Bombardement de Bouaké: le mystère sur les commanditaires reste entier
4 mars 2019| Par Antton Rouget
Deux pilotes ivoiriens et un mercenaire biélorusse seront jugés aux assises, accusés d’avoir bombardé en 2004 le camp français de Bouaké, en Côte d’Ivoire, causant la mort de neuf militaires français. Mais les commanditaires courent toujours. Et la perspective d’un procès de l’incurie des autorités françaises s’éloigne.
Enfin, l’affaire du bombardement de Bouaké en 2004 s’achemine vers un procès. Quatorze ans après la mort de neuf militaires français et d’un humanitaire américain, en Côte d’Ivoire, la juge d’instruction Sabine Kheris a ordonné, le 7 janvier 2019, le renvoi devant la cour d’assises de deux soldats ivoiriens et d’un mercenaire biélorusse, qui seront tous les trois jugés pour « assassinats » et « tentatives d’assassinats ».
Ce dossier est l’un des plus dramatiques pour l’armée française, puisqu’il s’agit de la perte la plus massive depuis l’attentat contre l’immeuble Drakkar à Beyrouth, en 1983. C’est aussi l’un des plus sensibles politiquement…
Comme l’a indiqué Sud Ouest 3, la doyenne des juges d’instruction du tribunal de grande instance de Paris, chargée de l’enquête depuis 2012, a suivi les réquisitions du parquet pour lequel l’implication des trois pilotes dans l’attaque ne fait « aucun doute ».
Dans son ordonnance, consultée par Mediapart, la magistrate s’appuie sur de nombreux témoignages et documents des services de renseignement français pour incriminer deux officiers de l’armée de l’air ivoirienne, Patrice Ouei et Ange Gnanduillet, 63 et 61 ans, ainsi que Yuri Sushkin, un pilote biélorusse de 66 ans. Un autre mercenaire biélorusse, Boris Smahin, longtemps suspecté d’avoir participé au raid meurtrier, a finalement bénéficié d’un non-lieu, les soupçons sur sa participation au bombardement ne reposant pas sur des éléments suffisamment solides.
Les trois sexagénaires seront-ils seulement présents à leur procès ? Le doute est permis. Les deux officiers ivoiriens font l’objet de mandats d’arrêt qui n’ont pas été exécutés depuis 2006. Le cas de Yuri Sushkin est encore plus sensible. Juste après le bombardement, le mercenaire avait été arrêté par la police togolaise et laissé pendant plusieurs jours à la disposition des autorités françaises en compagnie de complices potentiels. Or pour une raison toujours inexpliquée, Paris a renoncé à l’interpeller, ou même simplement à l’auditionner. Il s’est depuis volatilisé. Terrible illustration d’un dossier où la raison d’État l’a emporté sur l’exigence de vérité et le respect des familles de victimes.
L’armée française aux premières loges de la préparation du bombardement
Il est 13 h 20, ce samedi 6 novembre 2004, quand deux Soukhoï 25, des biplaces développés par l’URSS des années 70, prennent la direction du lycée Descartes de Bouaké, où est logée une partie des troupes françaises de l’opération « Licorne », mission de maintien de la paix depuis le début de la crise politico-militaire de 2002.
Les avions appartenant aux Forces armées nationales de Côte d’Ivoire (FANCI) survolent à deux reprises la base à basse altitude. La vue est dégagée. Des drapeaux français visibles depuis le ciel. Les deux appareils larguent « au moins 18 » roquettes sur trois bâtiments, dont le mess du camp. Neuf soldats français et un humanitaire américain sont tués. 34 militaires français et 4 civils sont blessés.
À l’aéroport de Yamoussoukro, c’est la panique. Le 2e régiment des hussards, stationné dans un hangar à 500 mètres de la piste, est informé en temps réel. « 13 h 25 : BILAN LOURD EN COURS », reçoivent les militaires, d’après des documents aujourd’hui déclassifiés. Les deux Soukhoï, de retour de leur raid meurtrier, atterrissent quelques minutes plus tard. Ils sont détruits par les troupes françaises dans la foulée.
Tout le monde sur place connaît les équipages mixtes (un Slave, un Ivoirien) des appareils. La Direction du renseignement militaire (DRM) avait même profilé un par un les pilotes et techniciens depuis leur arrivée sur place le 2 novembre, à bord d’un Antonov 12, un gros porteur acheminant hommes et matériel.
Personne ne s’était inquiété de ce surcroît d’activité. Et pour cause : à Abidjan, le président Laurent Gbagbo avait offert des garanties à l’armée française. Une offensive, notamment terrestre, était certes en préparation dans la région de Bouaké, pour « désarmer » la rébellion du Nord, mais celle-ci ne concernait en aucun cas les positions françaises.
Dans un premier temps, le général Poncet, chef de l’opération Licorne, et l’ambassadeur Gildas Le Lidec ont essayé de dissuader Gbagbo de mener cette opération, qui allait inévitablement conduire le pays à un point de non-retour.
Le 4 novembre, Gbagbo convoque l’ambassadeur Le Lidec, pour lui indiquer que, la veille, Jacques Chirac « lui avait mal parlé, que personne ne lui avait jamais parlé comme ça et qu’il allait maintenir l’opération ». Dans son point de situation du 6 novembre, Jean-Louis Georgelin, chef d’état-major du président de la République, se veut malgré tout rassurant : « Les mouvements d’unités Fanci effectués dans la zone de confiance laissent penser à des préparatifs d’une possible action terrestre aujourd’hui, d’envergure limitée, essentiellement sur Bouaké. »
Las, l’opération ne sera pas que « terrestre » et « d’envergure limitée ». Auditionné en 2005 par un juge d’Abidjan, Ange Gnanduillet a reconnu avoir fait « partie de l’équipage » ayant participé au bombardement de Bouaké, mais a indiqué être allé « en mission pour traiter les zones rebelles qui [avaient] été identifiées auparavant ». Selon son témoignage, ce n’est que « plus tard » qu’il aurait appris que le cantonnement français avait été pris pour cible. Son compère Patrice Ouei, également entendu en 2005, a nié pour sa part avoir participé au raid meurtrier, tout en estimant que l’attaque de la base française ne pouvait provenir que « d’une erreur ».
Les investigations de la justice française montrent pourtant que le bombardement était délibéré et parfaitement ciblé. Reste à en trouver le commanditaire et les motivations.
Les assassins présumés et leurs complices échappent à la justice
Le soir même de l’attaque, à l’aéroport d’Abidjan, « quinze personnes de nationalité russe, ukrainienne et biélorusse […] soupçonnées d’être des mercenaires » sont appréhendées par les forces de l’opération Licorne. La plupart sont dépourvues de passeport. Aux yeux des militaires présents sur place, il est « impossible » que l’une d’entre elles puisse être l’un des pilotes ayant bombardé le lycée Descartes. Les mercenaires n’ont pas pu venir si rapidement de Yamoussoukro. Mais ces techniciens détiennent peut-être des informations permettant de retracer le mobile du bombardement, ses préparatifs, complicités, etc.
Le personnel n’a pourtant jamais été auditionné avant sa remise, le 11 novembre, au consul de Russie en présence de deux représentants du Comité international de la Croix-Rouge. Pour quelle raison ? Le général Poncet dit avoir reçu « très vite l’ordre de les libérer », via le canal diplomatique et le canal militaire, sans obtenir d’explications. Pourtant, il s’agissait selon lui de « mercenaires […] qui savaient certainement des choses intéressantes ».
Les protestations du général Poncet n’y ont rien fait. « Tu n’as pas le choix, tu les libères », lui a ordonné le général Henri Bentégeat, chef d’état-major des armées, en arguant de l’impossibilité juridique de garder ces gens prisonniers sur le territoire de la Côte d’Ivoire. Cette argumentation est aujourd’hui encore contestée.
Quelques jours plus tard, une autre intrigue, encore plus grave, se joue au Togo. Le 16 novembre, un groupe de huit Biélorusses est arrêté à la frontière en provenance du Ghana en compagnie de deux Ivoiriens. Ils se présentent comme des « mécaniciens agricoles ». L’explication ne trompe personne. Les autorités togolaises les considèrent comme « susceptibles d’avoir participé au bombardement de Bouaké ». Elles placent tout le monde en garde à vue. L’information remonte le jour même à Paris par différents canaux diplomatiques et militaires.
Mais les heures défilent sans le moindre retour. Puis les jours. Le Togo attend. Et procède finalement à la libération des suspects, faute de réponse des autorités françaises.
Selon une note déclassifiée de la DGSE, les mercenaires ont ensuite pu rejoindre « Moscou, probablement à la fin du mois de novembre, via la capitale ghanéenne ». Pourquoi la France les a-t-elle laissés filer ? Tout le monde se défausse, renvoyant la faute sur le ministère d’à côté.
En première ligne, la cheffe des armées Michèle Alliot-Marie a d’abord affirmé, le 15 février 2005, soit plus de quatre mois après les faits, que « l’équipage de l’avion Soukhoï 25 qui avait ouvert le feu sur le poste français de Bouaké […] n’avait pas été identifié. Les deux membres de l’équipage, l’un ressortissant étranger d’Europe de l’Est et l’autre ivoirien [s’étant] enfuis après avoir posé leur avion ».
L’enquête judiciaire souligne précisément le contraire : outre les autorités togolaises, la DRM, le correspondant local de la DGSE, l’ambassadeur de France au Togo et son attaché de défense étaient avisés de l’interpellation des pilotes supposés. Le jour même de leur arrestation, le commissaire divisionnaire Claude Taxis, attaché de sécurité intérieure à Lomé, a aussi faxé l’information à la direction du Service de coopération technique international de la police (SCTIP), rattaché au ministère de l’intérieur.
Mais le « premier flic de France » de l’époque, Dominique de Villepin, jure n’en avoir jamais eu vent : « Les interpellations de cette nature sont tout à fait fréquentes en Afrique, je n’a[vais] donc à aucun moment eu mon attention attirée sur [cette] interpellation. »
Là encore, le prétendu manque de moyens juridiques permet aux uns et aux autres de se déresponsabiliser. Michel de Bonnecorse, chef de la cellule « Afrique » à la présidence de la République, a relevé au cours de l’enquête que « ce sujet avait été évoqué à deux reprises lors des réunions quotidiennes qui se tenaient dans son bureau, tout en précisant que les informations qui étaient remontées ne concernaient “que des mécaniciens et non des pilotes” ». « Quelqu’un à la Défense [avait] dit que leur directeur juridique [estimait] qu’on ne pouvait pas garder les personnes interpellées, même s’il s’agissait de mercenaires », a-t-il déclaré à la justice.
Qui précisément ? On ne le sait pas, et on ne le saura probablement jamais. « Mon cabinet m’avait répondu que ce n’était pas possible [d’entendre les mercenaires – ndlr] puisqu’il n’y avait aucune base juridique », a appuyé Michèle Alliot-Marie, docteure en droit, en audition. Problème : le magistrat David Sénat, qui était à l’époque son conseiller aux affaires juridiques, dit ne pas avoir été consulté « ni au moment du bombardement de Bouaké le 6 novembre, ni après ». Pire, il affirme que s’il avait été sollicité, il aurait trouvé le support juridique permettant les auditions avec la loi sur le mercenariat, votée en 2003 et alors défendue devant le Parlement par Michèle Alliot-Marie en personne.
« C’était une question de volonté politique, pas juridique », analyse David Sénat, ajoutant qu’il était « parfaitement possible que l’on n’ait pas souhaité qu’il soit interpellé ». « Il », c’est le fameux Robert Montoya, ancien gendarme de la « cellule de l’Élysée » 3, reconverti dans les affaires en Afrique, et qui hante le dossier du bombardement de Bouaké.
Montoya a fourni l’armée ivoirienne en hommes et matériel – dont les fameux Soukhoï du 6 novembre – et est aussi suspecté d’avoir brisé l’embargo sur les armes, décidé 3 par l’ONU le 15 novembre 2004, ce qu’il conteste avec vigueur.
L’ombre de Montoya apparaît aussi dans la fuite des mercenaires après le bombardement. Quand ces derniers ont été arrêtés au Togo, ils étaient en effet pris en charge par une femme, de nationalité biélorusse, qui n’était autre que la secrétaire de l’ancien gendarme français au Togo. Paris a-t-il ainsi refusé d’agir pour protéger cet acteur clé du trafic d’armes ? C’est la thèse d’un haut gradé français : « Montoya a aussi eu des relations avec l’Angola… », relève-t-il auprès de Mediapart, en alertant sur le caractère explosif de ce dossier. L’Angola, ses ventes d’armes et ses commissions…
Pour autant, il « était parfaitement possible de procéder à un certain nombre de vérifications “sans citer ou faire apparaître Robert Montoya, si l’on avait voulu le protéger” », a glissé, lors d’une audition, le commissaire François Castro, sous-directeur de la coopération technique et institutionnelle au SCTIP au moment des faits.
Toutes les décisions de ne pas arrêter les mercenaires reposent sur de faux arguments juridiques », dénonce Jean Balan, avocat des familles de victimes, qui s’insurge du ridicule de la situation : la France recherche aujourd’hui des personnes qu’elle avait sous la main quatorze ans plus tôt. « De manière générale, je sais maintenant qu’un ministre confronté à une crise, quelle qu’en soit la nature, dira toujours qu’il n’a pas été informé pour éviter d’être mis en cause directement », résume le magistrat David Sénat.
Furieux contre le pouvoir politique, Balan n’hésite pas à parler d’entraves volontaires dans le dossier. Comme avec la suppression, en 2010, du tribunal aux armées, qui pilotait l’enquête depuis 2004. Sa disparition a été décidée par Michèle Alliot-Marie, alors devenue ministre de la justice. « C’est une décision incompréhensible. Ce tribunal avait une vraie connaissance des arcanes militaires. Il a fallu tout reprendre à zéro et rien n’aurait été possible sans le travail formidable des juges et des parties civiles », peste l’avocat, très impliqué pendant les quatorze années d’enquête.
En février 2016, la juge Sabine Kheris sollicite le renvoi de Dominique de Villepin, Michèle Alliot-Marie et Michel Barnier devant la Cour de justice de la République (CJR), seule habilitée à juger des délits commis par des membres du gouvernement. « Il est apparu tout au long du dossier que tout avait été orchestré afin qu’il ne soit pas possible d’arrêter, d’interroger ou de juger les auteurs biélorusses du bombardement », considère la magistrate.
Fin janvier 2019, le nouveau procureur général près la Cour de cassation François Molins fait savoir à l’AFP qu’il estime que « les éléments constitutifs de l’infraction ne sont pas là ». Toutefois, « par souci d’impartialité », François Molins a décidé de saisir la commission des requêtes de cette haute cour, afin qu’elle se prononce à son tour.
« Il aurait pu saisir la commission des requêtes sans dire un mot. C’est de l’hypocrisie mélangée à une intervention qui dépasse le cadre des conflits d’intérêts », tonne Me Balan, en rappelant que François Molins fut le directeur de cabinet de Michèle Alliot-Marie de 2009 à 2011.
« L’État tourne le dos à ses militaires », déplore pour sa part Maxence Capdeville, fils de l’adjudant-chef Philippe Capdeville, officier trésorier du régiment d’infanterie chars de marine (RICM) de Poitiers tué dans le raid aérien. Les soldats morts à Bouaké « ont eu tous les honneurs politiques de façade. Mais depuis, plus rien », relève Maxence Capdeville, âgé de 16 ans lors du décès de son père. L’éloge funèbre prononcé 3 par Jacques Chirac, le 10 novembre 2004, lors de la cérémonie d’hommage national aux soldats morts à Bouaké aux Invalides semble bien loin. « Dans les hautes sphères, personne ne bouge » pour faire la lumière sur ce dossier, s’indigne le jeune homme. Il ajoute : « On a mis beaucoup de temps à accepter qu’on nous a enlevé notre père. C’est un deuxième coup de voir que la France n’est pas capable de reconnaître ce qu’il s’est passé. »
Quel commanditaire pour quel mobile ? Une équation à deux inconnues
Même plus de quatorze ans après les faits, le coût de la vérité semble à ce point élevé qu’il empêche toute recherche sur les commanditaires de l’attaque. Depuis 2004, les familles de victimes naviguent entre rumeurs et hypothèses qui, faute d’éléments tangibles, charrient toutes leur lot d’instrumentalisation et de démentis.
Le président Laurent Gbagbo a dans un premier temps été accusé par Paris d’avoir préparé l’opération, ou au moins de l’avoir validé. Mais cette version apparaît affaiblie par les éléments de l’enquête judiciaire. Une seconde thèse soutient que l’opération aurait été montée à l’insu de la présidence par une frange dure de son propre camp. L’hypothèse d’une « bavure manipulée » a aussi été creusée, jusqu’à la mise en cause, contestée de toutes parts, de l’industriel Vincent Bolloré.
Entendu à la prison de La Haye, avant d’être acquitté par la Cour pénale internationale (CPI) en janvier 2019, Laurent Gbagbo a répété qu’il n’avait pas été informé des préparatifs du bombardement, en dénonçant une « manipulation ».
Les témoignages de plusieurs officiels français appuient les dénégations de l’ancien président ivoirien. Le lieutenant-colonel Philippe Issard, officier de liaison à Yamoussoukro près le colonel-major Philippe Mangou, commandant des opérations côté ivoirien, a précisé que celui-ci était apparu « catastrophé » quand il a été informé du bombardement du cantonnement français.
Selon Philippe Issard, qui se dit « quasi persuadé que ni le général Mangou ni le président n’étaient au courant », les pilotes biélorusses « étaient gérés en dehors de la hiérarchie militaire normale » et « tout était décidé au niveau de l’environnement du président ».
Pour l’ambassadeur Gildas Le Lidec non plus, Laurent Gbagbo n’était pas au courant de ce qui se tramait à Bouaké. Lors de sa rencontre avec ce dernier, en présence de l’ambassadeur américain, juste après le bombardement, le président ivoirien était apparu « dans un état incroyable » : « Il était livide, il tremblait, il n’était pas du tout dans son assiette, […] il disait qu’il ne comprenait pas », se souvient Le Lidec. Le général Henri Bentégeat a également indiqué que Gbagbo lui avait « juré en pleurant qu’il n’était pour rien dans le bombardement ».
Le général Poncet a également considéré que Laurent Gbagbo n’était pas le donneur d’ordre, car il « était trop fin politique pour prendre ce risque ». À l’inverse, ce haut gradé « persistait à penser » que des « extrémistes » de l’entourage du président ivoirien avaient pu être « à l’origine directe du bombardement ».
Le capitaine Emmanuel Fabry, commandant de la troisième compagnie basée à l’aéroport de Yamoussoukro, en charge du recueil de renseignement, a aussi défendu cette thèse. Dans un moment de tension avec ses troupes, le chef de l’armée de l’air ivoirienne (COMAIR) lui aurait affirmé « que l’armée ivoirienne cherchait maintenant des solutions autres que politique, qu’elle n’avait plus rien à faire des accords et qu’il était temps d’en finir ».
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repris de médiapart via les réseaux sociaux
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Villepin, Barnier et MAM rattrapés par les bombardements de Bouaké
Si le Canard Enchainé a été le premier à donner l’information, Marianne révélait à ses lecteurs dès juillet 2014 toutes les invraisemblances de ce qui ressemble bien à une affaire d’Etat. Pour mémoire, nous republions cette enquête.
Le 10 novembre 2004, dans la cour des Invalides, Jacques Chirac a face à lui neuf cercueils contenant les dépouilles de neuf hommes déchiquetés quatre jours plus tôt par les bombes de deux Sukhoï-25 pilotés par des mercenaires biélorusses agissant pour le compte de l’armée ivoirienne. Au moment où il dénonçait «une agression que rien ne pouvait justifier», le président de la République connaissait-il déjà le nom des assassins présumés, Barys Smahine et Youri Souchkine ? Savait-il qui étaient les commanditaires de l’attaque surprise lancée contre la base française de Bouaké, au centre de la Côte-d’Ivoire ? Voilà bientôt dix ans que les familles des victimes, qui se sont portées partie civile, tentent de percer les ressorts cachés d’un dossier qui a déjà usé plusieurs magistrats du tribunal aux armées (TAP), à l’image du premier d’entre eux, la juge Brigitte Raynaud, achevant sa mission sur le constat amer que rien, du côté de l’Etat, n’avait été fait pour la faciliter. Tout le contraire même.
Piège politique
Pour comprendre l’évolution d’un dossier où, initialement, Laurent Gbagbo faisait figure d’accusé principal, il faut revenir au contexte tendu de l’époque entre la France et la Côte-d’Ivoire. Depuis le 19 septembre 2002, 60 % du territoire ivoirien est sous le contrôle des Forces nouvelles, appellation regroupant divers mouvements rebelles nordistes que l’ONU et des ONG défendant les droits de l’homme accuseront plus tard de s’être livrés à des trafics, exactions et crimes contre les populations locales. Sous la pression de Paris, et à l’issue des accords dits «de Marcoussis» en janvier 2003, Gbagbo a accepté, entre autres compromis, de nommer un Premier ministre issu de l’opposition. Des troupes de l’ONU et de la France s’interposent entre les deux camps, lesquels doivent théoriquement s’engager dans la voie du désarmement. Les rebelles ne le feront jamais.
Après beaucoup d’hésitation, le 3 novembre 2004, Gbagbo informe un Chirac hors de lui que ses troupes vont passer à l’offensive contre les forces rebelles. Très vite l’opération des Fanci (les Forces armées nationales de Côte-d’Ivoire, fidèles à Gbagbo) tourne au fiasco et les Sukhoï-25 n’occasionnent que des dégâts limités dans le camp rebelle. Le 6 novembre, en milieu de journée, ils survolent le lycée Descartes de Bouaké où sont positionnés des centaines de soldats de l’opération «Licorne» et une soixantaine de blindés sous le commandement du colonel Patrick Destremau. Au deuxième passage, vers 13 h 20, les chasseurs russes lâchent leurs charges sur le mess des officiers, exceptionnellement fermé ce jour-là pour inventaire, et derrière lequel de nombreux militaires pensent alors pouvoir s’abriter. Le bilan est terrible : 10 morts, dont un civil américain, et près de 40 blessés. Les pilotes des Sukhoï ont-ils pu se tromper d’objectif ? Ce jour-là, en tout cas, les drapeaux tricolores étaient parfaitement visibles. A en croire son audition, informé de la tragédie par les ambassadeurs de France et des Etats-Unis, en fin de journée Laurent Gbagbo suspend son chef d’état-major ainsi que le commandant de l’armée de l’air.
Gildas Le Lidec, alors ambassadeur de France en Côte-d’Ivoire, a gardé un souvenir très précis de sa visite au président ivoirien, le soir du 6 novembre : «Il était abasourdi, effondré, dépassé par les événements.» Gbagbo, commanditaire du bombardement de Bouaké ? En 2014, plus personne n’y croit. Que dit ainsi le général Poncet, le patron de «Licorne» ? «Ma réponse est non. Il était trop fin politique pour prendre ce risque.» Celui qui deviendra son adjoint en 2005, le général Renaud Alziari de Malaussène, va plus loin :
«Je n’étais pas présent en Côte-d’Ivoire au moment de ces événements, […] mais aujourd’hui je suis convaincu que Gbagbo n’a pas voulu tuer des soldats français et que quelqu’un de son entourage a pris cette décision sans le [lui] dire. Je pense que la mouvance Gbagbo est tombée dans un piège. Il y avait derrière un dessein politique très fort de mettre Ouattara en place.»
Que de contradictions…
Comment expliquer les certitudes de Renaud de Malaussène, haut gradé fort estimé par ses pairs ? D’abord en raison du sort réservé, d’une part, aux dépouilles des soldats et, d’autre part, aux auteurs de l’attentat. Comme le martèle l’avocat des familles, Me Jean Balan, les premiers ne sont pas tombés lors d’une opération militaire mais ont été victimes d’un assassinat, justifiant au regard du droit une autopsie en bonne et due forme. Il n’y en eut jamais, avec comme conséquence humiliante pour leurs familles, et révélée bien plus tard, l’inversion des corps de deux des défunts lors de leur inhumation. Mais surtout la gestion de l’après-bombardement reste un mystère pour les acteurs de l’époque.
Une fois leur forfait accompli, les deux pilotes biélorusses rejoignent sur l’aéroport de Yamoussoukro le groupe de mercenaires slaves chargés de la maintenance Alors qu’à la demande de Paris les chasseurs sont détruits, à la stupeur des militaires présents sur place, une partie des équipages sont laissés libres de leurs mouvements avant d’être interpellés plus tard à Abidjan. Aucun ne sera inquiété et tous seront remis au représentant de la Russie après avoir été «succinctement interrogés par un officier de gendarmerie des forces spéciales», dixit le général Poncet, par ailleurs fort mécontent de ces libérations. Quid de ces auditions supposées expéditives ? De simples pages blanches, jointes à leurs fiches d’identité dans les innombrables pièces de l’instruction.
Reste le cas des pilotes eux-mêmes. Que sont-ils devenus ? Lors de son audition, Laurent Gbagbo a fourni une version à la juge Sabine Kheris : «Le Lidec [l’ambassadeur de France] m’a dit que les conducteurs biélorusses étaient aux mains de l’armée française. On allait enfin avoir des informations. Je demande aux autorités françaises une copie des PV pour que je sache ce qu’ils ont dit et ce qu’il s’est passé. Je n’ai jamais vu une seule ligne.» Est-ce une construction a posteriori de l’ex-président ivoirien pour semer le trouble ? N’y a-t-il eu aucun interrogatoire ? La suite de son récit semble conforme à la réalité : exfiltrés en bus vers le Ghana puis le Togo, huit mercenaires, dont les deux pilotes, sont d’abord récupérés par l’ex-gendarme de l’Elysée Robert Montoya, reconverti en marchand d’armes et qui a servi d’intermédiaire pour les Sukhoï, puis sont arrêtés par les autorités togolaises.
Mais il faudra attendre 2006 pour que cette étonnante séquence soit révélée au juge d’instruction par un commissaire divisionnaire, Claude Taxis, conseiller technique au Togo à l’époque des faits. Son audition entraînera celle, tout aussi explosive, de l’ancien ministre de l’Intérieur togolais François Boko. Ce dernier, comme beaucoup d’autres témoins, détaille devant le juge les nombreuses démarches entreprises tant auprès de la DGSE que du ministère de l’Intérieur français (où officie alors Dominique de Villepin), afin que Paris récupère les mercenaires et les remette à la justice. «L’enquête menée par mes services a conclu à l’implication des huit Biélorusses dans le bombardement de Bouaké. Parmi les huit, il y avait les deux pilotes», soulignera François Boko. En réalité, les services français de renseignements les ont déjà photographiés et filmés sous toutes les coutures, depuis leur arrivée en Côte-d’Ivoire jusqu’à l’atterrissage des Sukhoï le 6 novembre. Mais «Paris ne veut pas les entendre», lâchera à l’un de ses proches le général Eyadema, le président togolais, avant qu’ils ne soient expulsés.
Faut-il voir dans cette attitude des plus hautes autorités françaises la volonté délibérée de saboter préventivement toute enquête sérieuse ? Peu à peu, les familles et leur avocat, Jean Balan, s’en persuadent, au point de déposer plainte pour «complicité d’assassinat» et «faux témoignage» contre Michèle Alliot-Marie auprès de la CJR. La démarche, affirme Jean Balan, se justifie au regard des nombreuses variations et contradictions des dépositions et déclarations de celle qui était alors ministre de la Défense. Successivement, MAM expliquera que les mercenaires slaves n’avaient pu être identifiés, puis que, simples techniciens, ils ne pouvaient être tenus pour complices et prisonniers de guerre et qu’en tout état de cause les conditions juridiques de leur audition n’étaient pas réunies.
« Objectif caché »
Tout en ayant démontré l’exact contraire lors d’une réponse à un député à l’Assemblée. Elle prétendra aussi que les pilotes des Sukhoï étaient en fuite, puis se retranchera derrière les décisions des militaires du terrain ou les informations fournies par son cabinet. Le 21 février 2013, la commission des requêtes de la CJR a classé sans suite la plainte contre MAM, arguant que les faits dénoncés (la complicité d’assassinat) n’étaient ni antérieurs ni concomitants au fait principal. Le droit au détriment de la vérité ? Pour Jean Balan, celle-ci ne ferait plus de doute, inscrite en filigrane dans la journée du 7 novembre 2004. Au lendemain du bombardement, partie de Bouaké, la colonne de blindés du colonel Destremau arrive à Abidjan, où, ulcérée par la destruction de l’aviation ivoirienne et échauffée par les jeunes patriotes de Charles Blé Goudé, la population occupe la rue. «Il fallait protéger l’ambassade de France», expliquera MAM en mai 2010 alors que, pour tous les militaires entendus, la mission officielle était de sécuriser l’hôtel Ivoire au prétexte que de nombreux expatriés s’y trouvaient. Or, c’est devant la résidence du président Gbagbo, toute proche, que se rendent les dizaines de chars. Ils y stationneront deux longues heures, avant de revenir vers Port-Boué, le cantonnement du 43e Bima à côté de l’aéroport, pour finalement repartir vers l’hôtel Ivoire, théâtre plus tard d’une violente fusillade qui provoquera de nombreux morts parmi les partisans de Gbagbo.
Pourquoi de telles erreurs de parcours ? Erreur de GPS ? Peu plausible, l’argument a été abandonné au profit d’un autre scénario présenté à la juge Sabine Kheris : venu en hélicoptère, un guide devait indiquer le chemin aux blindés, mais, «par peur et par incompétence», il se serait fourvoyé. Aujourd’hui, Gbagbo avance une tout autre interprétation. Invoquant de supposées déclarations des copilotes ivoiriens des Sukhoï, il affirme : «Le bombardement de Bouaké, en réalité, s’est avéré être l’objectif caché dans le cadre d’une opération militaire ayant d’autres buts.» En clair : un coup d’Etat visant à le «dégommer». Poncet, poursuit l’ex-président, sait quelque chose. Et aussi Mathias Doué, ajoute-t-il, citant son chef d’état-major qu’il limogera peu après et dont la présence dans la colonne Destremau est évoquée par des témoins. Si évidemment aucun des généraux entendus n’accorde le moindre crédit à la thèse du complot, Me Jean Balan estime avoir réuni assez d’indices concordants justifiant la saisine de la CJR. «Le Parlement, l’armée et le gouvernement, tempête-t-il, ont été manipulés par une présentation des faits très loin de la réalité.» Pour l’heure, les mystères de Bouaké restent entiers.
Il l’a confié à la juge Sabine Kheris et le répétera probablement lors de son procès devant la CPI : pour Laurent Gbagbo, le bombardement de Bouaké s’inscrit dans le cadre d’une opération «visant à la dégommer». Et l’âme de ce complot ne serait autre que Dominique de Villepin, à l’époque ministre de l’Intérieur. «Toute cette histoire, Chirac l’a sous-traitée à Villepin […] et Villepin a fait ce qu’il voulait.» Que vaut l’accusation qu’aucun élément du dossier d’instruction ne permet d’étayer ? En 2003, alors qu’il était encore ministre des Affaires étrangères, Villepin a été l’artisan intransigeant et pressé des accords de Marcoussis (présidés par Pierre Mazeaud), jugés humiliants par le pouvoir ivoirien. Son attitude à l’égard de Gbagbo, si l’on en croit le témoignage de l’ancien ambassadeur Gildas Le Lidec, frôlait sans cesse la ligne jaune des convenances diplomatiques généralement admises. Etrangement, malgré sa très forte implication dans le dossier ivoirien, lorsqu’il sera interrogé, le ministre dira tout ignorer des informations transmises à son cabinet relatives à l’identité des mercenaires détenus par les Togolais…
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