Le déconfinement des personnes âgées, l’histoire de quatre jours de polémique

Retour sur la volte-face d’Emmanuel Macron quant à l’interdiction faite aux plus vulnérables de pouvoir sortir dès le 11 mai.

Les personnes âgées ne seront pas discriminées lorsque nous entrerons dans le processus du déconfinement. | Matthew Bennett via Unsplash
Les personnes âgées ne seront pas discriminées lorsque nous entrerons dans le processus du déconfinement. | Matthew Bennett via Unsplash

Le 13 avril, dans son «adresse aux Français», Emmanuel Macron annonçait la réouverture progressive, à partir du 11 mai, des crèches, des écoles, des collèges et des lycées. «Le 11 mai, exposait-il, il s’agira aussi de permettre au plus grand nombre de retourner travailler, redémarrer notre industrie, nos commerces et nos services.» Puis il ajoutait: «Pour leur protection, nous demanderons aux personnes les plus vulnérables, aux personnes âgées, en situation de handicap sévère, aux personnes atteintes de maladies chroniques, de rester même après le 11 mai confinées, tout au moins dans un premier temps.»

Le 17 avril, changement de cap radical: le palais de l’Élysée faisait savoir que, finalement, le président de la République «ne souhaitait pas de discrimination» des personnes âgées ou fragiles dans le déconfinement progressif après le 11 mai. Il souhaitait faire cette mise au point en voyant «monter le débat sur la situation de nos aînés, après les déclarations du professeur Jean-François Delfraissy». Ainsi Emmanuel Macron prenait ici le risque de désavouer publiquement, pour la première fois, le scientifique et médecin renommé qu’il avait lui-même choisi pour présider le conseil scientifique Covid-19, en charge de conseiller l’exécutif dans la lutte contre l’épidémie.

De fait, le Pr Jean-François Delfraissy s’était exprimé deux jours plus tôt lors de son audition par la commission des lois du Sénat. Il avait alors évoqué le cas des nombreuses personnes à risque et susceptibles «de développer une forme grave» du Covid-19: «Pour ces dix-huit millions de personnes, on continuera le confinement. Pour combien de temps? Je ne sais pas. En attendant peut-être un médicament préventif.» Le Pr Delfraissy faisait notamment référence aux personnes «d’un certain âge, au-dessus de 65 ou de 70 ans», précisant qu’il en faisait partie –il a 71 ans– et aux personnes souffrant d’affections dites de longue durée (ALD).

L’Académie de médecine contre le conseil scientifique Covid-19

Or le même jour, l’Académie nationale de médecine s’opposait radicalement, avec une certaine solennité, à la recommandation du président du conseil scientifique; et ce dans un communiqué au titre sans ambiguïté: «Sortie de l’épidémie de Covid-19: pour une méthodologie de déconfinement respectueuse de l’Humain». Elle aussi chargée de conseiller le gouvernement sur les questions de santé publique, l’Académie avait déjà mis en garde l’exécutif sur la nécessité d’un certain nombre d’«ajustements» pour la mise en œuvre des mesures de confinement, notamment chez les résident·es des Ehpad. Cette fois, elle haussait le ton et alertait, au moment du «retour à une certaine normalité», contre une «tentation simplificatrice consistant à gérer cet épisode par tranches d’âge». Il était à ses yeux impensable «d’imposer aux personnes âgées, au nom de leur propre protection, de rester confinées».

«Il existe une confusion latente entre la population globale des seniors et celle des Ehpad.»

Académie nationale de médecine

C’était là prendre clairement position contre l’annonce faite par le président de la République et confirmée par le Pr Delfraissy. L’Académie se disait aussi «très préoccupée par le retentissement d’une telle stratégie dans l’opinion et son amplification par les réseaux sociaux». Et de rappeler quelques principes élémentaires d’humanisme. «L’amalgame entre personnes âgées, personnes en situation de handicap et personnes affectées par des maladies chroniques, compréhensible pour un statisticien, peut être très mal vécu par les personnes humaines ainsi cataloguées», observait-elle.

Emmanuel Macron n’était pas le seul à prôner un maintien prolongé du confinement pour les plus âgé·es. Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne était sur la même ligne. «Sans vaccin, il faut limiter autant que possible les contacts des seniors», notamment celles et ceux vivant dans les maisons de retraite, avait-elle déclaré le 12 avril au quotidien allemand Bild. «Je sais que c’est difficile et que l’isolement pèse, mais c’est une question de vie ou de mort. Nous devons rester disciplinés et patients, expliquait-elle. Les enfants et les jeunes jouiront plus tôt de davantage de liberté de mouvement que les personnes âgées et celles avec des antécédents médicaux.»

Mais comment mettre en œuvre une telle catégorisation de la population? Quel âge limite? Quelles maladies chroniques? Quel degré de sévérité? Quels handicaps? Comment évaluer le risque encouru individuellement face à l’infinie diversité des situations cliniques particulières?

«Il existe une confusion latente entre la population globale des seniors et celle des Ehpad, composée de personnes affligées de divers degrés de dépendance et soumises à des contraintes spécifiques, précisait l’Académie. Des personnes âgées vivant à domicile sont aussi partiellement dépendantes d’aides médicales et matérielles. Mais il existe aussi toute une population de seniors en bonne santé, actifs, et utiles, qui contribuent non seulement à l’économie, au bénévolat associatif, mais aussi à l’activité de leurs descendants en assurant des gardes de petits-enfants. Si ces grands-parents sont assignés à résidence, ils feront défaut lors de la reprise d’activité des parents.»

Elle ajoutait encore, sur le fond, que si l’idée de «déconfiner les seniors en dernier» reposait sur le souhait de les protéger, elle tendait aussi dans le même temps à en faire des «citoyens de second rang»: «la perspective d’un confinement au terme non défini puisque tributaire de la disponibilité de tests, de traitements validés, et idéalement d’un vaccin, est de nature à induire une souffrance et une désespérance dont on mesure mal l’impact, au-delà de ses conséquences physiopathologiques».

Prises de position opposées

Dans le même temps, l’idée d’un déconfinement progressif par tranches d’âge rencontrait une très vive opposition dans l’opinion publique comme dans une large fraction du monde médical. Selon le Dr Jacques Battistoni, président du syndicat de médecins MG France, la perspective d’un déconfinement à deux vitesses était «totalement désespérante» pour les personnes âgées. «Je n’aurais jamais imaginé privilégier le raisonnement de l’Académie de médecine à celui du très estimable Jean-François Delfraissy, dont je connais la solidité du travail mais aussi l’indiscutable souci humaniste qui le sous-tend, confie le Dr William Lowenstein, spécialiste de médecine interne et président de SOS Addictions. Définir ainsi des catégories est toujours un exercice à risque d’exclusion et de mortification.»

Pour le Dr Lowenstein, cette approche conduit de plus très vite à des impasses. «Prenons, outre celui du grand âge, l’exemple de l’obésité et du surpoids? Ce sont des facteurs de risque et de mortalité en cas d’infection par le SARS-CoV-2: faudrait-il définir un indice de masse corporelle imposant un confinement prolongé jusqu’à la mise au point d’un vaccin ou de traitements antiviraux efficaces? Non, face au Covid-19 et sa haute mortalité chez les personnes à risque, aider les vulnérables à se protéger, aider leur entourage à les protéger ne saurait passer, vague après vague, par une stratégie de déconfinement privilégié. Protéger nos aînés, c’est prendre des précautions avec eux, porter des masques, se laver les mains, et éternuer dans son coude.»

«Des gens vont mourir d’autres choses que du coronavirus: du confinement, de l’isolement et de la solitude.»

Pascal Champvert, président de l’Association des directeurs au service des personnes âgées

Le maintien du confinement pour les personnes âgées aurait été «injuste, discriminatoire et anti-constitutionnel», estimait pour sa part la psychologue Marie de Hennezel, spécialiste du vieillissement qui déplore la tendance actuelle à «infantiliser» les plus de 70 ans. Quant à Pascal Champvert, président de l’Association des directeurs au service des personnes âgées (AD-PA), il jugeait qu’un confinement prolongé des personnes âgées après le 11 mai ne serait tout simplement «pas tenable». «Des gens vont mourir d’autres choses que du coronavirus: du confinement, de l’isolement et de la solitude», affirmait-il.

Une alerte pour partie entendue par le gouvernement: Olivier Véran, ministre des Solidarités et de la Santé a annoncé, le 19 avril, le rétablissement immédiat d’un «droit de visite pour les familles» dans les Ehpad, décision prise après consultation des «sociétés savantes» et des «représentants des organismes de ces établissements pour personnes âgées». L’impossibilité «d’aller toucher la personne, d’être en contact physique» sera maintenue, mais «il y aura un contact visuel», a précisé Olivier Véran.

Après l’annonce présidentielle du 13 avril, différents relais se mirent en place pour faire entendre auprès de l’exécutif l’impact politique désastreux d’une telle annonce –a fortiori dans un contexte de critiques récurrentes quant aux failles de sa stratégie, qu’il s’agisse de l’approvisionnement en masques ou de la politique de dépistage.

On put aussi lire dans Le Figaro Pascal Bruckner, 71 ans, auteur d’Une brève éternité – Philosophie de la longévité, réagir aux propos de Jean-François Delfraissy: «Non à l’ehpadisation générale des plus de 65 ans!».

«Je ne voudrais pas me transformer en oracle qui pontifie sur tout, statue sur le monde d’après et le monde d’avant, mais sur ce sujet précis je réponds catégoriquement non: le reconfinement des personnes âgées jusqu’en septembre et pourquoi pas Noël est anticonstitutionnel et brise le principe d’égalité, écrivait-il. La constitution d’une classe d’âge, coupable d’être née au milieu du XXe siècle, en bouc émissaire de la nation fait partie de ces idées absurdes conçues pour apaiser notre désarroi. En premier lieu, ceux qui la soutiennent sont eux-mêmes chenus, à commencer par le professeur Delfraissy, bientôt 72 ans, hyperactif, et qu’on voit mal renoncer à ses responsabilités. Tous ces médecins prêcheurs et sermonneurs sont les meilleurs ennemis de leurs propres recommandations.»

Et Pascal Bruckner de dénoncer une «vieille marotte utilitariste» qui consiste pour le bien-être d’une population à sacrifier une partie de ses membres. «La réclusion générale des seniors jusqu’aux premiers frimas est une façon de leur faire payer les déficiences du système médical: on choisit d’enfermer les aînés jusqu’à nouvel ordre, pour libérer des lits en réanimation, affirmait-t-il. Absurdité: le simple fait qu’ils aient déjà la possibilité de sortir une heure par jour les expose aux aléas du virus. Ou alors il fallait les incarcérer d’emblée.»

«Les personnes âgées sont des citoyens adultes et responsables»

Toutes ces prises de positions ne sous-estimaient nullement la réalité épidémiologique et la forte proportion de personnes âgées parmi les victimes du Covid-19. Un tiers des malades ont plus de 65 ans, 25% entre 65 et 74 ans et 8% plus de 75 ans. Mais c’est dans cette dernière tranche d’âge que s’observent 74% des décès. Comment, dès lors, parvenir à concilier une sortie du confinement dans les meilleures conditions sanitaires tout en bénéficiant de l’adhésion de l’ensemble de la population?

Pour sa part, l’Académie nationale de médecine recommandait au pouvoir exécutif d’inciter la population générale à la «solidarité intergénérationnelle», et ce «en continuant à appliquer en tous lieux et en tous temps les règles d’hygiène et les mesures barrière, incluant le port d’un masque grand public»; des mesures qui contribueront à créer pour les personnes fragiles un environnement favorable ou à moindre risque.

Plus généralement, l’Académie insistait, une fois encore pour que la puissance publique «considère toutes les personnes présentant une fragilité de quelque nature que ce soit (âge, handicap, maladies chroniques) comme des personnes responsables et utiles à la société» et, à ce titre, «ne leur propose que des recommandations, à l’exclusion de toute réglementation contraignante et arbitraire».

«Les personnes âgées sont des citoyens adultes et responsables, pourquoi ne pas les consulter sur cette question?» demande pour sa part le Pr Antoine Flahault, directeur de l’Institut de santé globale à la faculté de médecine de l’Université de Genève. «La réponse, ici, est individuelle. Certaines d’entre elles auront peut-être déjà rédigé des directives anticipées dans lesquelles elles auront précisé souhaiter ou non être réanimées en cas de problèmes de santé pouvant le nécessiter. Ces personnes pourront vouloir, ou non, rencontrer leurs enfants et petits-enfants ou d’autres proches. Certaines pourront souhaiter s’auto-confiner.»

Pour le Pr Flahault, le temps est venu «d’introduire une relation de confiance et de responsabilisation individuelle entre les pouvoirs publics en charge de la riposte dans les pays démocratiques». «Dans l’urgence, ces pays ne se sont vu proposer d’autre choix que d’appliquer des méthodes issues du régime dictatorial chinois, observe-t-il. Il faudra sans doute décider d’abandonner définitivement par la suite les modalités d’un confinement strict et punitif qui ne s’est pas jusqu’à présent avéré plus efficace que les mesures de distanciation sociale plus souples mises en œuvre par des pays comme l’Allemagne ou la Suisse.»

En France, finalement, quatre jours après l’intervention présidentielle, le message principal a bien été reçu par Emmanuel Macron. La polémique est aujourd’hui close: les personnes âgées ne seront en aucune façon discriminées lorsque nous entrerons collectivement dans le processus du déconfinement. À chacun·e de prendre ses responsabilités.

Reste que l’ambiguïté entretenue durant plusieurs jours quant au caractère obligatoire ou pas du maintien du confinement pour les plus âgé·es apparaît comme un symptôme éclairant: il témoigne des oppositions pouvant exister entre, d’une part, une stricte analyse scientifique et médicale du risque épidémique et, de l’autre, la gestion politique et économique de ce même risque. Au-delà de la seule question du confinement imposé ou suggéré aux personnes âgées, l’exécutif sera, dans les semaines et les mois à venir, longtemps encore confronté aux choix souvent délicats qu’il devra effectuer.
Slate.fr