CPI : Le mémoire du juge Henderson, (1ère partie)
Après le mémoire explicitant pourquoi le juge Cuno Tarfusser déclare non recevable les preuves de la Procureure Bensouda, voici les raisons du Juge Henderson, qui se joint au Juge/président pour absoudre totalement les deux accusés ivoiriens. La traduction est toujours de Jessica Traoré. Ce mémoire étant beaucoup plus long, le texte sera à nouveau fractionné.
Bonne lecture !
REMARQUES PRÉLIMINAIRES[1]
- Le texte qui suit comporte l’exposé écrit des motifs pour lesquels je me suis joint au juge Tarfusser pour décider de mettre fin à l’affaire concernant MM. Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé, et de les acquitter de tous les chefs de crimes contre l’humanité portés à leur encontre. Je n’ai pas pris cette décision à la légère. Bien que les éléments versés au dossier ne puissent manifestement pas étayer une condamnation sur la base des charges portées contre les accusés, ils apportent indéniablement la preuve de nombreux traumatismes et d’une grande souffrance humaine. Toutefois, la question dont nous avons été saisis n’était pas celle de déterminer si des actes de violence ont été perpétrés lors de la crise postélectorale ou si des personnes en ont souffert. La question était de savoir si ces actes et les souffrances qu’ils ont entraînées pouvaient légalement être qualifiés de crimes contre l’humanité tels que définit dans le Statut de Rome et, dans l’affirmative, si les accusés en portaient une quelconque responsabilité. La majorité a répondu à cette question par la négative mais notre collègue, la juge Herrera Carbuccia, est d’un autre avis.
- Pour synthétiser notre position, la majorité a acquitté MM. Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé car la manière dont le Procureur a dépeint leurs actions et leurs omissions d’un point de vue juridique ne pouvait être étayée par les éléments de preuve présentés. Cela n’équivaut pas à dire qu’ils ont toujours fait preuve d’un niveau approprié de préoccupation et d’attention pour la population ivoirienne, ni qu’ils ont fait passer la sécurité et le bien être de cette population avant la survie politique du régime de M. Laurent Gbagbo. Quoiqu’il en soit, ce n’est pas à nous qu’il revient d’en décider. La seule question que nous étions appelés à trancher était celle de savoir si les preuves pouvaient démontrer que MM. Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé étaient impliqués dans la conception et/ou l’exécution d’un plan ou d’une politique visant à commettre des crimes violents contre la population civile d’Abidjan. De cela, nous avons jugé les preuves insuffisantes, et la loi nous dicte donc de prononcer l’acquittement.
- La Chambre ne s’étant pas prononcée à l’unanimité, il m’a semblé nécessaire d’expliquer ma décision de manière assez précise dans le jugement qui suit. En effet, il m’aurait été bien plus facile de me contenter de dire que les preuves étaient insuffisantes et de donner quelques exemples à titre d’illustration. Cela pourrait convenir dans d’autres contextes mais je suis d’avis que ce n’est pas le cas en l’espèce. Les parties, les victimes, le grand public et d’autres parties concernées ont le droit de savoir non seulement ce que nous pensons des preuves – à savoir qu’elles sont insuffisantes – mais aussi pourquoi nous le pensons.
- La complexité de la cause plaidée par le Procureur et la grande quantité de preuves font que mon opinion est inévitablement longue et détaillée.
Malheureusement, le prix à payer est que ce texte n’est pas facilement compréhensible et ne se prête pas à une lecture agréable. Toutefois, dans une époque où le débat public est dominé par des informations fallacieuses et des petites phrases, souvent en faisant abstraction d’importantes nuances et de raisonnement cohérent, il est important que les juges respectent et promeuvent certaines normes minimales en matière de rationalité et de transparence. Lorsque les parties nous présentent des arguments complexes et détaillés, il est bien souvent impossible de les analyser comme il se doit si l’on se contente de quelques remarques lapidaires. Procéder ainsi serait encore moins souhaitable car cela donne l’impression erronée que les choses sont simples et claires alors qu’elles ne le sont pas. Cela étant, il est indéniable que cette affaire a souffert d’un excès de complexité. Le Procureur, dans un effort herculéen, a tenté de couvrir dans ce seul procès plusieurs années de l’Histoire ivoirienne. L’exercice s’est révélé bien trop ambitieux. Comme j’observe à plusieurs reprises dans mon opinion, en dépit de la grande quantité d’éléments de preuve présentés, beaucoup d’informations essentielles font encore défaut. Il ne m’appartient pas de déterminer si c’est parce que le Procureur ne disposait simplement pas de ces informations ou parce qu’il n’a pas (ou pas suffisamment) cherché à les obtenir. Toutefois, en donnant aux charges une si large portée factuelle, le Procureur a sans doute entrepris une tâche de trop grande envergure considérant les ressources dont il disposait. Cela a entraîné une description partielle, déséquilibrée et, en fin de compte, peu convaincante de ce qui se serait passé avant et pendant ces mois fatidiques de 2010 et de 2011, qui se sont soldés par la capture de M. Laurent Gbagbo.
- Il est compréhensible que de nombreuses personnes soient déçues par ce que certains estimeront être un « échec » du Procureur. En particulier, les individus qui ont subi les violences à l’origine des charges ne devaient certainement pas s’attendre à ce qu’il soit mis fin prématurément à cette affaire sans que personne ne soit tenu responsable. Il est toutefois essentiel d’examiner les choses du bon point de vue.
- Premièrement, l’acquittement des accusés ne doit en aucun cas être interprété comme un déni des souffrances éprouvées par les victimes lors de la crise post-électorale. Comme je le dis clairement tout au long de mon opinion, bien que les éléments de preuve n’aient pas toujours été à la hauteur de mes attentes, je ne mets pas en doute les souffrances injustes dont ont souffert la plupart, sinon l’ensemble, de ceux qui sont venus témoigner devant nous des épreuves qu’eux et leurs proches ont vécu. Personne ne devrait vivre ce qu’ils ont dû endurer et ils méritent davantage de reconnaissance et de compassion que ce que nous avons pu leur offrir.
- Deuxièmement, dans sa décision, la majorité se contente de tirer une conclusion juridique qui se limite aux charges telles que confirmées par la Chambre préliminaire. Elle ne se prononce pas sur la responsabilité morale ou politique des accusés. Ces déterminations dépassent le rôle de la Chambre.
- Troisièmement, si cette opinion critique parfois le Procureur, il est crucial de comprendre que ces critiques visent la thèse plaidée par le Procureur et non les personnes qui représentaient le Bureau du Procureur. Cette affaire s’est soldée par un acquittement parce que le Procureur ne nous a pas présenté suffisamment de preuves pour nous convaincre qu’une chambre de première instance raisonnable pourrait déclarer les accusés coupables sur la base de ces charges spécifiques. Il se peut que certains d’entre nous soient d’avis qu’il aurait été préférable de procéder autrement, mais cela ne remet absolument pas en cause l’intégrité, la bonne foi et l’engagement des femmes et des hommes qui ont représenté le Procureur dans cette affaire et dont le travail sans relâche et les efforts considérables ne devraient pas être dénigrés au prétexte qu’ils n’ont pas conduit à une déclaration de culpabilité.
- S’il y a des leçons à tirer de cette affaire, elles sont de nature institutionnelle et stratégique. Si je puis me permettre d’en proposer une, ce serait que l’on ne saurait attendre du Procureur qu’il plaide des affaires d’un tel niveau de complexité dans un délai raisonnable et avec les ressources limitées dont il dispose actuellement. Il est certes important que le Procureur soit ambitieux dans sa manière d’envisager son mandat, mais il doit aussi être réaliste sur ce qu’il est possible d’accomplir. Cela n’a rien à voir avec le rang des accusés mais tient plutôt à la difficulté même de recueillir et de traiter l’énorme quantité d’informations nécessaires pour développer une compréhension approfondie du contexte politique, social, culturel et militaire des situations donnant lieu aux types de crimes qui appellent l’attention de la Cour. Continuer de prétendre pouvoir examiner autant de situations et d’affaires différentes avec si peu de ressources et d’une coopération de la part des États parfois limitée pousserait clairement l’institution à revoir à la baisse les normes mêmes de justice et d’équité qui ont incité les États à créer la Cour. Il se peut qu’être moins exigeants et rendre des jugements fondés sur des « systèmes de preuves » de qualité contestable donne lieu à davantage de condamnations, et même à une vaine impression de contribuer à « mettre fin à l’impunité ». Toutefois, la loi est faite pour être respectée dans toute sa rigueur, et non pour servir d’excuse en vue de satisfaire des buts politiques ou même humanitaires. Si nous cessons d’observer ce principe, la CPI deviendra uniquement une « cour » en vertu de son nom et ne sera plus en mesure de rendre justice pour quiconque.
- Ce qui suit sont les raisons écrites pour lesquelles je me joins au juge Tarfusser pour décider de clore l’affaire contre MM. Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé et de les acquitter de toute accusation de crimes contre l’humanité. Ce n’est pas une décision que j’ai prise à la légère. Bien que la preuve au dossier soit manifestement incapable d’appuyer une déclaration de culpabilité sur la base des accusations portées contre l’accusé, il existe des preuves indéniables de beaucoup de traumatismes et de souffrances humaines. Toutefois, la question qui se pose à nous n’est pas de savoir si la violence a été perpétrée pendant la crise post-électorale ou si les gens en ont souffert. La question était de savoir si la violence et les souffrances pouvaient être qualifiées juridiquement de crimes contre l’humanité au sens du Statut de Rome et, dans l’affirmative, si l’accusé avait une responsabilité pénale à leur égard. La majorité a répondu négativement à cette question, mais notre collègue, le juge Herrera Carbuccia, est d’un avis différent.
- En résumé, la majorité a acquitté M. Gbagbo et M. Blé Goudé parce que la manière dont le Procureur a décrit leurs actions et omissions d’un point de vue juridique ne pouvait être soutenue par les preuves. Cela ne signifie pas qu’ils ont toujours fait preuve d’un niveau approprié de préoccupation et d’attention pour la population ivoirienne ou qu’ils ont fait passer la sécurité et le bien-être de la population avant la survie politique du régime de M. Gbagbo. Ce n’est pas à nous de décider s’ils l’ont fait ou non. Gbagbo et Blé Goudé ont été impliqués dans l’élaboration et/ou l’exécution d’un plan ou d’une politique visant à commettre des crimes violents contre la population civile d’Abidjan. Nous en avons trouvé des preuves insuffisantes et nous sommes donc tenus par la loi d’acquitter.
- Voyant que la Chambre n’était pas unanime, j’ai jugé nécessaire d’expliquer ma décision avec une certaine précision. En effet, il aurait été beaucoup plus facile pour moi de dire simplement que les preuves sont insuffisantes et de donner quelques exemples illustratifs. Cela peut être approprié dans d’autres contextes, mais je suis d’avis que ce n’est pas le cas dans ce cas-ci. Les parties, les victimes, le public et les autres parties prenantes ont le droit non seulement de savoir ce que nous pensons de la preuve – à savoir qu’elle est insuffisante – mais aussi de savoir pourquoi nous pensons cela.
- Compte tenu de la complexité de l’affaire du Procureur et du grand nombre d’éléments de preuve, il en est résulté inévitablement un avis long et détaillé. Malheureusement, cela a un coût en termes de facilité de compréhension et de plaisir de lecture. Toutefois, à une époque où les extraits sonores et les fausses nouvelles dominent le discours public, souvent au détriment de la nuance et d’un raisonnement solide, il est important pour la magistrature de maintenir et de promouvoir certaines normes minimales de rationalité et de transparence. Lorsque les parties nous présentent des observations complexes et détaillées, il n’est souvent pas possible de les traiter comme il se doit avec quelques commentaires concis. Nous ne devrions pas non plus aspirer à le faire, car cela donne la fausse impression que les choses sont simples et directes alors qu’elles ne le sont pas.
- Cela dit, il est indéniable que cette affaire a souffert d’être extrêmement complexe. Le Procureur, dans un effort herculéen, a tenté de faire entrer dans le champ de ce litige unique plusieurs années de l’histoire ivoirienne. Cela s’est avéré trop ambitieux. Comme on le notera à plusieurs reprises tout au long du présent avis, bien que les preuves disponibles soient volumineuses, il manque encore beaucoup d’informations essentielles. Il ne m’appartient pas de dire si cela est dû au fait que le Procureur n’a pas eu accès à l’information ou au fait qu’il ne l’a pas recherchée (assez durement). Toutefois, en formulant la portée factuelle des charges de manière aussi large, le Procureur a peut-être mordu plus qu’elle n’aurait pu le faire avec les ressources dont elle disposait. Il en est résulté une représentation partielle, déséquilibrée et finalement peu convaincante de ce qui se serait passé pendant la période préparatoire ainsi que pendant les mois fatidiques de 2010 et 2011 qui se sont terminés par la capture de M. Gbagbo.
- Il est compréhensible qu’un certain nombre de personnes seront déçues de ce que certains considéreront comme l' » échec » du Procureur. En particulier ceux qui ont souffert de la violence qui a été à la base des accusations ne s’attendaient sans aucun doute pas à ce que cette affaire se termine prématurément sans que personne ne soit tenu de rendre des comptes. Cependant, il est essentiel de tout garder dans la bonne perspective.
- Premièrement, l’acquittement de l’accusé ne doit en aucun cas être interprété comme une négation des souffrances des victimes de la crise post-électorale. Comme je l’ai dit clairement tout au long de mon opinion, même si la preuve n’a pas toujours été à la hauteur de ce à quoi je m’attendais, je ne doute pas que la plupart, sinon tous ceux qui sont venus témoigner devant nous au sujet des épreuves qu’ils et leurs proches ont dû traverser ont souffert indûment. Personne ne devrait vivre ce qu’il a dû endurer et ils méritent plus de reconnaissance et de compassion que ce que nous avons pu leur donner.
- Deuxièmement, la décision de la majorité se limite à rendre une décision juridique qui se limite aux charges telles qu’elles ont été confirmées par la Chambre préliminaire. Elle ne se prononce pas sur la responsabilité morale ou politique de l’accusé. Ce n’est pas le rôle de la Chambre.
- Troisièmement, bien que cette opinion soit parfois critique à l’égard du Procureur, il est essentiel de comprendre que cette critique vise la cause du Procureur et non les personnes qui ont représenté le Bureau du Procureur. Le fait que cette affaire se soit terminée par un acquittement est dû au fait que le Procureur ne nous a pas présenté suffisamment de preuves pour nous persuader qu’une chambre de première instance raisonnable pourrait condamner l’accusé pour ces charges spécifiques. Il se peut fort bien que certains d’entre nous soient d’avis qu’ils auraient fait les choses différemment. Toutefois, cela ne remet aucunement en cause l’intégrité, la bonne foi et l’engagement des femmes et des hommes qui ont représenté le Procureur dans cette affaire et dont le travail incroyablement dur et les efforts considérables ne devraient pas être dénigrés parce qu’ils n’ont pas abouti à une condamnation.
- Si l’on veut tirer des leçons de cette affaire, il faut qu’elles soient de nature institutionnelle et stratégique. Si j’avais l’audace de proposer une telle leçon, je dirais que l’on ne saurait attendre du Procureur qu’il présente des affaires de ce niveau de complexité et de portée dans un délai raisonnable avec les ressources limitées dont elle dispose actuellement. S’il est important que le Procureur fasse preuve d’ambition dans la manière dont il aborde son mandat, il doit aussi être réaliste quant à ce qui est réalisable. Cela n’a rien à voir avec le niveau des défendeurs, mais plutôt avec la difficulté de recueillir et de traiter l’énorme quantité d’informations nécessaires pour acquérir une compréhension approfondie du contexte politique, social, culturel et militaire des situations qui donnent lieu au type de crimes qui attirent l’attention de la Cour. La seule façon dont cette institution peut prétendre continuer à traiter autant de situations et d’affaires différentes avec si peu de ressources et parfois une coopération étatique limitée, c’est en abaissant les normes mêmes de justice et d’équité qui ont motivé les États à établir la Cour. Le fait d’être moins exigeant et de porter des jugements fondés sur des « systèmes de preuves » de qualité douteuse peut conduire à davantage de condamnations et même à un sentiment vide de sens que nous faisons quelque chose pour « mettre fin à l’impunité ». Cependant, la loi est là pour être respectée dans toute sa rigueur, et non pour servir d’excuse pour satisfaire des objectifs politiques ou même humanitaires. Si nous cessons de respecter ce principe, la CPI ne deviendra qu’un tribunal de nom et nous ne pourrons plus rendre justice à personne.
transcription de l’anglais en français par Jessica Traoré