Le discours de la non-méthode
Comment les 100 remèdes de M. Hulot «pour un nouveau monde» pourraient-ils faire avancer le débat dans le moment que nous traversons ? Aux platitudes égrenées par l’écologiste, on préférera la leçon de l’historien Carlo Ginzburg : regarder le monde comme pour la première fois.
User de l’anaphore requiert un certain sens musical. Et mieux vaut que le rythme ainsi imprimé au discours articule un contenu consistant : que l’auteur ait quelque chose à transmettre. N’est pas Nelson Mandela qui veut, quoi qu’on dise. Même pas Nicolas Hulot (récemment dans le Monde (1)…
Faute de quoi on risque fort de se trouver devant un empilement pâteux façon Big Mac. Ici super Big Mac, puisque «le temps est venu d’agir en grand» (principe 93) – ce que «performe» sur une double page ce nouveau Messie -, et à cette fin «de combler le vide entre nos mots et nos actes». Cela ne devait pas présenter de grandes difficultés, si un même vide emplit les mots et les actes.
A lire ces 100 principes «pour un nouveau monde» (excusez du peu), on se dit que pour le comique de répétition et d’accumulation, dont la puissance critique n’est plus à démontrer, on reverrait bien Playtime. Question rythme, et exercice heureux pour la pensée, plutôt la grâce infinie de l’autre Hulot – celui de Tati.
Ici, de 1 à 100, le pathétique d’inanité.
Ce ramassis de platitudes trempées dans l’eau bénite des bons sentiments, niaises à en devenir parfois gênantes («18. Le temps est venu d’applaudir la vie»), fait-il avancer le débat dans le moment que nous traversons ?
Au vu des énoncés contradictoires, sinon dénués de signification, qui parsèment ce manifeste inutile, il est permis d’en douter. Car si on ne peut qu’approuver l’appel à «la lucidité» (4) et au «discernement» (83), comme à la «modestie» (euh) et même, allez, à «l’audace» (92), d’autres prescriptions de la liste, «profondes au sens du creux» selon la formule caustique d’un professeur de philosophie qui ne s’en laissait pas conter, sont autant d’empêchements à l’exercice de ces vertus (2).
Ainsi la 14 : «Le temps est venu d’appréhender l’ensemble des crises écologiques, climatiques, sociales, économiques et sanitaires comme une seule et même crise : une crise de l’excès.» Une explication générale, de nature purement moraliste de surcroît, (assortie de l’assertion que tout est dans tout et réciproquement), est-elle un outil pertinent pour examiner une crise ? N’importe quel élève de lycée sait qu’analyser un problème, une situation, c’est d’abord apprendre à distinguer les registres.
C’est tout l’inverse que prêche ce discours de la non-méthode.
Les principes 89 («Le temps est venu de l’empathie») et 97 («Le temps est venu d’un élan effréné pour ouvrir de nouvelles voies») sont à l’avenant. Sentimentalisme et… indéniable goût pour l’excès – «élan effréné» – (mais un excès lyrique, donc tout va bien) conjoints : naufrage hélas, corps et biens, de la rationalité et de la réflexion.
Cerise sur l’indigeste cent-feuille, l’incompréhensible numéro 8 : «Le temps est venu de ne plus laisser l’avenir décider à notre place.» On a beau la retourner en tous sens, on ne voit pas du tout (moi pas, en tout cas) ce que veut dire cette phrase. A moins, hypothèse saugrenue mais qui seule peut donner tête et queue à l’étrange énoncé, que l’on ne croie ceci : l’avenir est une Créature, qui nous surveille et nous donne des ordres. Un genre de Sphynge, en pire.
Plus inquiétant : le numéro 100. «Le temps est venu de créer un lobby des consciences.» Outre qu’on voit mal comment un «lobby» peut garantir la liberté de réflexion, de recherche, de critique, s’il s’agit d’un «lobby des consciences», l’effet secte n’est pas loin.
«Face à la nouveauté de ce virus, les épidémiologistes tâtonnent dans le brouillard, et formulent, comme de juste, des hypothèses, dont pourront discuter ceux qui en ont la compétence. Quant aux conséquences politiques de tout ce qui est en train de se passer, elles sont aussi considérables qu’imprévisibles», nous dit-il. Lucidité, cette fois véritable, face à de l’inconnu. Attitude qu’articule une méditation exigeante de ce qu’est, intellectuellement mais aussi éthiquement, la distance critique. Loin des facilités grandiloquentes de la moraline compassionnelle : «Mais le risque de l’insensibilité ne se combat pas avec l’empathie […]. En ce qui me concerne, j’ai toujours considéré l’empathie comme une fausse piste parce qu’elle nous conduit à penser que l’on pourrait se rendre capable de surmonter la distance – culturelle, sociale, physique – en restant sur un plan purement émotif.»
Une seule leçon : face à la réalité, se disposer «comme si on la regardait pour la première fois avec un mélange de surprise et de curiosité». Générosité d’un grand esprit. Merci Carlo Ginzburg.
(1) L’édition du 6 mai.
(2) Souvenir d’un interlocuteur.
(3) https://www.en-attendant-nadeau.fr/2020/04/13/distance-critique-ginzburg/
Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Sabine Prokhoris et Frédéric Worms.