CARTES NATIONALES D’IDENTITÉ (CNI)
LES DESSOUS D’UN BLOCAGE ORGANISE
VERS UN ARRÊT TOTAL DE LA PRODUCTION ( ?)
De 2009 à 2014, l’Etat de Côte d’Ivoire a cessé de délivrer des cartes Nationales d’Identité (CNI), à ses ressortissants. Ce fut également le cas dans la période allant de 2002 à 2008.
Le 1er août 2014, Hamed Bakayoko, alors ministre d’Etat, ministre de l’Intérieur et de la Sécurité, avait annoncé officiellement la reprise de la production des CNI. Il avait aussi annoncé que les demandeurs n’attendraient pas plus de deux semaines à compter de la date de la demande, pour recevoir leur CNI. Sauf que dans les faits, ce délai d’attente ne sera jamais tenu. Les plus chanceux ont obtenu leur CNI, au bout de trois mois d’attente, quand d’autres, six mois après, voire un an plus tard, n’ont toujours pas reçu leur CNI. La raison? Une inondation à la suite de pluies diluviennes, qui, selon le directeur général de cette structure, Konaté Diakalidia, aurait endommagé les machines de production, dans la maison abritant le siège de l’ONI (Office National de l’Identification).
Sauf que la faute est loin d’être imputable, seulement, à Dieu.
Une affaire de « Morpho »
Quand l’Etat de Côte d’Ivoire, en 2008, décide d’identifier ses populations en prévision des élections générales, elle confie l’ensemble du processus devant aboutir à la délivrance de la Carte Nationale d’Identité en format carte de crédit, à la société « Morpho ». Laquelle, à l’époque s’était adressée, pour la fourniture de Laminat, un composant holographique indispensable à la sécurisation des CNI, à la société « SURYS », basée en France.
A la fin du processus en 2009, « Morpho » demandera à l’Etat de Côte d’Ivoire, via L’ONI, en raison des difficultés survenues, de traiter directement avec une société de droit ivoirien, installée quelques mois plus tôt, représentante exclusive en Côte d’Ivoire, de la société « SURYS ». Cette société s’appelle « Rox Systems Technolgies » et, est dirigée par Tidiane Doumbia.
« Déverrouillage provisoire de la ligne 619.2 »
A la reprise du processus de production, la direction générale de l’ONI, au premier trimestre 2016, en liaison avec « Rox Systems Technologies », passe une commande de 300 mille kits Laminats. Mais l’ONI n’a pas de budget pour payer la commande, 194 millions de Fcfa. « Rox Systems Technologies » accepte de préfinancer la commande en attendant le déverrouillage de la ligne budgétaire consacrée aux commandes de Laminat, la ligne 619.2.
Pour ce faire, le directeur général de l’ONI adresse un courrier au ministère d’Etat, ministère de l’Intérieur et de la Sécurité, et sollicite le « changement de la ligne budgétaire 619.2 pour la prise en charge de Laminats. » Le courrier est acheminé à la direction générale du Budget.
S’appuyant sur la demande de la direction générale de l’ONI, le directeur général du Budget, adresse un courrier au ministère auprès du premier ministre chargé du Budget et du portefeuille de l’Etat, alors dirigé par Cissé Abdourahamane.
Dans ce courrier sur lequel « L’Eléphant » a mis la patte, le directeur du Budget écrit: « (…) A l’appui de sa requête, il (le DG de l’ONI, ndlr), indique qu’une première commande de 200 mille Kits Laminats d’un montant de 60 millions de Fcfa a été passée avec l’entreprise SURYS. L’acquisition de ces fournitures est conditionnée au paiement intégral du montant sus-indiqué: l’acheminement et les frais de transit restant à la charge de l’ONI. Face aux difficultés liées à l’acheminement desdites fournitures et la nécessité de couvrir les besoins, l’ONI a pris attache avec l’entreprise ROX SYSTEMS TECHNOLOGIES, représentant exclusif de SURYS en Côte d’Ivoire, pour le préfinancement de 300 mille kits Laminats d’un montant de 194 millions de FCFA qui ont été acheminés et réceptionnés dans les locaux de l’Office. Après examen du dossier, vu l’importance que requièrent les kits Laminats dans la production des Cartes Nationales d’Identité (CNI), j’ai l’honneur de soumettre à votre signature le projet de réponse dans le sens d’un accord pour le déverrouillage de la ligne ci-dessus indiquée pour un montant de 255 millions… »
Le 26 mai 2016, la réponse du ministre tombe.
Plus de commandes de Kits Laminats,
sans appel d’offres.
Pour tirer l’ONI de la difficulté, le ministre Cissé Abdourahamane, accède à la demande de changement de statut de la ligne à marchés 619.2.
Le ministre écrit: « (…) Après examen du dossier, je prends note de l’importance que revêtent les Kits Laminats dans la conception des Cartes Nationales d’Identité et vous marque mon accord pour le déverrouillage de la ligne sus-indiquée en vue de la prise en charge desdites fournitures. Toutefois, vous voudrez prendre toutes dispositions utiles pour organiser des appels d’offres pour les exercices budgétaires à venir ». Traduction: aucune autre commande de Kits Laminats ne pourra être payée sur la ligne budgétaire 619.2 après cette exception accordée, sans un appel d’offres préalable pour désigner l’entreprise devant passer les commandes auprès de la société SURYS.
Sauf que, quand vient le temps de passer une nouvelle commande en raison de la forte demande, le directeur général de l’ONI, oublie les instructions du ministre du Budget.
Un égo au-dessus des intérêts des Ivoiriens
Pendant plusieurs semaines, selon les informations de « L’Eléphant », Konaté Diakalidia va tenter de convaincre le représentant exclusif de SURYS en Côte d’Ivoire de rentrer dans un processus de gré à gré qui ne dit pas son nom, et d’avaliser sans appel d’offres, les nouvelles commandes. Refus de ce dernier qui demande le respect des procédures indiquées. Le refus de Rox Systems Technologies est mal digéré par Konaté Diakalidia ? C’est ce que pensent plusieurs sources au sein de l’ONI et du côté de la Direction des Marchés Publiques. Toujours est-il que Konaté Diakalidia, ne s’adressera plus au représentant exclusif de SURYS en Côte d’Ivoire. Il se met à la recherche d’une solution pour contourner l’appel d’offres et perd, dans cette voie, un temps précieux, alors que les demandeurs, privés d’informations, s’impatientaient.
« Incompréhension, chez SURYS »
Devant le silence de l’ONI, le responsable de SURYS en France, le 24 août 2017, adresse un courriel à Konaté Diakalidia, pour s’en étonner: « (…) dans le cadre du projet CNICI attribué il y a plusieurs années à MORPHO, l’ONI a décidé en 2015, de travailler directement avec ses fournisseurs et notamment SURYS puis, au cours de la première commande directe, via une société ivoirienne, notre partenaire local Roxsystems, afin d’échelonner les paiements. Je m’aperçois que la dernière commande de l’ONI remonte désormais à il y a presque un an et que la dernière livraison a eu lieu en avril. Je suppose donc que vous allez avoir besoin rapidement de kits Laminats pour continuer la délivrance des cartes nationales d’identité ivoiriennes. Je souhaiterais donc savoir de quelles quantités vous allez avoir besoin dans les prochains mois et si vous souhaitez que je vous fasse une nouvelle offre commerciale selon que vous anticipez pour la fin de l’année 2017 et l’année 2018. » Ecrit le patron de « SURYS ». Voilà au moins un homme qui, depuis la France, se préoccupe du sort des demandeurs ivoiriens.
Le directeur de l’ONI ne réagira pas à cette interpellation citoyenne. Alors que la production des Cartes Nationales d’Identité, faute de consommables et après de mauvaises manipulations faites sur les machines par des agents non qualifiés, était complètement à l’arrêt. Et que les demandeurs se lamentaient devant cette situation.
Une tentative contrariée.
Dans la troisième semaine du mois de septembre 2017, le directeur général de l’ONI, en violation des instructions du ministère du budget, contacte la société allemande, « Muhlbaeur ». Cette société est la conceptrice de l’ensemble des machines qui, en Côte d’Ivoire, permettent la production physique des CNI. A cette société, le directeur de l’ONI, demande de commander pour son compte, des milliers de kits Laminats. Mais cette étrange démarche se heurte à l’incompréhension des responsables de SURYS, qui, de nouveau, adressent un courriel, au contenu particulièrement instructif, au directeur général de l’ONI: « (…) Nous avons récemment reçu une demande émanant de notre partenaire industriel Muhlbauer pour des kits Laminats CNICI. Nous savons que cette société allemande vous fournit les équipements de personnalisation et les consommables pour produire les Cartes d’Identité en Côte d’Ivoire. Dans un précédent email, je vous demandais si l’ONI souhaitait passer une nouvelle commande dans les semaines ou mois qui viennent mais je n’ai pas reçu de retour. J’apprends aujourd’hui que la production est à l’arrêt et dans le même temps, je reçois une demande de Muhlbaeur, pour lui fournir des Laminats pour la Côte d’Ivoire. Etant donné la sensibilité du produit qui a été signé à l’origine par MORPHO et que, pour des raisons évidentes de sécurité et de confidentialité, je ne peux fournir une société tierce sans avoir le consentement écrit de l’ONI ou une demande formelle autorisant SURYS à vendre à un nouveau fournisseur pour l’Etat. En effet, les éléments de sécurité du Laminat holographique sont uniquement connus de SURYS, de l’Etat de Côte d’Ivoire et de MORPHO qui avait gagné le projet à l’époque. » Ecrit le patron de SURYS. Avant de marteler: « D’autre part, SURYS détient le Master permettant la production du Laminat CNICI ainsi que les droits de propriété intellectuelle sur le design. Changer le design holographique du Laminat de la carte reviendrait de facto à changer la carte d’identité elle-même et reproduire le design de SURYS sans son autorisation serait considérée comme une contrefaçon. SURYS peut donc, soit continuer à fournir à l’ONI les Laminats CNICI soit les vendre à une société tierce comme Muhlbaeur avec un accord préalable et écrit… »
A la suite de ce courriel, avec l’accord de l’ONI, une petite quantité de kits Laminat est vendue à la société Muhlbaeur, par SURYS. Lequel prend le soin d’informer son représentant exclusif en Côte d’Ivoire, de la transaction. Informé, le représentant exclusif dénonce auprès de la Direction des Marchés Publiques et le ministère du Budget, l’attitude de la direction de l’ONI qui viole toutes les procédures indiquées et fait planer une menace sur la fiabilité des Cartes Nationales d’Identité délivrées en Côte d’Ivoire. La direction des marchés publics et le ministère du budget, de nouveau, rappellent à la direction générale de l’ONI que les commandes de Laminat, sauf à vouloir les payer sur une ligne budgétaire qui n’existe pas, ne doivent être faites qu’à la suite d’un appel d’offres restreint.
Mais le directeur de l’ONI ne tiendra guère compte de ces instructions.
Incorrigible Konaté Diakalidia.
A la rupture de la petite quantité de kits Laminats obtenue via Muhlbaeur qui n’aurait pas encore été payée, le directeur général de l’ONI, ne songe toujours pas à respecter la procédure d’appel d’offres. Dans une course permanente au contournement des procédures, il écrit, le 24 octobre 2017, au directeur de la société « COMPUTER », sise aux deux plateaux vallons et dirigée par l’un de ses proches. « Dans le cadre de l’approvisionnement provisoire en Laminats devant servir à la confection des Cartes Nationales d’Identité et en attendant la fin de la procédure d’appels d’offres, j’ai l’honneur de vous faire connaitre que l’entreprise COMPUTER a été désignée par l’Office National d’Identification en qualité de prestataire d’approvisionnement auprès de l’entreprise SURYS ». Un merveilleux gré à gré.
Ainsi donc, à la date du 24 octobre 2017, selon les termes du courrier, un appel d’offres avait été lancé et se poursuivait. Mais, interrogé par « L’Eléphant » sur la question le 21 avril 2018, soit près de six mois plus tard et, au total, près de deux ans après les instructions du ministre du budget sur la nécessité d’organiser l’appel d’offres, Konaté Diakalidia a répondu : « Conformément aux règles en vigueur, un appel d’offre sera lancé dans les jours à venir afin de nous permettre de nous approvisionner en laminas ». Donc l’appel d’offres n’a jamais été lancé, deux ans plus tard.
Une commande de près d’un milliard, par un gré à gré
Le 23 mars 2018, après de longues tractations et après avis favorable du représentant exclusif en Côte d’Ivoire, une petite quantité de 67 mille Kits de Lamina d’une valeur de 25 millions de FCFA, est encore livrée à l’ONI. Mais alors qu’il avait prétendu dans son courrier du 24 octobre 2017, que l’appel d’offres était en cours, Konaté Diakalidia tente un immense coup.
Via « COMPUTEC », il passe commande, encore, pour la livraison de près de trois millions de kits Laminats, histoire de fonctionner, à raison d’une production journalière de cinq mille cartes d’identité, pendant huit mois. Mais, et l’appel d’offres ?
La 6 avril 2018, le directeur de « COMPUTEC », adresse un email à SURYS: « Pourrions-nous avoir en urgence votre meilleure offre de prix et de délais pour une nouvelle demande de l’ONI: Rouleau de 1500 Holopatch: 2504. Rouleau de 1500 Clearpatch: 2504 ».
Le 8 avril, SURYS répond à « COMPUTEC » en s’étonnant de voir une nouvelle commande alors qu’il avait été écrit noir sur blanc que la prochaine commande devrait obligatoirement passer par un appel d’offres. La commande n’a donc pas été exécutée, trop étant trop. Comment, en effet, vouloir confier une commande de près d’un milliard de Fcfa, à une société désignée par une procédure de gré à gré? Et sur quelle ligne budgétaire cette commande devrait être payée, étant donné que la ligne budgétaire 619.2 ne peut être débloquée qu’à la suite de commandes faites dans le cadre d’un appel d’offres?
Voilà comment, à force de petits calculs, la direction générale de l’ONI a paralysé complètement la production des Cartes Nationales d’Identité en Côte d’Ivoire. A ce jour, avec la quantité insuffisante de Laminât et de consommables en sa disposition, l’ONI ne produit, dans les faits, qu’un peu plus de 200 Cartes Nationales d’Identité par jour, là où il prétendait pouvoir en produire 5000 par jour. Mais le directeur général dit, sur la question, qu’ils sont à une production de 2500 à 3000 Cartes d’Identité à ce jour, là où, selon ses propres prévisions, ils devraient être à une production moyenne de 5000 par jour sur 248 jours dans l’année.
A force de petits calculs et de fuites en avant du côté de l’ONI, l’Etat de Côte d’Ivoire a accumulé tellement de retard dans la délivrance des CNI à ses ressortissants que, dans huit mois, il sera complètement dans l’impossibilité de satisfaire plus de 10 millions d’Ivoiriens dont les CNI arrivent à expiration en 2019.
En attendant, le marché juteux des Attestations d’Identité (un document à la valeur juridique douteuse mais rentable financièrement pour ses concepteurs), a de beaux jours devant lui.
Comme on le voit donc, les pluies tombées en 2017 n’ont rien à voir dans l’impossibilité de l’ONI à produire les CNI pour les Ivoiriens. Voilà le gouvernement ivoirien, enfin instruit, sur les vraies raisons du blocage du processus de production des Cartes Nationales d’Identité.
On dit merci qui?
DANIEL SOVY
In « L’Eléphant Déchaîné » N°596 du 24 avril 2018
NB/ Au cours de cette enquête, le Directeur Général de l’ONI, a été interrogé à deux reprises.
Tiémoko Antoine Assalé