Le Corps expéditionnaire russe en France, naufragé des livres d’histoire
Les chasseurs de souvenirs historiques, armés de détecteurs de métaux, trouvent encore dans la terre française des casques ornés de l’aigle bicéphale, les gourdes ou d’autres objets ayant appartenu aux soldats russes qui combattirent aux côtés de leurs frères d’armes français durant les périodes les plus sanglantes de la Première Guerre mondiale.
Au cours d’une époque particulièrement critique pour la France et ses alliés, l’empereur russe Nicolas II prit la décision d’envoyer environ 45 000 hommes en France et sur le front d’Orient à Salonique. 9 000 soldats russes ont été tués, blessés ou portés disparus au cours des combats sur le territoire français.
À la fin de la guerre, le maréchal Foch déclarait : « Si la France n’a pas été effacée de la carte de l’Europe, c’est avant tout à la Russie que nous le devons ». Néanmoins, les brigades russes tombèrent dans l’oubli à la fin de la guerre, aussi bien en Russie qu’en France, et ce pour de longues années.
Gérard Gorokhoff, co-auteur avec Andreï Korliakov de l’ouvrage « Le Corps Expéditionnaire Russe en France et à Salonique 1916–1918 », contenant 1005 photos-témoignages de cette époque, a consacré de nombreuses années à la recherche et à l’étude des documents qui mettent la lumière sur le rôle des contingents russes et font ressortir les histoires humaines, l’ensemble reflétant parfaitement toute la profondeur du drame vécu par la Russie toute entière.
« L’histoire du Corps expéditionnaire russe commençait comme une étonnante et très belle aventure à la Jules Verne : traversée de la Russie en Transsibérien, parcours en bateaux, l’euphorie et l’enthousiasme de la population française qui ont accompagné la venue des soldats et officiers russes en France. Le courage et l’héroïsme exceptionnel des Russes sur les champs de bataille.
Mais cette aventure a tourné en tragédie du fait de la révolution russe. Je trouve ça d’autant plus dramatique que l’armée russe n’a jamais été aussi forte sur le plan matériel qu’au début de 1917. Et s’il n’y avait pas eu de révolution, les Russes auraient participé ensemble aux offensives et je pense que la guerre se serait terminée en 1917 par la victoire des alliés. Ça n’a pas eu lieu, la Russie a plongé dans le chaos », constate Gérard Gorokhoff.
De héros à « traîtres »
L’histoire connaît un tournant au moment de l’offensive de Nivelle. Même si les soldats acceptent d’aller au combat alors que l’empereur Nicolas II a abdiqué et que les officiers doivent obéir aux ordres du gouvernement provisoire de Kerenski, l’échec de l’offensive du Chemin des Dames, qui a conduit à la mort 70 officiers et 5183 soldats russes, a provoqué une rupture profonde dans les rangs des brigades, suivie de mutineries.
Après la prise du pouvoir en Russie par les bolcheviques et malgré la signature du traité de Brest-Litovsk une poignée de soldats, environ 400 personnes, a décidé de rejoindre l’armée française et d’y former la légion russe, la Légion de l’honneur, comme on l’appela plus tard pour le courage authentique et l’abnégation démontrés par ses soldats et officiers jusqu’au dernier jour de la guerre.
« Les gens de cette Légion de l’honneur auraient mérité de figurer au défilé de la Victoire en juillet 1919, où il y a eu les Thaïlandais, les Portugais et tous les autres belligérants, mêmes ceux qui n’ont rien ou presque rien fait pour cette victoire. Mais il n’y a pas eu de détachement russe. Les Français ont passé cette histoire sous silence, car pour eux après le traité de Brest-Litovsk, les Russes sont tous devenus officiellement les traîtres », regrette Gérard Gorokhoff.
Retour de l’oubli
Grace au travail minutieux des auteurs de l’album « Le Corps expéditionnaire russe en France et à Salonique 1916–1918 », quelques familles de descendants des militaires russes ont pu retrouver les traces ou les maillons perdus dans le parcours de leurs aïeuls. Ainsi, Karp Vassiltchenko, dont la famille ignorait le destin, fut reconnu sur une photos de groupe d’officiers russes prise dans la ville d’Orange en France avant le départ en Macédoine.
Dans l’album, ce « lieutenant titulaire, de quatre Croix de Saint-Georges » n’a pas de nom. C’est la comparaison avec les photos de l’album familial, soigneusement conservé par la fille d’un de ses deux frères, également participants de cette guerre, qui a permis de l’identifier. Par la suite, les historiens ont pu reconstituer sa trajectoire et même retrouver sa tombe.
Karp et son frère Philippe arrivent en France avec les brigades du corps expéditionnaire russe. Ils sont envoyés sur le front de Salonique, mais retournent sur le sol français après la dissolution du corps expéditionnaire liée à la révolution bolchevique en Russie. Karp décide de rejoindre les rangs de la Légion de l’honneur russe qui combattit sur le front français jusqu’à la fin de la guerre.
Promu officier, il participe en septembre 1918 à une des dernières grandes batailles de la guerre, dans les environs de Nancy, ou il est blessé à la jambe. Il en informe sa famille dans une lettre. Malgré la gangrène, il refuse l’amputation, désirant rester opérationnel. Cette blessure lui a coûté la vie, et il est mort la veille de l’annonce de la fin de la guerre. Sa famille, restée en Russie, a perdu sa trace pour la retrouver presque cent ans plus tard.
L’année, précédant le centenaire de l’arrivée du Corps expéditionnaire russe en France, son arrière-petite-nièce, Oxana Ignatenko Desanlis, docteure en histoire de l’Art, spécialiste de la Révolution russe et de la Grande Guerre, a retrouvé la tombe de Karp Vassiltchenko dans le cimetière de Bruyères dans les Vosges.
« Grace aux travaux menés par les chercheurs et le retour en Russie de l’intérêt pour son passé, l’histoire de ce Corps expéditionnaire est petit à petit sortie de l’oubli, et elle est maintenant connue de manière assez réaliste », affirme Gérard Gorokhoff.
En 2016, de nombreuses manifestations consacrées au centenaire de l’arrivée des brigades russes en France ont été organisées en Russie comme en France pour rendre hommage à l’héroïsme de quelques milliers de personnes, soldats et officiers, oubliés de l’histoire pendant près d’un siècle.
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