3 juillet 1904 : Jérusalem en deuil.
Texte difficile, ne convient pas aux personnes non habituées à la théorie des deux messies…
(Theodor Hertzl voguant vers l’Égypte en 1903)
Adaptation en français de l’hommage funèbre écrit pour le Dr. Binyamin Zéev (Theodor) Hertzl par le Rav Avraham Itzhak Kook zatsal, peu de temps avant sa montée en Israël [Maamaré Haréaïa pp. 94-99].
1. La révélation choquante d’un meurtre annoncé
À propos du verset : “Ce jour-là, le deuil sera grand à Jérusalem, comme le deuil d’Hadadrimmon dans la vallée de Méguido” [Zacharie 12, 11], la Guemara de Meguila [3a] rapporte: “Quand Yonathan ben Ouziel traduisit la Thora (…), la terre d’Israël se mit à trembler. Une voix s’éleva et dit : ‘Qui est celui qui a révélé mes secrets aux humains’ ? Yonathan ben Ouziel se tint droit sur ses jambes et dit : ‘C’est moi qui ai dévoilé tes secrets aux hommes, et il sera clair devant Toi que je ne l’ai pas fait pour ma gloire personnelle, ni pour celle de la maison de mon père, mais seulement pour ta gloire, pour éviter que se multiplient les disputes en Israël’ ”.
Or, voici la traduction du verset de Zacharie par Yohathan ben Ouziel : “En ce temps-là le deuil sera grand à Jérusalem, comme le deuil d’Achab fils d’Omri que tua Hadadrimmon fils de Tavrimon, et comme le deuil de Josias fils d’Amon que tua le Pharaon Haguira dans la vallée de Méguido”. Dans la Guemara de Sota [52a], nos Sages ajoutent que ce deuil sera celui du Messie fils de Joseph, quand il sera tué.
Quel secret redoutable a donc révélé cette traduction, et pourquoi fit-elle trembler la terre d’Israël ? Pourquoi doit-il y avoir avoir deux messies, l’un fils de Joseph et l’autre fils de David, alors qu’à la fin un seul prince régnera sur tous : “Et David mon serviteur sera leur prince pour toujours” [Ézéchiel 37, 25] ? Enfin, comment Yonathan ben Ouziel pensait-il empêcher la multiplication des disputes en Israël ?
2. Les deux composantes de la vie nationale
Le Saint-Béni-Soit-Il créa l’homme corps et âme, avec des forces physiques qui donnent au corps son assise, et des forces spirituelles qui donnent à l’âme sa vigueur et sa finesse. Il faut que le corps soit fort et vaillant, et que l’âme soit saine, forte et raffinée, inspirant au corps une intelligence tournée vers la bonté et la pureté, car telle est la volonté de l’Éternel dans son monde. Mais Israël est le seul peuple doté par le Créateur de ces deux types de forces en tant que tel. D’un côté celles qui correspondent aux forces du corps, qui sont vouées au bien matériel de la nation et forment la base des grands desseins d’Israël ; et de l’autre une aptitude spécifique au perfectionnement spirituel, qui fait d’Israël “un peuple saint” [Deutéronome 7, 6], “une nation unique dans le monde” [Samuel II 7, 23 ; Ézéchiel 37, 22], destinée à “éclairer les nations” [Isaïe 42, 6 ; 49, 6]. L’efficience matérielle se retrouve dans la nation d’Israël comme dans toutes les autres nations, de même que la dimension corporelle est partagée par tous les hommes. Mais la spiritualité d’Israël en tant que peuple est unique : “l’Éternel seul le dirige” [Deutéronome 32, 12], et “il ne sera pas compté dans les nations” [Nombres 23, 9].
Depuis l’origine, ces deux caractères d’Israël reposèrent sur deux tribus aux aptitudes particulières : Éphraïm (issu de Joseph), et Juda. Comme les actions des pères déterminent le caractère des fils, Dieu envoya Joseph assurer la survie de tout un peuple, ainsi que la subsistance de Jacob et de ses fils, à une époque où le monde entier venait en Égypte pour acheter du blé. Joseph s’intégra effectivement parmi les nations dont il connaissait les 70 langues, mais sans jamais laisser affaiblir sa sainteté. C’est cette nature particulière qui fait que “Esaü ne tombe que par les fils de Rachel” [Béréchit Rabba 73, 7]. Quant à Juda, sa personnalité est centrée sur la vocation spécifique d’Israël à la sainteté. C’est pourquoi il est dit de Juda : “Juda fut chargé de Le sanctifier” [Psaumes 114, 2], et de la tente de Joseph : “la tente où Il résidait parmi les hommes” [Psaumes 78, 60].
La Maison de David fut choisie pour régner sur Israël afin que les deux tendances s’intègrent en une seule entité, et se complètent mutuellement. Comment ? La Thora dit de David qu’il était ‘roux’ [Samuel I 16, 12] de la même manière qu’elle le dit d’Esaü [Genèse 25, 25], et ce caractère est généralement associé à un tempérament sanguinaire. Mais elle ajoute aussitôt qu’il “avait de beaux yeux”. C’est-à-dire que David avait la poigne nécessaire pour régner sur le peuple et pour établir un trône prestigieux parmi les nations, mais que cette qualité était chez lui indissociable de l’élévation spirituelle la plus haute et la plus sainte.
3. L’origine du conflit entre Joseph et Juda
Si nos fautes n’avaient pas suscité l’hostilité contre la royauté de David, nous aurions pu accéder directement au monde futur : “Il y aura un descendant de Jessé qui sera l’étendard des peuples ; les nations viendront à lui pour le chercher, et son repos sera gloire” [Isaïe 11, 10]. Le prophète atteste qu’aucune rivalité ne doit persister en Israël, et que le but est au contraire une sérénité pleine et entière, qui constitue la plus grande gloire.
Mais tout fut gâché quand Jéroboam se sépara de Juda pour créer le royaume d’Éphraïm, car alors il se détourna complètement de la sainteté d’Israël : “Tu M’as rejeté derrière ton dos” [Rois I 14, 9]. De là poussa une plante vénéneuse, car il laissa se développer en Israël la tendance à ressembler aux autres peuples dans le mal et la faiblesse : “Éphraïm se confond avec les nations, Éphraïm est un gâteau qui n’a pas été retourné : des étrangers dévorent sa force sans qu’il s’en aperçoive, et la décrépitude l’atteint sans qu’il s’en doute” [Osée 7, 8-9]. Il aurait fallu que Juda, affaibli par la défaillance de son soutien matériel, se hisse à un niveau sublime pour compenser ce manque. Mais il n’y parvint pas, sa force spirituelle se dépensa en vain, et il ne put garder sa place : “Juda lui aussi tomba avec eux” [Osée 5, 5].
4. Disqualification de la Maison de Joseph pour la royauté
Pourtant, même après la séparation, ils auraient pu s’entendre pour développer chacun sa spécialité tout en se partageant les bénéfices. Alors la plaie aurait pu se cicatriser. Mais la réunification des deux états aurait naturellement ramené la prépondérance de la sainteté spécifique d’Israël, et cela, Jéroboam ne le voulait pas. Son désir de grandeur illégitime est décrit par nos Sages dans la Guemara de Sanhedrin [102a] : “Le Saint-Béni-Soit-Il attrapa Jéroboam par le manteau et lui dit : ‘Repens-toi, et Je me promènerai avec toi et le fils de Jessé dans le Jardin d’Éden’” ! Mais Jéroboam demanda : “Qui sera à la tête” ? La réponse ne pouvait être que : “Le fils de Jessé sera à la tête”, car si Israël renonçait à la suprématie de la spiritualité que la Thora lui assigne : “car le peuple de l’Éternel est une part de lui-même, Jacob est le lot de son héritage” [Deutéronome 32, 9], toute sa légitimité disparaîtrait, à Dieu ne plaise ! L’entêtement fit dire à Jéroboam : “Si c’est ainsi, je ne veux pas” [Sanhedrin 102a]. De là vint la longue suite des malheurs d’Israël, sa dispersion, et la nécessité de son polissage par l’exil jusqu’au temps de la Délivrance.
5. La tâche de la réunification revient au messianisme de David
Pendant toute la durée de l’exil, l’antagonisme persista entre les deux tendances, tantôt l’une prenant l’avantage, tantôt l’autre. Mais en réalité, seule la force spirituelle peut réunir sur une base commune les tendances d’Israël dangereusement dispersées, ainsi qu’il est dit : “Comme on bêche la terre et on fend les mottes, nos ossements sont éparpillés au bord du Chéol” [Psaumes 141, 7]. Le leadership ne peut être ressoudé que par la spiritualité, qui vivifie la nation dans toutes ses parties comme l’âme vivifie le corps dans tous ses organes. C’est cette tâche qui revient à la Maison de David, parce que l’affirmation de sa personnalité propre inclut l’affirmation du côté universel : “roux, avec de beaux yeux” [Samuel I 16, 12].
Aujourd’hui nous voyons se développer des mouvements de tous côtés dans le peuple d’Israël : certains visent à renforcer la spiritualité et à préparer la venue du Messie de David, d’autres visent à renforcer la nation dans sa dimension matérielle et à préparer la venue du Messie de Joseph. Et quand tous ces facteurs se mêlent dans la confusion à cause des contraintes de l’exil, nous arrivons aux souffrances qui annoncent le Messie, à savoir celles associées aux deux messies, comme il est dit : “Les outrages de tes ennemis, Éternel, leurs outrages à l’annonce de tes messies” [Psaumes 89, 52].
6. Le rôle du deuil dans la reconstruction nationale
Parce qu’il vise principalement l’aménagement des conditions de vie, et non le renforcement d’Israël dans son identité propre, le Messie fils de Joseph ne pourra pas aboutir, et son destin est d’être tué. Mais alors tous reconnaîtront cette injustice, que la génération n’a pas su reconnaître à sa juste valeur la tendance au renforcement général, ni en tirer tout le bien pour la vocation essentielle d’Israël, qui est le messianisme de David : “Ils s’endeuilleront pour lui comme pour le fils unique, et ils seront amers pour lui comme pour l’aîné” [Zacharie 12, 10].
Le deuil est un sentiment de détresse ressenti quand un événement tragique fait entrer dans le cœur l’obscurité et le désespoir. Parfois ce deuil ne laisse aucune possibilité de reconstruction, comme par exemple quand des parents âgés perdent leur fils unique. Mais parfois l’amertume peut être tempérée par l’analyse réfléchie de la situation. Ici, nous comprenons que l’âme des messies vient du potentiel vital de la nation prise comme un tout. C’est pourquoi l’amertume que nous éprouvons est plutôt celle de la perte d’un fils aîné, généralement causée par l’inexpérience de jeunes parents qui n’ont pas su protéger leur enfant contre la maladie. La nation n’a pas su reconnaître à sa juste valeur la tendance au progrès général, ni exploiter sa capacité de faire corps avec sa vocation essentielle, pour faire fructifier avec elle de nouvelles branches de l’arbre de Juda. Au lieu de cela, les discordances de l’exil nous ont fait croire à deux forces opposées par nature, au point que celui qui se dévoue à la nation au plan général est considéré comme un persécuteur, un ennemi de la Thora et des mitsvot, et que celui qui se consacre à réunir Israël sur sa base spirituelle est considéré comme un adversaire de tout progrès matériel. D’un côté on crée des fractures, et de l’autre on engendre la faiblesse, la tristesse et l’abattement.
La prise de conscience sera générale, et le deuil sera grand des deux côtés. On évaluera les dégâts causés par la volonté de se séparer, chacun sabotant le travail de l’autre. On reconnaîtra l’erreur faite à la base, et la vocation des deux tendances à s’unir.
7. Israël invité à méditer son histoire
Revenons aux personnages cités par Yonathan ben Ouziel. Malgré tout le mal que fit le roi Achab aux yeux de l’Éternel [Rois I 16, 30], son amour d’Israël se manifesta par un dévouement exemplaire à la nation. Il reprit à son compte l’héritage de son père Omri, qui avait ajouté une ville à la terre d’Israël [Sanhedrin 102], et tous les commentateurs s’accordent à dire qu’ils accédèrent à la vie du monde à venir. La Guemara en témoigne : “‘Galaad est à Moi !’ [Psaumes 60, 9 ; 108, 9] – il s’agit d’Achab, qui tomba à Galaad” [Sanhedrin 104]. Gravement touché par les flèches, Achab resta à son poste de combat afin de ne pas démoraliser Israël [Rois I 22, 35 ; Moed Katan 28]. Une telle force d’âme ne peut venir que d’un amour d’Israël hors du commun. Malgré cela, il ne reconnut ni la valeur de la Thora, ni la sainteté du Dieu unique, qui sont les fondements de la supériorité d’Israël, et il suivit les voies de sa femme Jézabel, et les coutumes abominables des peuples voisins.
À l’opposé, Josias éleva la force spirituelle d’Israël au point de n’avoir aucun équivalent chez les autres rois : “Il n’y eut aucun roi avant lui qui revint vers l’Éternel de tout son cœur, de toute son âme et de tout son pouvoir” [Rois II 23, 25]. Mais il poussa le zèle jusqu’à refuser toute relation entre Israël et les nations du monde, et il négligea l’avis du prophète Jérémie qui avait ordonné, sur la parole de l’Éternel, de laisser passer l’armée égyptienne sur le territoire d’Israël. Il attaqua le Pharaon Nékho, qui ne voulait pas lui faire la guerre, et il fut tué dès le début de l’engagement [Rois II 23, 29]. On retrouve ainsi chez Achab et Josias les caractères de Joseph et de Juda, du Messie de Joseph et du Messie de David.
À l’époque de la Délivrance, un éloge funèbre s’élèvera des deux tendances réunies, et leur rapprochement sera aussi extrême que fut leur éloignement. Ce sera comme un double hommage à Achab et Josias réunis, préparant le terrain à celui qui vient pour unir les forces, et les disposer avec intelligence en faveur du bien général. C’est le message que voulut dévoiler Yonathan ben Ouziel dans sa traduction, alors que le prophète Zacharie ne s’était exprimé que par allusion. Et la terre d’Israël trembla, car tant que la génération est incapable d’intégrer ensemble les deux tendances, chacune d’elles se brûle au contact de l’autre. Mais Yonathan ben Ouziel persista, afin qu’une ébauche de compréhension incite les esprits à réconcilier ces deux démarches, aussi nécessaires l’une que l’autre.
8. Le deuil du sionisme laïc ouvre la voie à la Délivrance
Dans notre génération, la vision du sionisme laïc s’inscrit dans la lignée du messianisme de Joseph, qui penche du côté matériel et universel. Son manque de maturité l’empêche de comprendre que l’édification de l’état n’est qu’une base matérielle pour installer la vocation spécifique d’Israël, et que sa gouvernance doit donc accepter l’influence des Grands de la génération, des Justes et des Sages de la Thora. Il faut reconnaître aussi que le projet de faire d’Israël une nation vivante dotée de tous ses moyens matériels n’a pas encore abouti [en 1904 – n.d.t.], et que ce manque de réussite alimenta les conflits idéologiques et les querelles entre frères, au point que le principal dirigeant [Hertzl – n.d.t.] tomba mort sous les coups de l’adversité et du chagrin.
C’est pourquoi nous devons tirer la leçon de ce deuil, et prendre à cœur la tâche de réunir l’arbre de Joseph et l’arbre de Juda. Nous devons nous réjouir que le désir d’une vie matérielle saine palpite de nouveau dans la collectivité nationale sans ignorer que ce n’est pas son but, mais seulement la préparation de son futur lumineux. Car lorsqu’Israël n’est pas orienté vers l’élévation spirituelle, il ressemble au royaume d’Éphraïm, à un “gâteau non retourné” [Osée 7, 8] que les étrangers dévorent sans qu’il s’en aperçoive…
(Traduction et adaptation de Menahem Brégégère)
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