La France : nouveau «partenaire particulier» américain pour l’Europe et peut-être au niveau mondial
La dynamique géopolitique de la nouvelle guerre froide a fait de la France − et pas du Royaume-Uni ni de l’Allemagne − le nouveau « partenaire particulier » des USA en Europe ; et ce en raison de l’influence beaucoup plus large dont Paris dispose sur son hémisphère et de son rôle clé dans le système d’alliance asiatique de Washington.
C’en est fini de l’époque où le Royaume-Uni ou l’Allemagne pouvaient être vus comme premier relais américain en Europe : la France a pris la place d’allié principal de Washington sur le continent. Le Royaume-Uni reste englué dans son chaos politique post-Brexit et est entré dans une période où il va rester tourné résolument vers lui-même, le temps de recalibrer sa politique étrangère vis-à-vis de l’UE et du Commonwealth anglais. Ce changement a rendu le pays moins intéressant que jamais en tant que partenaire stratégique et a forcé les USA à lui trouver rapidement un remplaçant. Quant à l’Allemagne, elle rêvait de cette place pendant les années Obama, mais a perdu tout son éclat depuis l’élection de Trump, en raison des différences idéologiques et économiques entre les deux grandes puissances. Le pays est en outre intimement lié à la Russie, de par le réseau européen d’oléoducs déjà en place et de par ceux qui sont en projet sous la mer Baltique et la mer Noire, ce qui le rend « peu fiable stratégiquement » dans les calculs à long terme des décideurs politiques américains.
L’heure est donc venue pour les USA de remplacer leurs « partenariats privilégiés », maritime avec le Royaume-Uni et continental avec l’Allemagne, et la France remplit parfaitement le rôle pour chacun d’eux en raison de sa position géostratégique hybride de relais entre terre et mer pour l’ouest de l’Eurasie.
Emmanuel Macron, président français, en visite aux USA
La France constitue une puissance continentale, de par l’influence dont elle dispose sur l’Europe du sud (en particulier les pays « PIGS »), et une puissance maritime en raison de son riche héritage colonial en Afrique et pour partie en Asie (principalement au Moyen-Orient et en Asie du Sud-Est). On peut, de fait, voir la France comme superpuissance africaine, malgré son absence de territoire, simplement par sa force financière et militaire au travers des deux systèmes de Francs africains et de la mission anti-terroriste « Opération Barkhane » sur le Sahel ; sans parler de son réseau de bases militaires et de ses tendances historiques à intervenir à son gré sur le continent. Les États-Unis n’ont pas de meilleur allié en Afrique que la France, et les deux grandes puissances coopèrent étroitement dans la gestion hégémonique des affaires du continent, tout en essayant de « contenir » la Chine. En plus de cela, on peut imaginer que les deux pays pourraient entrer également en coopération avec le « Couloir de croissance Asie-Afrique » indo-japonais [« Asia-Africa Growth Corridor » (AAGC), NdT], et même y faire entrer les Émirats arabes unis au vu de leur influence grandissante sur la Corne de l’Afrique.
Ce point de vue de notre analyse nous amène à considérer l’importance pour les USA des facettes asiatiques de la stratégie française. Paris fait tout ce qu’elle peut pour regagner une influence perdue depuis longtemps sur le Moyen-Orient, comme l’illustrent l’implication de Macron dans l’affaire Hariri et la participation enthousiaste de la France aux dernières frappes contre la Syrie. Avant cela, la France avait ouvert une base militaire aux Émirats arabes unis en 2009, et s’est également mise depuis lors, à entretenir des liens étroits avec l’allié saoudien, membre du Conseil de coopération du Golfe. Les composantes de la politique moyen-orientale de Paris vers le levantin et vers le golfe donnent à la France la perception d’un poids important régional, que le pays a tâché d’exploiter en exerçant son influence sur l’Iran. Des cinq États moyen-orientaux cités ici, les Émirats arabes unis restent le plus important pour la France, car l’influence transrégionale de cette « petite Sparte » sur la péninsule et les zones voisines de la Corne de l’Afrique fait la paire avec le rôle de mentor qu’a pris le prince de la couronne d’Abou Dabi sur son homologue saoudien, ce qui en fait l’une des puissances ascendantes les plus remarquables au niveau mondial.
Les ÉAU se sont également fortement rapprochés de l’Inde ces dernières années, à l’instar de la France, ce qui permet d’évoquer une complémentarité stratégique trilatérale, parfaitement alignée sur les intérêts américains de haut niveau. Les émirats hébergent une diaspora indienne conséquente, qui apporte au pays une main-d’œuvre bon marché, et Abou Dabi vient de réorienter un partenariat historique du Pakistan vers l’Inde, après le refus d’Islamabad de prendre part à la guerre au Yémen. L’Inde a joué un rôle important dans ce conflit, apportant une assistance médicale aux combattants blessés de la « coalition » et Modi, son premier ministre favorable aux USA, a même rendu visite au pays et a déclaré l’intention de New Delhi de porter les partenariats à un niveau plus élevé. Il apparaît donc comme évident que l’allié américain et français que constituent les Émirats serait un ajout logique à l’AAGC indo-japonais ; ses intentions d’investir massivement sur le continent sont déclarées, une fois qu’il aura établi sa puissance sur la corne de l’Afrique.
La France ajoute à la collaboration économique entre EAU et Inde son propre partenariat militaire avec cette dernière, et les deux grandes puissances sont en train d’envisager plusieurs accords mutuels d’armement. En lien avec cela, Paris et New Delhi sont récemment tombées d’accord pour établir un pacte militaire semblable au LEMOA [pacte militaire logistique signé mi-2016 entre les USA et l’Inde après plus de 10 ans de négociations, NdT], permettant à chacun des deux pays d’utiliser les bases militaires de l’autre, apportant donc en théorie à l’Inde la possibilité d’accéder aux installations françaises n’importe où en Afrique et particulièrement sur la base navale essentielle de Djibouti. La convergence des intérêts français, émiratis et indiens autour du goulet de passage maritime de Bab-el-Mandeb, nœud des échanges commerciaux entre l’UE et la Chine, pourrait devenir une force très importante dans la nouvelle guerre froide, et constitue le déploiement d’un système d’alliance aligné sur les intérêts américains que ni le Royaume-Uni, ni l’Allemagne ne pourraient assurer. C’est pour ces raisons stratégiques étendues et profondes, mettant en jeu l’Afrique, le Moyen Orient et l’Asie du sud, que la France se transforme rapidement en « partenaire particulier » des USA en Europe, et l’un de ses alliés les plus importants au monde.
Andrew Korybko
Article original en anglais :
France Is America’s New “Special Partner” in Europe, Washington’s Chief Ally on the Continent, le 20 avril 2018
Cet article a été publié initialement par Oriental Review
Traduit par Vincent, relu par Cat pour le Saker Francophone