonstancielles « , ces preuves circonstancielles doivent encore être trouvées dans les conduites susceptibles d’être déférées à l’accusé ; si le Procureur semble convaincu à ce jour que » les actes et paroles de M. Gbagbo et des membres du Cercle Intérieur, dont M. Blé Goudé » étaient de nature et contenu tels que cela pouvait constituer une preuve circonstancielle, je considère – comme expliqué dans les motifs et le présent avis – qu’ils ne le furent pas.
69. Dans ce scénario, j’ai encore du mal à comprendre pourquoi il aurait été nécessaire, voire préférable, que la Chambre évalue et prenne une décision sur la recevabilité des différents éléments de preuve sur une base continue. Dans ses motifs, mon collègue Geoffrey Henderson insiste sur le fait que » la Chambre aurait dû exercer[son] pouvoir discrétionnaire et rendre des décisions sur les éléments de preuve qu’elle considère comme » non non pertinents » et/ou » non admissibles » « . Mon objection au soi-disant système de décision sur l’admissibilité et ma préférence pour un système où la preuve dans son ensemble est examinée dans le contexte des décisions finales du procès sont clairement énoncées dans la décision majoritaire sur la présentation de la preuve . En déclarant que « [i]l importe peu que l’on considère l’authenticité aux fins de l’appréciation de la recevabilité ou qu’elle soit examinée à la fin du procès lorsque le poids de la preuve est évalué » et que « [i]l est impossible d’authentifier un document aux fins de l’admissibilité, il est également impossible de le faire aux fins de l’appréciation du poids des preuves « , le juge Henderson semble reconnaître que les deux systèmes pourraient être moins éloignés qu’ils pourraient sembler à première vue. Ce point semble en outre étayé par sa déclaration selon laquelle, s’il avait » systématiquement évalué la crédibilité et la fiabilité des preuves testimoniales du Procureur, il y aurait encore moins de raisons de poursuivre la procédure dans cette affaire « 237.
70. J’ajouterai seulement que cette discussion aurait pu être nécessaire et pertinente si les éléments présentés comme éléments de preuve par le Procureur avaient inclus soit un témoin, soit tout autre élément de preuve indiquant de manière univoque l’existence d’une politique, d’ordres ou autres indiquant directement que des civils ont été délibérément blessés. Il aurait alors été nécessaire de déterminer si ces éléments possédaient suffisamment d’indices d’authenticité, de pertinence et de force probante pour que la défense doive y répondre ; en l’absence de tels éléments, je trouve cependant qu’il est très difficile, voire impossible, sur le plan conceptuel, d’en discuter.
Traduction Jessica Traoré