Jerry Rawlings : Le président qui préférait être dans le cœur des gens
C’est de manière inattendue qu’il tira sa révérence, ce 12 novembre 2020. Sitôt informé, le président Nana Akufo-Addo décréta un deuil national de 7 jours et tous les partis politiques suspendirent leur campagne pour la présidentielle de décembre 2020.
Le Ghana et l’Afrique étaient inconsolables. La disparition de Rawlings n’était pas seulement un coup dur pour des milliers de gens. Elle les rendait aussi orphelins. Pourquoi ? Parce que l’ancien président du Ghana avait positivement marqué son époque, parce qu’il avait montré une façon différente de gérer les affaires publiques, parce qu’une voix forte, la voix des sans-voix, s’était éteinte à jamais, parce qu’on ne verrait plus cet amoureux de l’ordre et de la discipline régler la circulation dans les rues d’Accra sous les ovations de ses compatriotes qui aimaient l’appeler “Papa J”.
Élevé par Victoria Agbotui, une Ghanéenne décédée le 24 septembre 2020 à l’âge de 101 ans (son père écossais refusa de le reconnaître), Jerry Rawlings se comporta effectivement en père de famille en prenant la défense de Kingsley Ofosu et de ses sept malheureux compagnons. Hormis Ofosu, les jeunes ghanéens avaient été froidement abattus et jetés par-dessus bord dans la nuit du 2 au 3 novembre 1992. Jerry Rawlings avait exigé le jugement de l’équipage du cargo MC Ruby et fait savoir que son pays pourrait rompre les relations diplomatiques avec la France et l’Ukraine si justice n’était pas rendue aux victimes et à leurs familles.
Treize ans plus tôt, il avait essayé de mettre fin à la corruption et à l’indiscipline qui progressivement détruisaient le Ghana après l’indépendance politique arrachée en 1957 par Kwame Nkrumah. Il ne supportait pas les dérives et tares de cette société que l’écrivain Ayi Kwei Armah a bien décrite dans ‘L’âge d’or n’est pas pour demain’.
Il voulait dégager le régime qui était à la tête du pays et devait mener le coup avec quelques compagnons. Avant le coup, il leur déclara ceci : “Ceux qui ont pillé le pays ne peuvent pas se retirer comme cela, en héros, et continuer ensuite à tirer les ficelles. Il ne peut y avoir de changement véritable dans ce pays sans purification. Il nous faut agir, et vite. Il faut une action vigoureuse, drastique, radicale pour purger le pays. Il faut punir les criminels d’État qui nous ont réduits à cette situation d’indignité.”
Le 15 mai 1979, le jeune pilote de l’armée de l’air passe à l’action mais le coup d’État échoue. Il est condamné à mort. Ce que le peuple retient du procès radiotélévisé, ce n’est pas cette condamnation mais le discours de Jerry Rawlings. En voici un extrait : “Je suis là pour mettre en garde les officiers supérieurs, les politiciens, les hommes d’affaires et les criminels étrangers contre notre colère. Ils se sont servis de notre sang, de nos sueurs et de nos larmes, bref de notre travail pour s’enrichir et se noyer dans le vin, dans le sexe. Pendant ce temps, vous, moi, la majorité, nous luttions quotidiennement pour survivre. Moi, je sais ce que c’est que d’aller au lit avec un mal de tête provoqué par un ventre vide. Je préviens ceux qui s’aviseraient d’aider les goinfres qui nous exploitent à fuir qu’ils paieront pour eux. Ils seront jugés, châtiés pour les privations qu’ils ont imposées au peuple.” Il ajoute : “L’heure du jugement est arrivée. Et ce n’est nullement une question de militaires contre civils, d’Akans contre Ewés, ou de Gas contre nordistes, mais de ceux qui possèdent contre ceux qui n’ont rien. Vingt-deux ans après l’indépendance, vous et moi continuons à cogner nos têtes contre le sort, contre le sol, en croyant que Dieu viendra nous sauver de leurs griffes. Il ne viendra pas si vous ne prenez pas vous-mêmes en main votre propre destin ! La France a tiré son salut d’une révolution. Les États-Unis, la Grande-Bretagne, l’Union soviétique, la Chine, l’Iran aussi ! Laissez-moi vous dire que Dieu n’aide pas les gens qui dorment. Ne comptez pas non plus sur les gros messieurs que vous voyez passer dans de belles voitures. Ils ne peuvent pas vous aider, parce que leur ventre est plein ; leurs enfants mangent à leur faim et ils ont les moyens d’aller et venir où ils veulent, comme ils veulent.”
Un groupe d’officiers, qui intervient à temps, empêche l’exécution de Rawlings. Les officiers, dirigés par le major Boakye-Djan, renversent le lieutenant général Fred Akuffo, le 4 juin 1979. Boakye-Djan et ses hommes libèrent Rawlings et l’installent à la tête du Conseil des forces armées révolutionnaires (AFRC en anglais).
Des élections générales étaient déjà prévues. Organisées par l’AFRC, elles sont remportées par le Dr. Hilla Limann mais, le 31 décembre 1981, Jerry Rawlings est obligé de reprendre les choses en main. Pourquoi ? Parce que le président Limann n’a pas mené la lutte contre la corruption. Avec le Conseil national provisoire de défense (PNDC en anglais) qu’il a créé, Rawlings dirige fermement le Ghana jusqu’à l’avènement du multipartisme au début des années 1990. Il démissionne de l’armée en 1992 pour lancer, avec des camarades, le National democratic congress (NDC).
Le Ghana se dote d’une nouvelle Constitution et passe à la IVe République. Jerry John Rawlings en devient le premier président. Quatre ans plus tard, il est réélu pour un second mandat qui s’achève en 2000. Il abandonne la vie politique en 2001 mais continue de s’intéresser à ce qui se passe dans son pays et sur le continent. Président, il menait une vie sobre et se garda de piquer dans les caisses de l’État. Il vivait les valeurs auxquelles il croyait. Pour lui, servir le peuple dans la simplicité était la chose la plus importante. Leader charismatique, il n’hésitait pas à mettre la main à la pâte en curant les caniveaux ou en transportant avec les étudiants les fèves de cacao au port de Tema. Il préférait être dans le cœur des gens plutôt que d’avoir son nom sur un édifice ou sur un stade. Bref, il abhorrait le culte de la personnalité car il estimait que le peuple n’oublie jamais ceux qui l’ont bien servi. Et le peuple ghanéen qu’il avait servi avec dévouement l’aimait tant et si bien que Rawlings n’avait pas besoin de se promener avec des gardes du corps dans les rues d’Accra. Sa sécurité, c’était ce peuple ghanéen à la grandeur et à la prospérité duquel il se consacra corps et âme, ce peuple qu’il aimait profondément.
Mais Rawlings aimait aussi l’Afrique. C’est la raison pour laquelle il suivait attentivement la révolution de Thomas Sankara au Burkina Faso. Il aimait l’Afrique envers et contre tout. Il l’aimait en dépit de ses incohérences, faiblesses et blessures. Il l’aimait, non pour se résigner aux souffrances qui affligeaient le continent, mais pour changer son destin et lui permettre d’offrir au monde un meilleur visage. Il était persuadé que l’Afrique n’était pas condamné à tourner en rond et à subir la domination et les caprices des autres, que rien n’était joué ou perdu d’avance. Il croyait que le continent pouvait sortir de l’ornière si les Africains étaient solidaires et déterminés et s’ils faisaient passer l’intérêt général avant les intérêts particuliers.
Le 12 novembre 2020 fut un jour de grande tristesse pour le Ghana et l’Afrique parce qu’il nous a arraché un grand homme, parce qu’il nous a pris un homme qui a bien travaillé pour son pays, qui y a mis de l’ordre au moment où il le fallait, qui a redonné aux Ghanéens leur dignité et leur fierté.
Cet homme fait incontestablement partie des héros africains dont la vision et les actions méritent d’être enseignées dans nos écoles et universités parce qu’il ne désirait que le bien de ses compatriotes, parce qu’il refusa d’être idolâtré de son vivant, parce que le néocolonialisme et la barbarie de la France dans ses anciennes colonies lui étaient insupportables.
Jeremiah John Rawlings est un monument et une perle dont le continent africain peut et doit être fier. Il était tout simplement formidable dans une Afrique qui bien souvent produisit des dirigeants irresponsables et minables.
Jean-Claude DJEREKE