Il y a 70 ans, l’insurrection de mars 1947 ou la troisième guerre franco-malgache
Il y a 70 ans, l’insurrection de mars 1947 ou la troisième guerre franco-malgache
L’écrivain malgache Raharimanana introduit comme suit son exposition titrée 47, Portraits d’insurgés :
« Une sonorité pour commencer : quarante sept. Une graphie pour continuer : 47. Des syllabes qui claquent sur la noirceur et deux chiffres, 4, 7, indissociables, détachés du temps, figeant l’histoire, ramassant la mémoire, troublant le cours des choses et bousculant la compréhension du monde. Sur l’île, on sait, on ne saisit pas toujours. Savoir mais ne pas pouvoir. Pouvoir se rappeler, retracer dans le détail, dans la froideur de la dissection, tenir l’histoire et redire les faits pour héritage. »[1]
Le 29 mars 1947 éclate à Madagascar une grande insurrection nationaliste pour l’Indépendance : sa violente répression par les autorités françaises a produit un traumatisme pour des générations de Malgaches, y compris celles de maintenant. 1947 : l’un des plus grands massacres coloniaux de son époque, un massacre commis par l’un des vainqueurs du nazisme, par ceux qui ont vu de près les horreurs de la guerre. 89 000 morts : chiffre de l’Etat-major de l’armée française en 1949.
1947 c’est l’exacerbation, l’apogée de la série de résistances populaires sur la Grande Île de l’Océan Indien depuis la fin du XIXe siècle, résistances à la conquête impérialiste, puis à l’annexion et ensuite à la domination coloniale.
Dans le dernier quart du XIXe siècle, le trop-plein de capitaux des puissances industrialisées occidentales doit être exporté vers le reste du monde « retardataire » (du point de vue du développement du capitalisme). L’exportation des capitaux, c’est-à-dire la mainmise du capital financier sur l’économie des pays non-industrialisés devient l’objectif central des menées colonialistes. Désormais, la concurrence se transforme en son contraire, le monopole : la compétition inter-impérialiste caractéristique de la phase de la libre concurrence joue moins que la recherche d’un accord entre les puissances industrielles monopolistiques pour le partage du monde. Et, dans ce contexte, l’erreur de la monarchie malgache était de penser pouvoir continuer de louvoyer entre impérialisme anglais et impérialisme français. La Conférence de Berlin de 1885, ponctuant cette évolution, sert aux puissances européennes à se partager (en dépit de leurs différends) l’Afrique dans sa totalité.
La première guerre franco-malgache de cette fin de siècle éclate en 1885… À la fin de celle-ci, l’Angleterre accepte les prétentions de la France à exercer son influence sur Madagascar et un traité d’alliance franco-malgache est signé le 17 décembre 1885 par la reine malgache Ranavalona III. Le 5 août 1890 est signée la convention franco-britannique (simple accord entre impérialistes) qui, contre le protectorat anglais sur Zanzibar et Pemba, reconnaissait celui français sur Madagascar. Des désaccords sur l’application du traité de 1885, servent de prétextes à l’invasion française de 1895, dans le cadre de ce qui sera la deuxième guerre entre les deux pays.
Le développement de guérillas de résistance paysanne, celles des Menalamba dans le centre de l’Île, puis celles des Sadiavahy dans le sud, conduisent la France à dépasser en 1896 le protectorat et à imposer l’annexion de Madagascar et l’exil de la reine à Alger. La « pacification » menée par le général Gallieni (1896-1905) est brutale. Au total, les conséquences de la répression se traduisent par la disparition d’environ 100 000 personnes, sur une population totale de moins de trois millions d’habitants. Gallieni s’applique à réaliser sa « politique des races », opposant les groupes ethniques entre eux. Les autochtones, soumis au régime de l’indigénat, perdent tout droit et toute représentation spécifique. Les écoles subissent une francisation forcée et perdent une bonne partie de leurs effectifs. Le pouvoir colonial entame la mise en dépendance totale de l’économie malgache et la « mise en valeur » de la nouvelle colonie pour le profit des colons et de la métropole.
Les guérillas paysannes sont vaincues vers 1910. En 1915 apparut un mouvement de résistance d’une autre nature, celui des VVS (Vy-Vato-Sakelika ou Fer-Pierre-Ramifications) – mouvement résistance légaliste d’intellectuels – qui défend la culture malgache, revendique l’accès des autochtones à la citoyenneté et subit aussitôt une violente répression. Le 19 mai 1929, une grande manifestation de Malgaches et de progressistes français à travers les rues de la capitale exprime pour la première fois la revendication d’indépendance. Puis ce sera l’éveil du mouvement ouvrier qui culminera, dans la foulée du Front populaire, avec la légalisation des syndicats. Le déploiement du mouvement syndical va favoriser l’émergence des organisations politiques dont le PCRM/SFIC (Parti communiste de la région de Madagascar/Section française de l’internationale communiste) en 1938, parti qui va vite être sabordé pour des raisons encore à déterminer.
C’est tout cet héritage de résistance que capitalise à sa création, en 1946, le jeune MDRM (Mouvement démocratique de la rénovation malgache) dirigé notamment par Joseph Raseta, Joseph Ravoahangy et Jacques Rabemananjara qui vont devenir les premiers députés malgaches de l’Assemblée constituante française alors que la crise du colonialisme donne toute sa mesure et que des perspectives réformistes de décolonisation commencent à se dessiner : le MDRM est d’ailleurs vite débordé sur sa gauche par des organisations radicales entristes, le JINI (Jeunesse nationaliste) et le PANAMA (Parti national malgache). Pour contrer l’implantation rapide du MDRM qui couvre en très peu de temps toute l’Île, les autorités françaises encouragent le développement du PADESM (Parti des déshérités de Madagascar), un parti qui va regrouper la partie de l’élite acquise quelques formes de tutelle française.
L’insurrection qui a éclaté le 29 mars 1947 est matée par une violente répression et servira de prétexte à la dissolution du MDRM par les autorités françaises. Cette insurrection pour l’indépendance est active à travers le MDRM et les activistes du JINI et du PANAMA. Elle débute dans le quart sud de l’île et sur la côte sud-est. Elle s’étend jusqu’à la région de Tananarive dans le centre et à toute la région des hautes terres, de Fianarantsoa au Lac Alaotra, au nord de Tananarive, en avril 1947. Les insurgés voient rapidement leur nombre augmenter. Les paysans du sud de l’île les rejoignent. Les insurgés s’en prennent aux Français mais aussi aux Malgaches travaillant pour l’administration coloniale (forces de l’ordre et autres).
Les troupes françaises sont environ 8 000 dans l’île au début de l’insurrection. En un an, le contingent est porté à 18 000 hommes et, dès mai 1947, l’insurrection recule. La répression est typique de celle des guerres coloniales : nombreux massacres touchant largement la population civile dont les femmes et les enfants. Un haut fonctionnaire évoquera un « Oradour malgache » à propos du massacre commis dans la petite ville de Moramanga (dans le centre-Est).
Les troupes coloniales, renforcées notamment par des « tirailleurs sénégalais », mettent un an pour venir à bout de la guérilla. Des élus du MDRM, parti pourtant légaliste et hostile à l’insurrection, députés malgaches à l’Assemblée nationale, Joseph Ravoahangy et Joseph Raseta sont arrêtés, déchus de leur immunité parlementaire et condamnés à mort. Peine commuée par la suite en prison à vie. L’évaluation officielle des victimes de la « pacification » après 1947 continue à faire débat jusqu’à aujourd’hui. Une mission d’information de l’Assemblée de l’Union française fin 1948 établit un premier bilan à 89 000 morts (plus de 2% de la population malgache de l’époque). Révisé « officiellement » à 11 000 quelques temps plus tard par l’Etat colonial. Mais à l’époque, personne ne remet en question la terrible violence de la répression infligée par l’armée française au peuple malgache. Certains analystes malgaches et étrangers avancent le chiffre de 100 à 200 000 morts. Pour les historiens révisionnistes, de tels chiffres sont loin de la réalité : « Il a pu y avoir jusqu’à 40 000 morts à Madagascar en 1947-1948. Mais plus des trois-quarts sont imputables à la maladie et à la malnutrition qui ont frappé des populations en fuite, le plus souvent sous la contrainte des insurgés. »
Les victimes comprennent une grande majorité de Malgaches, tués lors des affrontements, fusillés avec ou sans procès, morts dans les camps d’internement, d’épuisement ou de faim, dont beaucoup de femmes et d’enfants, après avoir fui leur village pour se réfugier en forêt, quelques milliers de membres des forces de l’ordre ou de l’administration coloniale tués par les insurgés, des centaines de tirailleurs sénégalais, souvent envoyés en première ligne, ainsi que des colons français.
L’insurrection malgache de mars 1947 est un des événements les plus sombres de l’histoire coloniale française. D’aucuns considèrent sa violente répression comme le modèle de la « guerre révolutionnaire » qui va être appliquée par Mesmer au Cameroun neuf ans plus tard pour détruire l’UPC (Union des populations du Cameroun). Elle est aussi souvent considérée comme l’un des signes avant-coureurs de la décolonisation en Afrique francophone.
En janvier 1951, quand l’ordre colonial régnait de nouveau sur la Grande Île, François Mitterrand, alors ministre de la France d’outre-mer indique dans un discours que l’« avenir de Madagascar est indéfectiblement lié à la république française ». Après la défaite française en Indochine en 1954, la loi-cadre Defferre de 1956 prévoit le transfert du pouvoir exécutif aux autorités locales. Dans le cas malgache, ceci permet en juillet 1958 l’accès à la tête du gouvernement de Philibert Tsiranana, un ancien leader du PADESM, devenu député en 1956. Le 14 octobre de la même année, la République malgache est instituée par le pouvoir colonial, suivie le 26 juin 1960 de la proclamation de l’indépendance.
L’insurrection défaite de 1947-1949 est commémorée par un jour férié à Madagascar chaque 29 mars depuis 1967 seulement.
Cet article a été publié initialement dans le bulletin Afriques en lutte
contretemps.eu