Josette Audin ou le deuil impossible
À 87 ans, la veuve de Maurice Audin se bat encore pour que la vérité soit faite sur l’assassinat de son mari et la pratique de la torture pendant la guerre d’Algérie. Portrait d’une militante anticolonialiste qui a combattu sans relâche les lâchetés politiques et les mensonges de la grande Muette.
Un portrait ? « Ma vie n’a pas trop d’intérêt vous savez », lâche Josette Audin, qui consent tout de même à l’exercice, « si ça peut être utile ». Dans son appartement de Bagnolet, les mots sont rares. Maurice Audin est partout, éternel jeune homme de 25 ans, immortalisé par des clichés posés sur les étagères du salon. Ses silences, ses soupirs et son regard fixe en disent long du combat de cette femme que l’armée française a arrachée au bonheur, un 11 juin 1957. Mais, derrière ses lunettes, son sourire pudique – lorsqu’elle évoque ses petits-enfants – a gardé la fraîcheur de la jeune femme qu’elle était, qui partageait avec l’amour de sa vie celui des mathématiques, de l’Algérie et de son peuple. Un pays où elle est née et a grandi, dans le quartier de Bab el-Oued.
Militante du Parti communiste algérien (PCA), elle rencontre Maurice Audin en 1952, à la faculté d’Alger. Ils se voient pendant les cours, à la bibliothèque, aux réunions de cellule du PCA. « Ils se sont aussi beaucoup promenés ensemble, et un jour Il a parlé, comme le dit ma mère », raconte sa fille aînée, Michèle Audin (1). Le jeune couple se marie quelques semaines plus tard. « Mais pas à l’église. » Fait rare à l’époque. « Maurice était promis à un avenir brillant, confie Josette Audin. Il avait entrepris sa thèse dans des conditions difficiles, entre notre vie de famille et la guerre. » Depuis l’automne 1955, après l’instauration de l’état d’urgence, le PCA a été dissous. « On était conscient des risques qu’on prenait, explique Josette Audin, mais nous étions révoltés par le colonialisme. On ne supportait pas de voir des gosses algériens cirer les chaussures dans les rues, au lieu d’aller à l’école. Au marché, si le vendeur était arabe, tout le monde le tutoyait. Nous ne l’acceptions pas. »
À l’indépendance, elle fait le choix de devenir fonctionnaire algérienne
Au mois de juin 1957, l’un des plus meurtriers de la bataille d’Alger, le couple héberge des militants clandestins dans son appartement de la rue Flaubert, dans le quartier du Champ-de-Manœuvre. C’est ici que, vers 23 heures, le 11 juin 1957, des parachutistes tambourinent à leur porte, derrière laquelle dorment leurs trois enfants : Michèle, 3 ans, Louis, 18 mois, et Pierre, 1 mois. « Quand est-ce qu’il va revenir ? » demande Josette Audin. « S’il est raisonnable, il sera de retour dans une heure », lui répond un capitaine. « Occupe-toi des enfants », a le temps de lui lancer Maurice Audin. Ce seront les derniers mots qu’elle entendra de son mari. Maurice Audin n’est jamais revenu. Josette n’a jamais cru à la thèse de l’évasion. « Jamais », assure-t-elle. « Il aurait tout fait pour prendre contact avec moi. » Pendant quatre jours, les paras lui interdisent de sortir de son appartement, devenu une véritable souricière, même pour aller au lycée Pasteur, où elle enseigne les mathématiques.
« Mon mari s’appelait Maurice Audin. Pour moi il s’appelle toujours ainsi, au présent, puisqu’il reste entre la vie et la mort qui ne m’a jamais été signifiée », écrivait Josette Audin en 2007 dans un courrier adressé à Nicolas Sarkozy, publié dans nos colonnes, qui restera lettre morte. Inflexible, depuis soixante et un ans, Josette Audin n’a jamais renoncé à sa quête de vérité. « Elle n’a jamais abandonné », explique son plus jeune fils, Pierre, lui aussi mathématicien. Dès le 4 juillet 1957, elle porte plainte contre X pour homicide volontaire. La famille de Maurice Audin est la seule à l’épauler dans ces semaines pénibles, où les soutiens se font rares. Les collègues de la faculté ne se précipitent pas pour l’aider. Quant aux camarades, « c’était trop dangereux pour eux de me contacter ». L’instruction de l’affaire, commencée en juillet 1957 à Alger, est transférée à Rennes en 1960. Deux ans plus tard, un premier non-lieu sera prononcé pour « insuffisance de charges ». Mais Josette Audin ne baisse pas les bras. C’est une battante, une militante. Elle décide de rester vivre en Algérie et, au moment de l’indépendance, elle fait le choix de devenir fonctionnaire algérienne, quitte à perdre beaucoup de salaire. Ce n’est qu’à l’été 1966, après le coup d’État de Boumedienne, qu’elle se résout à partir en France, pour protéger sa famille. « On a annoncé à tout le monde, aux voisins, qu’on allait passer l’été dans le sud de l’Algérie. Ma mère avait tout organisé. On a atterri pour une autre vie à Étampes », raconte Pierre Audin. « Pas de chance, le proviseur du lycée où ma mère enseignait était au FN. Donc on est parti vivre à Argenteuil… » Quelques semaines après son arrivée en France, en décembre 1966, la Cour de cassation déclare l’affaire « éteinte ». Mais les plaies sont toujours ouvertes. « Ma mère n’en parlait jamais. C’était son jardin secret, et on l’a respecté, raconte Pierre Audin. Il y avait son portrait partout, je me doutais que c’était un héros, mais je ne savais pas pourquoi. Un jour, je suis tombé sur un livre dans la bibliothèque, intitulé l’Affaire Audin (2)… »
Les années passent, et chaque nouvelle étape de l’affaire replonge Josette Audin dans ce deuil impossible. Elle ne s’est jamais remariée. Au début des années 2000, alors que les tortionnaires soulagent leur conscience (voir page 6), Josette remonte au front et dépose une nouvelle plainte contre X pour séquestration, qui aboutira encore à un non-lieu. Elle refuse de rencontrer en privé la famille des assassins de son mari : « Si la vérité doit advenir, explique-t-elle, il faut que cela soit devant tout le monde, devant la justice de la République. » L’espoir, la lassitude, la colère…
En janvier dernier, à l’Assemblée nationale, à 87 ans, elle est venue redire, avec une incroyable dignité, qu’elle espérait toujours que « la France, pays des droits de l’homme, condamne la torture, ceux qui l’ont utilisée, et ceux qui l’ont autorisée ». Un geste comparable à celui de Jacques Chirac sur la rafle du Vél d’Hiv. « J’attends que la France m’apporte la réponse, je l’attends chaque jour de ma vie. »
(1) Une vie brève, de Michèle Audin. « L’Arbalète », Gallimard.
(2) L’Affaire Audin, de Pierre Vidal-Naquet. Les Éditions de Minuit (1958).