Avant le BIG-ONE – Prémices d’une catastrophe sanitaire

Pourtant, ce mercredi 18 mars 2020, alors que la France est confinée, ici, entre les murs aseptisés de l’hôpital, tout est calme encore. Ou presque : 18 des 20 patients de soins intensifs sont oxygéno-dépendants maintenant et risquent de relever sous peu de la réanimation… La mer recule avec un calme qui vous glace jusqu’aux os. Un calme d’avant la déferlante. Inéluctable.

 

 

La déferlante
La déferlante

Avant le BIG-ONE 

Prémices d’une catastrophe sanitaire

Ce soir je vais rentrer chez moi, et tout sera calme – tellement calme et habituel. La route quasi déserte. Le paysage un peu vallonné et forestier à la sortie du CHU de Besançon. L’entrée de ma ville, mon village. Le jardin et mon doux ruisseau qui chante à son flanc. Les merles qui revendiquent leur territoire dans la ramée. Le soir qui tombe sous un ciel qui s’éclaire paisiblement. Calme.

Calme comme les couloirs de l’hôpital où règne une ambiance lunaire, surréaliste, désertique. Calme comme le programme opératoire sur mon agenda depuis quinze jours que nous annulons progressivement les interventions en fermant les unes après les autres les vacations pour finalement ne garder que les chirurgies les plus urgentes : oncologie, compression neurologique et urgences vitales. Tous mes confrères font de même.

Calme comme le bloc qui tourne à bas régime pour libérer du temps de repos et d’organisation aux anesthésistes-réanimateurs qui vont être happés par le cours de l’histoire. Calme comme la consultation déshabitée depuis la réunion de crise organisée dimanche après-midi avec les collègues en vue de la préparation finale au BIG-ONE. Calme.

Calmes. Car nous sommes prêts à l’accueillir cette vague, depuis quatre semaines que le dispositif se met en place sous l’impulsion de l’ARS, de la direction et de la cellule de crise avec ses réunions, visites, audits à n’en plus finir. Regroupement de services pour élargir le service des maladies infectieuses et leurs soins intensifs, transformation des salles de réveil en futures salles de réanimation ventilatoire, transfert des lits « propres » de Réa en chirurgie cardiaque etc etc… Personnels de tous ordres mis « en mission » à domicile pour se reposer avant le choc du BIG-ONE.

Calme. Pourquoi tout est si calme, bon sang ? Depuis décembre-janvier dernier, je scrute avec attention le développement de cette épidémie partie de Chine – Province du Hubei, plus de 50 millions d’habitants, dont j’ignorais le nom jusqu’alors, comme celui du SARS-CoV-2. Je regardais ça de loin, forcément curieux – ce déchainement d’énergie des chinois pour circonscrire ce virus émergent – presque amusé par tant d’agitation autour de cet hôpital sorti de terre en même pas 10 jours. Une démonstration de force de plus d’un régime dictatorial en mal de légitimité.

Et puis progressivement tout a semblé se stabiliser, malgré les difficultés initiales et même si le virus s’est fugacement développé à Hong-Kong, à Singapore, en Corée du sud, il a été à nouveau promptement jugulé – tests viraux généralisés, confinement des cas infectés, port extensif du masque, discipline de fer d’habitants rodés à l’exercice. Et dans notre condescendance postcoloniale marquée d’imprévoyance, nous avons envoyé un convoi de fret humanitaire sponsorisé par LVMH en solidarité avec le combat de nos amis asiatiques : 17 tonnes de matériel de protection dont des dizaines de milliers de masques français – ironie de la chose, la Chine est l’atelier de production de ces masques – une forme de pied-de-nez des occidentaux.

Pour le « coronavirus » en question, le taux de reproduction (R0) est de 1,4 à 2,5, donc assez élevé (comme le SARS) donc il est très contagieux mais le taux de létalité est d’environ 2% à l’époque en Chine puis 0,6% en Corée du Sud (où des tests de dépistage généralisés diagnostiquent aussi beaucoup de formes bénignes)  – c’est à dire, beaucoup plus que la grippe saisonnière mais pas autant que le SARS, le MERS ou EBOLA… pas de quoi paniquer à ce stade. D’ailleurs, notre ministre de la Santé, Madame Buzyn, était très rassurante le 20 janvier en affirmant que « le risque d’importation du virus du Wuhan était quasi nul » et que le « risque de propagation dans la population était très faible ».

Je me disais : mais quelle prétention de croire qu’on peut empêcher une pandémie de se développer, d’atteindre la France un jour ou l’autre, à partir d’un pays surpeuplé comme la Chine – ils sont devenus fous. Et puis, comme prévu, des cas d’exportation ont continué de se développer en chapelet : paquebot Diamond Princess au Japon, foyer en Italie, en Iran en février…

C’est à ce moment que les choses ont commencé à s’emballer – en particulier en Italie, Lombardie, région riche et dont le système hospitalier est équivalent au système français. Là, en quelques jours, c’est devenu l’enfer sur terre. On constate alors, sidéré, que, même si le taux de létalité du coronavirus semble modéré, sa contagiosité est fulgurante et cela d’autant plus que certains porteurs sont asymptomatiques (sans signes cliniques), rendant difficile sa détection et le suivi épidémiologique des nouveaux cas.

C’est précisément cette explosion brutale et imprévisible du nombre de malades qui pose problème en saturant le système hospitalier en particulier par les patients les plus graves relevant de la réanimation intensive en raison d’une détresse respiratoire aiguë. La situation peut dégénérer au point qu’il n’y ait plus assez de machines pour ventiler tous les malades…dans le flux des patients, il devient nécessaire alors de faire le choix  de ne pas en réanimer certains pour en sauver d’autres…Même éthiques, ces décisions sur des critères de chance de survie, d’âge ou des comorbidités sont extrêmement traumatisantes pour les médecins. En Italie, il en a aussi résulté une augmentation du taux de décès de 2% à 8%…

Dans mon esprit, l’inquiétude commençait à monter… Puis, on a vu arriver deux salves de rapatriements de compatriotes de Chine, l’un à Carry-le-rouet qui s’est bien déroulé, et l’autre sur une base militaire de l’Oise où 6 militaires ont été contaminés fin février dans des conditions étranges non encore élucidées. Enfin, une messe évangélique à Mulhouse a été le siège, à la même période, d’une contamination de masse qui a diffusé à la fois sur la ville, la région mais aussi jusqu’en Corse ou en Guyane…Ces deux sites (Oise et Grand Est) constituent actuellement  les deux épicentres les plus actifs du SARS-CoV-2 en France, en particulier dans la région Grand Est où un terrible scénario à l’italienne est en train de se mettre en place.

Calme – rien n’est calme.

Non rien n’est calme, ni à la ville, ni à l’hôpital ni sur les réseaux sociaux ou dans les médias. Tout d’abord, avec l’extension de l’épidémie chaque jour, l’impréparation de cette crise devient de plus en plus flagrante : impossibilités de tester les cas suspects, ce qui permettrait de les isoler, manque de matériel basique, en particulier pénurie de masques de protection pour les patients et les soignants – avec des médecins libéraux désemparés. Pourtant, en 2009, face au risque d’épidémie H5N1, 1 milliard de masques anti-projections, destinés aux malades, 900 millions de masques de protection, dits « FFP2 » avaient été acquis. Que sont-ils devenus ?

Côté décisionnel au plus haut niveau de l’Etat, rien n’est fait pour traiter les deux clusters épidémiques de l’Est et de la région parisienne, et la maladie s’étend inexorablement, alors même que la ministre de la Santé rend sa démission pour partir en quête d’un mandat municipal à Paris, abandonnant les soignants et les français à la pire crise sanitaire du pays depuis la grippe espagnole de 1918, qui tua 400.000 personnes en France. On le sait depuis l’exemple des crises asiatiques et italienne récentes, une seule chose peut enrayer le processus et casser la courbe épidémique : le confinement précoce des zones actives…qui permettrait aussi de préserver le reste de l’économie du pays.

Pourtant rien n’est fait. Pourquoi ? On évoque dans le Figaro que le gouvernement opterait pour une stratégie d’immunisation collective… dans quel but ? Pour préserver qui ou quoi ? Selon quelle idéologie ? Pour aboutir à l’arrêt d’une épidémie par ce processus, il faudrait que 75 à 80% de la population contracte la maladie (ou soit vaccinée) – en France, au bas mot, 50 millions de personnes. Oui, mais ce qu’il faut comprendre, c’est que cette stratégie a un coût : des décès, en masse, dont le nombre serait variable selon le taux de létalité réel, qu’on pourrait estimer en moyenne à 1%, ce qui conduirait au final à… 500.000 morts, c’est à dire plus que la grippe espagnole. Est-ce cela que vise sans le dire aux français le gouvernement Macron-Philippe ?

Ou bien, est-ce de la pure inconscience – c’est à dire que l’absence de confinement total  face au développement de ces deux clusters – ne serait lié qu’à une totale méconnaissance, négligence de leur dangerosité, malgré l’exemple italien si proche… Quoiqu’il en soit, l’épidémie, elle, continue de s’étendre inexorablement… Des voix de médecins désespérés s’élèvent pour demander du matériel de protection, le confinement des zones géographiques actives et surtout le report des élections municipales pour essayer de contenir le virus et éviter à tout prix l’horreur d’un scénario italien. En vain.

Le président Macron et le Premier Ministre Philippe font successivement leurs allocutions, les élections sont maintenues, des demi-mesures sont prises pour endiguer l’épidémie, trop faibles pour calmer le jeu – le Grand Est s’embrase, les retours du terrain sont dramatiques : on en est au stade de l’Italie. Dans la panique ou sous la pression de l’opinion, le confinement global de la France est finalement acté dans la panique le 17 mars 2020, soit un mois après le développement des deux clusters de l’Est et de l’Oise – un précieux mois, qui aurait pu tout changer.

Là encore, les mesures sont floues (typiques du « en même temps » macronien) et poussives, permettant à des dizaines de milliers de parisiens de s’exfiltrer vers des lieux de confinement en province, où ils vont malgré eux emporter par la même occasion leur charge virale dans leurs familles ou des zones encore peu touchées…

Le calme, sous les flammes du doute et de la colère, face à tant d’hésitations, de négligence, d’incurie. Et on a beau jeu de critiquer les petites gens qui ne respectent pas pendant quelques jours les consignes. Comment les blâmer face à des responsables qui ont tant changé de discours depuis le début de cette crise ou qui ne s’appliquent pas à eux mêmes ces obligations.

Colère et écœurement intensifiés par la grenade de désencerclement politique lâchée par l’ex-ministre de la Santé, prise de panique ou de remords, et révélant qu’elle avait informé le Président et le Premier Ministre de la gravité de la situation depuis…fin janvier, en particulier de la nécessité de reporter les élections municipales… Catastrophe sanitaire doublé d’un scandale d’Etat ?

Rien n’est plus calme.

Une réalité émerge brutalement dans mon esprit, une fulgurance : ILS nous ont bel et bien mis en « Soins palliatifs ». L’exécutif a fait le diagnostic d’une situation devenue hors de contrôle, probablement incurable, avec des métastases d’activité virale qui diffusent dans tout le corps social à présent. Ils nous perfusent de quelques paroles lénifiantes, de remerciements dirigé vers le petit personnel soignant, chargé de la sale besogne, mais ils ont décidé, sans le dire à la population, de laisser partir le patient à petit feu, en traitant la douleur mais pas la maladie.

Sous cet angle de vue, tout devient limpide alors: la décision de confinement tardif, progressif et conditionnel en commençant par « les écoles et universités », puis les « lieux festifs » et enfin tout le territoire mais avec la possibilité de circuler quand même « sous autorisation » ou de « voir cinq personnes par jour » – pourquoi prendre le risque d’un choc frontal avec la population puisque maintenant les jeux sont faits ? Ils ont entériné le lourd bilan à venir en oubliant que nous ne sommes plus en 1918 mais en 2020 : les français ne sont plus d’accord de mourir à l’hôpital en masse, surtout à des âges où on entre à peine à la retraite ; les soignants eux-mêmes ne sont plus habitués à perdre des patients pour lesquels, en temps normal, ils tenteraient le maximum jusqu’au bout.

Rien n’est calme, dans nos têtes de soignants – là-dedans, tourne sans relâche l’angoisse d’un chaos à l’italienne. On attend la vague de patients graves en espérant que ce ne sera pas un tsunami. Quand et pour combien de jours, de semaines, de mois durera cette déferlante…nous ne le savons pas. Personne ne le sait. Malgré les errances de nos gouvernants, nous espérons encore qu’un large sursaut citoyen de respect strict du confinement permettra de réduire suffisamment le taux de reproduction (R0 = 1,5) pour aplatir, dans les 3 semaines, cette foutue courbe épidémique et garantir l’accès aux respirateurs de réanimation pour tous les patients – que chacun ait sa chance, comme dans un pays moderne et riche qu’était la France.

Peut-être est-il déjà trop tard, pour nous à Besançon, sur qui dévale le cyclone du Grand Est ? Sur le terrain, nous sommes prêts, malgré l’épuisement du personnel, essoré par des années de lean-management, de suppression de postes et de lits, de gel des salaires, de réduction de matériel, d’efforts d’optimisation et de perfectionnement, de manque de considération voire de stigmatisation. Et, malgré la pénurie de moyen de protection (masques, solution hydro-alcoolique, sur-blouses, lunettes), malgré la peur au ventre face à ce que l’on va rencontrer au front de l’épidémie, nous sommes au poste. Fidèles soldats de la guerre sanitaire qui doivent assumer les errances, les erreurs et les choix cyniques de leurs dirigeants.

Pourtant, ce mercredi 18 mars 2020, alors que la France est confinée, ici, entre les murs aseptisés de l’hôpital, tout est calme encore. Beaucoup trop calme. Ou presque: 18 des 20 patients de soins intensifs sont oxygéno-dépendants maintenant et risque de relever sous peu de la réanimation…La mer recule dans un silence qui vous glace jusqu’aux os. Le calme d’avant la déferlante. Inéluctable.

Pour conclure, un poème.

 

Avant la déferlante

Face à la mer
d’incurie sur nos yeux pâles
d’angoisse à nos fronts blêmes
il ne nous reste plus
que le confinement mental

Sur la plage in-hospitalière
seul
chacun de nous attend
la houle au ventre
la grande vague
en espérant
que les météo-infectiologues
se seront encore une fois trompés

PS: #RestezChezVous
Le blog de LAURENT THINES