J’ai été amenée à retraduire ce texte, intervention du juge Kaul, décédé pendant son mandat, alors qu’il était l’un des deux juges qui assistaient la juge principale Sylvia Gurmendi dans la première phase du procès de laurent Gbgabo.
Shlomit
Remarques du juriste, docteur en droit, Hans Peter Kaul, juge à la Cour Pénale Internationale de La Haye.
Lors de la session « les Présidents d’Etat devant le Tribunal : les procédures engagées contre des chefs d’états en exercice, comme jalons pour une justice pénale internationale. »
organisé par la Fondation Friedrich Ebert Stiftung, Berlin
Berlin, 5 Novembre 2013
Pour commencer notre discussion de ce jour, quelques questions. La Cour pénale Internationale va-t-elle devenir un jouet de la Politique ? L’est-elle déja?
Ou encore, ce risque est-il grand? et que signifient les dernières décisions de l’Union africaine pour notre Tribunal?
D’après ce document, selon le statut de Rome, et dans son acte constitutif , notre cour pénale est strictement judiciaire, apolitique, neutre et objective, obligée au plus strict devoir d’impartialité. ceci est notre mandat, et nous voulons strictement nous y tenir.
Mais la vraie question est celle-ci : Où nous conduira la crise de confiance actuelle entre quelques états africains, -heureusement pas tous-, et le Tribunal ? les Etats-Parties vont-ils continuer d’autoriser le Tribunal à exercer son mandat en toute indépendance? Ou bien vont-ils tenter d’influer politiquement sur la Cour, voire même essayer de la brider politiquement?
C’est dans ce contexte que je vais aborder trois problématiques
Premièrement et comme je le disais : quel est le système de la Cour pénale internationale, comment fonctionne-t-elle ? Quelle est la situation actuelle ?
Deuxièmement : que peut-on dire de manière générale sur les relations entre la CPI et les Etats africains ? Pourquoi, -et j’en suis fermement convaincu-, une grave dissension entre la CPI et certains Etats africains, voire un éventuel conflit permanent, seraient-ils une véritable tragédie?
Troisièmement : quelques faits concrets et réflexions personnelles sur le sujet central sur lequel nous nous achoppons à savoir la procédure à l’encontre du président kenyan Uhuru Kenyatta.
Et pour finir, j’évoquerai des expériences passées sur ces rapports de force où régulièrement le droit et le pouvoir s’entrechoquent.
La Cour Pénale Internationale est le premier tribunal pénal permanent, universel, orienté vers l’avenir, dans l’histoire de l’humanité. Il est fondé, à ce jour, sur le soutien libre et volontaire de 122 Etats établis sur les cinq continents, dont l’Afrique. Je reviendrai plus en détails sur l’Afrique tout à l’heure.
La Cour n’a pas de compétence juridictionnelle sélective comme les tribunaux ad-hoc pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda, ou encore comme les tribunaux « hybrides » pour la Sierra Leone et le Cambodge. Elle n’incarne pas non plus, -et c’est également l’une de ses caractéristiques fondamentales-, une justice rendue par les vainqueurs.
Bien au contraire: notre Cour repose sur l’adhésion volontaire et la libre cooperation – elle ne dépend donc pas d’un soutien ordonné ou octroyé par le Conseil de sécurité de l’ONU. Elle est fondée sur l’adhésion volontaire et le principe de droit universel « d’égalité pour tous devant la loi. » Un élément essentiel du fonctionnement de la Cour pénale est qu’elle est en droit d’engager des poursuites pour juger les crimes les plus graves du droit international, à savoir le génocide, les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre et prochainement également le crime d’agression, mais seulement dans le cas où le régime de droit pénal national est défaillant. Ce principe de fonctionnement, à savoir celui de la complémentarité, est déterminant. Il est ancré dans les articles 1 et 17, ainsi que dans le Préambule du Statut de Rome.
Il n’y a pas de système judiciaire sélectif (jurisprudence sélective) comme cela fut pour le tribunal de l’ex Yougoslavie ou le Rwanda, ou encore les tribunaux « hybrides » comme ce fut le cas pour le Sierra leone et le Cambodge.
Il n’y a pas non plus de Justice du vainqueur, et cela est fondamental; bien au contraire, notre tribunal repose sur un partenariat et une colaboration volontaires.
Il ne repose donc pas sur un ralliement ou un alignement sur les décisions du conseil de sécurité de l’ONU. Une coopération volontaire, un fondemant du droit commun.« l’Egalité devant le droit, le même droit pour tous » est le fondement de notre tribunal
Un élément essentiel du fonctionnement de la Cour pénale est qu’elle est en droit d’engager des poursuites pour juger les crimes les plus graves du droit international. Génocides, crimes contre l’humanité, crimes de guerre et prochainement aussi crime d’agression, pourront être poursuivis, mais seulement dans le cas où le régime de droit pénal national est défaillant. Ce principe de fonctionnement, celui de la complémentarité, est déterminant. Il s’enracine dans les articles 1 et 17, et dans le Préambule du Statut de Rome.Selon ce principe de la Complémentarité, la CPI n’a pas la compétence de s’ingérer dans les affaires d’un état qui prend la responsabilité, c’est à dire qu’il est en mesure d’intervenir lui-même et de poursuivre les auters des crimes commis.
La poursuite des auteurs de crimes via les tribunaux nationaux a toujours la préseance. la CPI, est en qelque sorte une Institution de second recours, un tribunal pour suppléer à un système pénal défaillant.
Il faut aussi souligner que la cour pénale ne peut fonctionner à 100% que si elle travaille d’un commun accord, de manière efficace, confiante, avec les Etats-partie. Et cela évidement pour décider d’un commun accord de l’arrestation de quelqu’un et son transfer à la Haye. La Cour n’a pas de police, de forces armées, de pouvoir executif pour intervenir sur le territoire des Etats.
A l’heure actuelle, la Cour est saisie de la question de crimes particulièrement graves dans huit pays, République démocratique du Congo, Ouganda, République Centrafricaine, Soudan, Kenya, Libye, Côte d’Ivoire et Mali.
Parmi ces « cas», comme on les appelle officiellement, quatre ont été déférées au Procureur par les Etats Parties eux-mêmes, deux autres, -Darfour/Soudan et Libye-, ont été soumises au Procureur par le Conseil de sécurité de l’ONU. Pour le Kenya et la Côte d’Ivoire, le Procureur a ouvert une enquête de sa propre initiative, proprio motu.
Il y a encore huit « cas » en observation et suivis par la CPI en phase préliminaire, c’est-à-dire avant ouverture d’une éventuelle enquête. Citons, Colombie, Afghanistan, Géorgie, Guinée, Nigeria, Honduras, Corée et Comores. Au total, une procédure préliminaire est actuellement en cours pour onze cas.
Citons les poursuites engagées contre le Président soudanais en exercice, Omar Hassan Ahmad Al Bashir, contre l’ancien Président de Côte d’Ivoire Laurent Gbagbo et son épouse Simone Gbagbo, ainsi que celles visant Seif al Islam Kadhafi, fils de Mouammar Kadhafi. Les procès pour cinq autres affaires sont actuellement pendants, la procédure contre le Président en exercice du Kenya, Uhuru Muigai Kenyatta, et le vice-président kenyan William Samoei Ruto.
Une citation à comparaître a été délivrée à l’encontre de Monsieur Ruto et de Monsieur Kenyatta, mais ils sont tous deux en liberté.
En mars 2012, la CPI a rendu un premier jugement à l’encontre de Thomas Lubanga, le déclarant coupable de crimes de guerre pour avoir enrôlé des enfants soldats et les avoir fait participer activement à des hostilités. Un autre jugement définitif est celui de l’acquittement du chef de milice congolais Mathieu Ngudjolo Chui, le 18 novembre 2012, faute de preuves suffisantes.
Passons maintenant à la partie suivante.
Que faut-il savoir sur les relations entre la CPI et les Etats africains ? A mon avis, si on s’en tient seulement aux différents actuels, on chausse des lunettes de courte vue. Il serait plus juste d’affirmer que les pays africains, -la plupart des pays africains-, sont des cofondateurs émérites et décideurs (littéralement co-propriétaires )de la Cour pénale internationale. Sans l’appui fort des états africains à la conférence de Rome, ce statut de Rome n’aurait jamais été adopté; Ce qui était tellement incroyable et merveilleux lors de cette conférence de Rome, c’était de voir que les cristallisations sur la traditionnelle opposition Nord/Sud, Est/Ouest ont été dissoutes.
A ces oppositions traditionnelles, s’est substituée une nouvelle opposition entre les partisans d’une Cour pénale à vocation universelle, et les autres, comme les Etats- Unis qui souhaitaient une Cour, simple outil au service du Conseil de sécurité de l’ONU. C’eut été une Cour pénale à deux variables; avec d’un côté les membres permanents du Conseil de sécurité et ses alliés, affranchis à vie de la juridiction, et de l’autre les autres membres de l’ONU ainsi que les pays africains et également l’Allemagne, seuls soumis à la juridiction de la CPI. C’est pour cela qu’il ne faut pas oublier : ce sont les Etats africains qui, avec notre concours et celui d’autres Etats, ont réussi à imposer le principe du statut de Rome « l’Egalité devant le droit , le même droit pour tous ».
Ce sont les Etats africains qui, avec notre concours, ont déjoué les tentatives massives des USA après la Conférence de Rome de faire adopter un amendement pour modifier et atténuer la teneur du Statut, en allant dans le sens des intérêts US.
Ce sont encore les Etats africains qui, malgré les innombrables pressions exercées par les Etats-Unis, -notamment sous l’administration Bush, qui entre autres leur supprimait une partie de l’aide au développement et de l’aide militaire –, ont ratifié avec nous, en toujours plus grand nombre, le Statut de la Cour pénale et ont rendu possible la création de la Cour à partir de 2003
Il existe beaucoup d’autres faits qui attestent ainsi de la manière dont les Etats africains ont cofondé la Cour pénale et joué un rôle déterminant dans cette instance.
Par exemple :
* Le groupe régional africain, pas les états occidentaux ou autres, est le plus garnd groupe, constitué de 34 Etats Parties à ce jour.
* Ce sont les Etats africains eux-mêmes qui les premiers, et de leur propre initiative, ont transmis à la Cour Pénale des « situations » de pays sur lesquels pesaient des soupçons de crimes graves de droit international :Ouganda, République centrafricaine, République démocratique du Congo. Plus tard suivirent la Côte d’Ivoire et le Mali.
* C’est un Africain connu et reconnu dans le monde entier, Kofi Annan, qui, en 2008, après les violences commises au Kénya,
remit sous pli fermé au Procureur de l’époque, Luis Moreno-Ocampo, une liste de noms, lui endjoingnant de retrouver les coupables devant répondre de la mort de 1300 victimes, 5000 blessés graves et près de 350 000 déplacés.
L’Afrique joue un rôle indispensable au sein même de la Cour pénale internationale, comme l’étayent les chiffres suivants : depuis 2003, il y a toujours eu quatre ou cinq juges d’origine africaine parmi mes confrères. Trois Africaines, la juge Kuenyehia du Ghana, la juge Diarra du Mali et la juge Monageng du Botswana, ont été élues et se sont succédées depuis 2003 comme Première vice-présidente par leurs pairs.
Depuis 2012, Fatou Bensouda, originaire de Gambie, est Procureur, après avoir occupé pendant huit ans les fonctions d’adjointe du Procureur.
On retrouve la même image au greffe : le sénégalais Didier Preira est présentement greffier adjoint de la Cour pénale internationale. Toute personne s’aventurant dans nos bureaux, la salle d’audience ou même notre cafétéria, y apercevraient de nombreux collaborateurs et confrères africains issus de nombreux Etats africains, et dont un nombre non négligeable occupe de très hautes fonctions.
Un dernier point : En plus de dix ans passés à la Cour, je n’ai jamais vu aucun indice, aussi minime soitil, indiquant des tendances anti-africaines, je n’ai jamais entendu une seule remarque laissant paraitre un sentiment anti-africain.
Mais dans mes oreilles, résonnent encore les soupirs répétés de mes consœurs africaines, et je vais les imiter „Oh, our poor Africa…! So much violence, so many problems, so little respect for human rights…“
Quand on repense à tout cela, comment est-il possible que l’on dise de notre Cour qu’elle serait « anti-africaine », parfois même désignée comme « instrument du néocolonialisme ou de l’Occident. »
J’en arrive maintenant au cœur du débat d’aujourd’hui, à savoir les tensions actuelles entre certains Etats africains et la Cour pénale.
Le problème a un nom, c’est le cas kenyan, avec la procédure à l’encontre de Monsieur Kenyatta, son Président.
Qu’il me soit permis en tant que Juge de la Cour pénale internationale, de respecter le droit de réserve lié à ma fonction. Cependant je pourrai évoquer devant vous quelques faits et aspects d’ordre général, avec cette remarque préliminaire : Comme vous le savez, comme juge de la Chambre préliminaire compétente, j’ai été personnellement appelé à me pencher sur la situation du Kenya et les allégations de crimes contre l’humanité, cela à partir de novembre 2009 et jusqu’à la confirmation de la mise en accusation de Monsieur Kenyatta et Monsieur Ruto.
A trois reprises, après une étude rigoureuse et en reprenant les faits et argumentations, j’ai été mis en minorité dans un vote parce que pour moi, les exactions graves commises en masse au Kénya après les élections de 2007/2008 ne peuvent être qualifiés de crimes contre l’humanité, mais de crimes graves qui relèvent du seul droit pénal kenyan, une combinaison de violence politique brutale, d’anarchie, de violence collective, de criminalité opportuniste qui se nourrit du chaos, d’une police qui démissionne car totalement dépassée, sur fond de violents conflits ethniques.
C’est pour cela qu’ en janvier 2012, j’ai également récusé, dans un vote minoritaire, la confirmation de la mise en accusation de Monsieur Kenyatta.
Par mon vote, j’ai fais ressortir combien les preuves étaient minces. J’ai été et je suis toujours convaincu que de tels cas ne sont pas du ressort de la Cour Pénale. Je crois toujours qu’il ne convenait pas de confirmer les charges et d’ouvrir la procédure
Je continue de regretter de n’avoir pas réussi, à l’époque, à convaincre mes deux confrères formant la majorité de la Chambre, du bienfondé de mes constatations. Comme vous le savez, le début de la procédure à l’encontre de Monsieur Kenyatta a récemment été reporté à février 2014. Bien des personnes pensent que cela offre un temps de réflexion bienvenu. Cela permettra une fois encore au Bureau du Procureur et à la Chambre de première instance de gagner un peu de temps pour vérifier dans les moindres détails les éléments de preuves et également les perspectives de réussites pour l’accusation.
Peut-être arriverons-nous au scénario suivant : le Bureau du Procureur ou la Chambre, -ou les deux instances ensemble-, pourraient décider de mettre fin à la procédure à l’encontre de Monsieur Kenyatta avant terme, conformément aux dispositions du Statut de Rome. Pour le moment, il nous faut attendre.
J’en arrive à ma conclusion.
A l’avenir aussi, la Cour devra continuer d’agir, toujours en tension dans un champ où d’un coté nous avons la puissance (force) et la puissance (force) du pouvoir, et de l’autre côté l’aspiration à rechercher la justice (le droit) et la protection des droits de l’homme.
Pourquoi ?
Les crimes contre l’humanité ou les crimes de guerre sont commis,- l’expérience le démontre-, lorsque dans des dissensions politiques, des meneurs (Führer) engagés dans des affrontements politiques et dans la lutte pour le pouvoir et l’hégémonie, ne reculent pas devant le recours à la violence brutale exercée contre l’autre partie en présence.
Pour la Cour pénale, cela signifie deux choses :
1-Il faut contrer certains excès de politique de force brutale par la dissuasion et la répression pénale.
2-, la répression pénale exercée par notre Cour vise nécéssairement les dirigeants, jusque-là puissants chefs politiques et militaires, qui, comme à Nuremberg déjà, sont en fin de compte responsables de ces crimes.
Ils ont souvent des alliés politiques ou tout au moins des sympathisants, qui critiquent alors l’intervention de la Cour – ce qui n’est pas étonnant – ou même tentent de lutter contre la Cour sur un plan politique.
Cela va encore plus loin: Personne, aucun chef politique, aucun général, peu importe sa nationalité, n’est au-dessus des lois. Ce message continuera d’irriter tous ceux qui n’excluent pas le recours à la violence armée et la brutalité pour imposer leurs ambitions.
Par ailleurs, il existe encore d’autres forces qui ne se satisfont pas de l’évolution de la justice pénale internationale ces dernières décennies. Il ne faut donc pas s’étonner si la Cour est souvent l’objet de vives critiques d’un côté, voire même remise en question. Dans le jeu de ces rapports de forces, notre Cour demeurera toujours une instance relativement petite et faible, au caractère de symbole.
Mais il n’y a pas de solution alternative : en créant notre Cour pénale internationale, les 122 Etats Parties à ce jour ont souligné l’urgence qu’il y a à exiger plus de « rule of law », plus de respect du droit et une meilleure protection des droits de l’homme.
En droit international, il ne saurait y avoir d’impunité pour les crimes les plus graves. Nous devons nous efforcer de toujours garder le cap, malgré les difficultés. Toutefois, notre Cour ne pourra jamais être aussi forte, aussi efficace, aussi crédible que parce que les Etats Parties et la Communauté internationale lui permetront de l’être.
Je vous remercie de votre attention.
(traduction Shlomit Abel)