Et si Darwin s’était trompé…
Avec « Dépasser Darwin » (Plon), le grand chercheur Didier Raoult remet en question nos certitudes sur l’évolution. Entretien.
Propos recueillis par Christophe Labbé et Olivia Recasens
C’est l’un des plus grands chercheurs français en microbiologie. Le professeur Didier Raoult dirige l’unité de recherche en maladies infectieuses et tropicales émergentes à la faculté de médecine de Marseille. On lui doit des découvertes fondamentales comme celle des virus géants et peut-être même d’une nouvelle forme de vie. Dans son dernier livre, Dépasser Darwin (Plon), Didier Raoult explique pourquoi le darwinisme, érigé en dogme, est en train de voler en éclats.
Le Point : Vous racontez que, dans leurs laboratoires, les chercheurs en biologie sont en train de révolutionner la vision du monde. Aujourd’hui, Copernic n’a pas l’œil collé à une lunette astronomique, mais à un microscope électronique ?
Didier Raoult : – Quand Copernic puis Galilée affirment que la Terre tourne autour du Soleil, c’est la façon dont nous avons ordonnancé le monde dans nos têtes qui vole en éclats. L’homme n’est plus au sommet de la création, le centre d’un univers immuable. Avec la révolution génomique, nous vivons les débuts de la biologie. On découvre que l’homme est un écosystème à lui tout seul, un monde dans lequel cohabitent des millions de micro-organismes. Cet écosystème ambulant évolue dans d’autres écosystèmes qu’il modifie et qui le modifient. Tous les êtres vivants passent leur temps à s’échanger des gènes. Pas uniquement par la reproduction, mais aussi par les virus et les bactéries. Le monde du vivant est une immense orgie collective. On sait aujourd’hui que 8 % de l’ADN humain est constitué de vestiges de gènes qui nous ont été transmis par des virus.
C’est pourquoi vous dites que l’homme est une « chimère » ?
– Pendant longtemps, on a pensé que nous descendions d’un ancêtre commun : le Sapiens. En mai 2010, coup de théâtre : les résultats d’une analyse de l’ADN prélevé sur des os de néandertaliens ont révélé que 1 à 4 % de nos gènes viennent de Neandertal. Que cela nous plaise ou non, nous sommes apparentés à ce lourdaud, et non pas uniquement à Sapiens, « l’intello ». Les deux se sont rencontrés et métissés. L’arbre généalogique de l’espèce humaine est anti-darwinien parce que notre ancêtre est tout à la fois Sapiens, néandertalien, une bactérie et un virus !
Vous avez récemment affirmé que quatre formes de vie, et non pas trois comme il a toujours été admis, sont apparues il y a plus d’un milliard d’années. De quoi mettre en ébullition les spécialistes de l’évolution !
– Le virus géant mimivirus que mon équipe a découvert en 2003, et dont nous avons décrypté le génome, me permet d’émettre l’hypothèse selon laquelle, à côté des trois grandes formes de vie acceptées – bactéries, eucaryotes et Archaea -, il en existerait une quatrième : celle des grands virus à ADN. Mimivirus en fait partie, tout comme trois autres virus dont nous avons aussi révélé l’existence. Ce monde de virus géants constitue un quatrième groupe entièrement parasitaire, distinct des trois autres. Cela suscite un large débat chez les scientifiques. Ce n’est pourtant qu’une étape dans la remise en question nécessaire du classement darwinien du vivant. Les virus en sont aujourd’hui exclus, alors que ce sont les entités biologiques les plus abondantes et la source de plus de la moitié des gènes de l’univers connu !
D’après vous, il faudrait abattre l' »arbre de Darwin » ?
– L’arbre darwinien n’existe pas. C’est un fantasme. L’idée du tronc commun avec les espèces qui divergent comme des branches est un non-sens. Un arbre de la vie, pourquoi pas, mais alors planté la tête en bas, les racines en l’air ! Si les espèces s’étaient définitivement séparées il y a des millions d’années, il n’y aurait en fait plus d’espèces vivantes sur la planète. Chacune aurait dégénéré dans son coin faute d’avoir pu suffisamment renouveler son patrimoine génétique. Pour survivre, il faut savoir s’encombrer de gènes inutiles. Ne pas être économe.
L’évolution, c’est un peu l’éloge du gaspillage ?
– La nature n’est pas parcimonieuse, elle est futile. L’idée darwinienne que tout ce qui existe sert à quelque chose et que tout ce qui ne sert pas est éliminé ne tient pas. Depuis, on a découvert le « gène égoïste ». Notre génome est plein de gènes égoïstes qui ne cherchent qu’à se reproduire et se fichent bien d’améliorer ou non l’organisme. Certaines bactéries ont jusqu’à 40 % de gènes qui ne servent à rien. L’évolution peut sélectionner une capacité qui n’est pas du tout un avantage à un moment T, mais qui peut le devenir plus tard. Quand un organisme vivant n’a pas l’occasion de manifester ses qualités, cela ne signifie pas qu’il soit inutile. Notre répertoire génomique est une sorte de dépôt de munitions. Plus il est riche, plus on a de chances d’y trouver, le moment voulu, l’arme adaptée à une menace imprévue. La super-spécialisation de l’homme est un avantage qui n’est que conjoncturel. Idem pour l’agent de la variole : il s’était tellement spécialisé qu’il était devenu hyper-adapté à l’homme ; quand cet hôte unique a trouvé la parade, un vaccin, la variole a été éradiquée, même si le virus n’a pas disparu puisque les militaires, américains notamment, en détiennent des stocks.
Darwin s’est trompé, « évoluer » n’est pas progresser ?
– L’évolution vue par Darwin est forcément avantageuse : la sélection fait progresser les espèces, et tout évolue vers le meilleur, tout s’améliore. Darwin était trop optimiste. Les organismes survivants ne sont pas meilleurs que les autres, ils n’ont pas de meilleures raisons de survivre. Une espèce qui a perdu la « guerre du vivant » à une époque et dans un contexte donné aurait pu la gagner en d’autres temps et d’autres lieux. Bien avant l’arrivée des Espagnols en Amérique, les chevaux avaient disparu de ce continent pour une raison inconnue. Leur réintroduction par les conquistadores a montré qu’ils étaient parfaitement adaptés à ce continent. En fait, l‘évolution, c’est le « chacun-pour-soi ». Le virus ou la bactérie pathogène qui vous infecte ne cherche pas à vous détruire, pas plus que le gène ne collabore intentionnellement à votre bien. C’est peut-être vexant, mais la nature est parfaitement indifférente à notre sort !
Bref, l’évolution est imprévisible ?
L’imagination de la nature est colossale. Nous l’avons largement sous-estimée et nous sommes en train de nous en apercevoir. Prenez Escherichia coli, qui a tué 43 personnes récemment. 30 % de son génome se renouvelle en permanence. Il se crée des Escherichia coli tous les jours. Demain, l’une d’elles pourrait fabriquer un cocktail mortel pour l’espèce humaine. La bactérie Klebsiella pneumoniae, qui a sévi en Europe en début d’année, profite d’un gène qui la rend résistante à tous les antibiotiques. Ces bactéries mutantes nous apprennent l’étendue de notre ignorance. On ne comprend pas d’où leur viennent ces gènes de résistance et pourquoi ils émergent soudainement. Il faut passer au séquençage systématique du génome de ces bactéries. La bonne nouvelle, c’est que plus une bactérie est résistante, moins elle est virulente.
La nature continue de créer ?
– Dans la vision darwinienne de l’évolution, tout a été créé une bonne fois pour toutes, et s’il apparaît de nouvelles espèces, c’est uniquement par adaptation graduelle des espèces existantes. En fait, la nature ne se contente pas d’évoluer, elle continue d’inventer des espèces. On s’est aperçu qu‘une bactérie nommée Wolbachia avait réussi, en infectant un ver, à intégrer 80 % de son chromosome. Elle avait, de fait, fabriqué une nouvelle espèce de ver ! Une évolution brutale et massive qui n’a rien à voir avec l’évolution lente et verticale décrite par Darwin. Si une femme porteuse de l’herpès HV6 est enceinte, le virus s’étant intégré dans son chromosome, son fils aura le virus dans ses gènes. Le grand-père de ce garçon sera donc en partie un virus !
Si l’on vous suit, de nouvelles espèces surgissent par échange de gènes et surtout de nouveaux gènes apparaissent…
– Ces gènes sont tellement inédits que nous n’arrivons pas à les rattacher à quoi que ce soit. Impossible de dresser leur arbre généalogique. On les appelle les « gènes orphelins » justement parce que l’on ne retrouve pas leurs « parents ». Ces gènes « nés sous X » sont pléthoriques. Le génome humain contient 10 à 15 % de gènes inconnus. Nous ne sommes pas là devant un phénomène d' »évolution », mais bien de « création ». Contrairement à ce que pensait Darwin, la création ne s’est jamais figée.
Les microbes seraient donc la clé pour comprendre le monde du vivant ?
– L’homme est un sac à microbes. Nous avons plus de bactéries que de cellules humaines dans le corps. À lui seul, notre tube digestif contient 100 milliards de bactéries, et c’est un lieu de batailles permanent. Toutes ces bestioles ont besoin de se nourrir, elles se font la guerre en se détruisant à coups de toxines, en se dévorant, ou alors choisissent de collaborer en échangeant des informations : un gène utile peut sauter d’une bactérie à l’autre. La plupart de nos antibiotiques ont été inventés par des microbes qui voulaient empêcher leurs voisins de leur piquer leur repas. Chaque fois que vous mangez, vous favorisez sans le savoir une population au détriment d’une autre. Une gastro-entérite, c’est la conquête espagnole en Amérique avec le massacre des populations indigènes. Une civilisation entière de microbes qui colonisaient votre tube digestif va disparaître à cause des salmonelles de votre déjeuner. De nouvelles espèces de bactéries vont en profiter pour annexer le terrain.
L’évolution ne se fait que par grandes catastrophes ?
– Un monde sans catastrophes cesserait d’évoluer, ce serait un monde mort. Le monde des hommes et celui des bactéries et virus cohabitent à deux échelles différentes et interfèrent profondément tout en s’ignorant. Pour en avoir la meilleure image, il faut lire Philip K. Dick ! Dans ses romans, le monde du paravivant fait irruption dans l’univers des humains lorsqu’une faille temporelle ouvre un passage entre les deux, comme nous prenons conscience de l’existence des microbes à l’occasion d’une épidémie.
Le réel serait en quelque sorte en train de prendre sa revanche sur la théorie ?
– Pour avancer en science, il faut déconstruire les dogmes. Souvent, paralysés par des théories construites a priori, et même en disposant des nouveaux outils qui permettraient de s’en libérer, nous avons intellectuellement du mal à sauter le pas. Ainsi, sur le front du cancer, les premières causes identifiées étant physico-chimiques, on s’est entêté pendant des années à chercher des causes physico-chimiques à tous les cancers. Ce qui nous a empêchés de penser autrement et de travailler sur la cause infectieuse. Or il est désormais acquis que 25 % des cancers sont causés par des virus. On s’est aussi rendu compte que le cancer du col de l’utérus est provoqué par un virus sexuellement transmissible et que ce même virus est à l’origine de 70 % des cancers de la gorge…
La science est donc si conformiste ?
– Pendant des décennies, dans ma discipline, les maladies infectieuses, la méthode de recherche dominante était de poser une hypothèse puis de la vérifier par l’observation et enfin de généraliser. On partait d’une chose pour laquelle on avait une explication claire et on l’étendait à des choses connexes pour lesquelles ça ne marchait plus. La révolution génomique a permis d’inverser cela. Quand vous découvrez, par exemple, que les virus géants sont constitués de gènes provenant à la fois d’animaux, de plantes, de bactéries et d’autres virus géants, vous pulvérisez la notion d’ancêtre commun chère à Darwin.
Il y a deux ans, vous avez révélé ce qui était considéré comme impossible : l’existence d’un virus capable d’infecter d’autres virus…
– Jusqu’alors, il était établi qu’un virus avait besoin d’une cellule hôte pour se multiplier et que chaque organisme vivant était parasité par des virus qui lui étaient propres. L’analyse du génome du virophage a montré que non seulement il échangeait des gènes avec le virus infecté, mais qu’il avait aussi importé des gènes d’autres virus. Ce nouveau venu dans le monde des virus a apporté une preuve de plus du transfert de gènes entre différentes espèces. Depuis une dizaine d’années, la recherche fondée sur l’hypothèse perd du terrain. Et, contrairement à ce que l’on peut entendre ici ou là, la science est redevenue productive. Si l’on part du principe qu’une théorie établie ne peut jamais se révéler fausse, c’est qu’elle relève de la croyance. Ce que disait Lacan en substance : si vous pensez avoir compris, c’est que vous avez tort. C’est le cas du darwinisme.
À vous entendre, Charles Darwin aurait carrément inventé une religion ?
– Le darwinisme a cessé d’être une théorie scientifique quand on a fait de Darwin un dieu. En introduisant après Lamarck la notion d’évolution, Darwin est venu chambouler la conception figée des créationnistes, qui pensaient que le monde était stable depuis sa création. Mais, dès lors, il est devenu l’objet d’un double mythe. Le mythe du diabolique pour les créationnistes, ceux qui pensent que tout s’est créé en une semaine, et le mythe des scientistes, qui font de « l’origine des espèces » le nouvel Évangile.
Pourquoi dites-vous que Darwin était inévitable dans notre culture judéo-chrétienne ?
– Si vous croyez au Dieu judéo-chrétien, Darwin permet même de mieux le comprendre. Avec ce que nous découvrons sur la biologie, on en revient plutôt aux dieux de l’Antiquité. Les hommes de l’Antiquité étaient peut-être animés d’un pressentiment juste lorsque, dans les récits mythologiques, ils mettaient en scène des êtres hybrides, des chimères : Satyres, Centaures et Minotaure. Imaginez maintenant une histoire de l’évolution écrite par un scientifique bouddhiste. Il serait question de cycle, voire de recyclage, et d’êtres mosaïques, ce que l’on retrouve chez Nietzsche.
Le darwinisme est dépassé, mais que met-on à la place ?
– La vision de la vie que nous commençons à affiner aujourd’hui est plus nietzschéenne que darwinienne. Avec, d’un côté, Apollon, beau, rationnel et organisé, et l’éruption de Dionysos, qui entraîne le désordre, le chaos, des événements imprévus et les recombinaisons succédant aux bacchanales. Le transfert vertical des gènes à l’intérieur d’une même espèce, avec ses modifications progressives sélectionnées par l’environnement, ressemble au monde d’Apollon. Le transfert latéral des gènes entre espèces différentes via les microbes évoque par sa brutalité et sa radicalité l’univers de Dionysos. Toutes les théories scientifiques sont faites pour être dépassées un jour, d’autant que la science avance de plus en plus vite. Il y a quinze ans, on connaissait 2 000 espèces de bactéries. Aujourd’hui, nous en avons identifié plus de 10 000. Demain, nous nous attendons à en distinguer au moins 150 000…
« Dépasser Darwin », de Didier Raoult (Plon, 164 p., 18,90 euros).
Repères
1952 : Naissance à Dakar (Sénégal).
1960 : Arrivée à Marseille.
1970 : Bac littéraire.
1970-1972 : Part travailler sur des bateaux.
1978 : Internat en médecine.
1985 : Doctorat en biologie humaine.
1986-1987 : Stage postdoctoral à Bethesda (Etats-Unis).
1984 : Création de son unité de recherche.
1984-1999 : Président de l’Université de la Méditerranée.
1991 : Directeur du laboratoire de bactériologie-virologie de l’hôpital de la Timone.
1992 : Découvre le premier virus géant.
1998 : Identifie l’agent de la peste du Moyen Age.
2003 : Découverte de mimivirus, le plus gros virus du monde.
2009 : Découvre le virophage et le marseillevirus, une nouvelle famille de virus géants.
2010 : Grand Prix Inserm.
2011 : Nommé à la tête de Polmit à Marseille.