La véritable histoire de Kragbé Gnagbé

Vers la fin de l’année 1984, Houphouët convoque à Yamoussoukro, le maire de Gagnoa M. DAKOURY Tabley et lui soumet la question de la réconciliation avec les Bétés de la région de Gagnoa, aussitôt reprise par la presse locale au titre de : « Les Bétés de Gagnoa demandent une réconciliation avec le Chef de l’Etat ».
Houphouët ayant eu la certitude du déplacement des populations, donne le signal à Bédié du lancement de l’opération « Dioulo », dont l’un des buts est le camouflage des rencontres de Yamoussokro, et la mise au pas définitive de la ville d’Abidjan.
Si l’on veut comprendre réellement le sens de cette rencontre, il faut savoir ce qui s’est passé à Gagnoa en 1970, et pourquoi cette réconciliation en 1985, année décisive pour la succession d’Houphouët-Boigny.

Tout a commencé en 1965, quand M. Goba, préfet de police en Côte-d’Ivoire, qui avait déjà frappé l’opinion publique ivoirienne avec les arrestations massives de 1963-1964 apprit par les services de l’ambassade de Côte-d’Ivoire à Paris, les agitations d’un groupe d’Ivoiriens sous la houlette d’un certain Gnagbé Kragbé, étudiant qui venait de terminer une thèse sur « la politique coloniale en Côte-d’Ivoire « que l’on peut trouver à la bibliothèque Sainte-Geneviève.
Goba se rend à Paris, se fait introduire dans les milieux de l’opposition comme un baron du régime déçu du gouvernement Houphouët: à cet effet, il rencontre Gnagbé un lundi après-midi dans un café du boulevard Saint-Michel. Il discute avec lui et lui annonce le soutien des cadres nationalistes proches du régime, et que Phillipe Yacé, leur porte-parole, viendra le rencontrer incessamment à Paris.
Gnagbé dit alors à Goba qu’il a l’intention de se rendre en Côte-d’Ivoire pour y annoncer la création de son parti politique comme l’y autorise l’article 7 de la Constitution ivoirienne, initiative que Goba lui déconseille vivement, compte tenu de la gravité d’un tel acte; mais dit-il, si l’occasion se présente sur le terrain, eux, les proches du régime créeront une situation qui anéantira le gouvernement.

Gnagbé, qui apprit plus tard la supercherie, se rend en Côte-d’Ivoire en 1967 et dépose au Ministère de l’Intérieur les statuts de son parti politique et commence sur le champ, avec des amis, la distribution de tracts dans les quartiers populaires, annonçant la création d’un parti politique dénommé le « Pana » (Parti Nationaliste).
Au début, on ne le prend pas au sérieux à Abidjan, mais quand les hommes du P.D.C.I s’aperçoivent de l’engouement populaire pour les discours du leader du Pana, ils se saisissent de lui et l’enferment d’abord à la prison d’Abidjan (Plateau), où il reçoit la visite de Yacé, envoyé par Houphouët en négociateur: négociations au cours desquelles Gnagbé refuse les propositions de ce dernier, à savoir  son intégration au P.D.C.I par une nomination ministérielle!

Le mardi 19 décembre 1967, de 11 heures à 16 heures, le P.D.C.I convoque en une séance élargie à tous les « cadres de la nation pour une assemblée générale, pour statuer sur le cas Gnagbé : à la suite des délibérations, les responsables politiques du P.D.C.I concluent que Gnagbé est « bon pour un asile d’aliénés aux mains de quelques spécialistes en psychiatrie ».
(Voir l’éditorial de Laurent Dona Fologo dans Fraternité Matin du 22/12/1967). Gnagbé est enfermé à Bingerville (hôpital psychiatrique).

Gnagbé est marié à une Française qui s’inquiète auprès des autorités Françaises des conditions de détention de son époux. Le Chargé des affaires africaines, M. René Journiac, fait pression alors auprès des autorités ivoiriennes et répond à Mme Gnagbé dans une lettre du 12/12/1968 que son mari a été libéré.
Gnagbé, dans une lettre au gouvernement français datée du 10/03/1969, informe le Général De Gaulle qu’il a été remis en liberté le 20/11/1969, avec la promesse qu’il sera désormais en sécurité en Côte-d’Ivoire, mais que, trois mois plus tard, le 24/02/1969 au matin, les policiers de la sécurité nationale, les gendarmes de la brigade de Gagnoa ont envahi Gaba, le village où il se reposait, qui fut mis à sac.
Que pour éviter des complications, il a demandé aux villageois de gagner la forêt. A son arrivée en Côte-d’Ivoire, le 27/11/1967, poursuit-il, il a déposé entre les mains du Président Houphouët, les statuts du parti nationaliste éburnéen (Pana). Selon l’article 7 de la Constitution de la Côte-d’Ivoire (3/1/1960) qui autorise la création des partis.
Le Président Houphouët avait donné son accord de principe, dit-il, dix jours plus tard, le 7/12/1967, la police l’a arrêté et il a été interné à la prison civile le 9/12/1967, et qu’actuellement, il dort en forêt, pourchassé par la police depuis le 24/02/1969, sans linge, sans abri et sans repas; et que seul l’intervention du Président Français peut lui apporter la tranquillité et la sécurité. Et pour clore, il ajoute:
» Je m’étonne que le Président Houphouët que nous admirons pour sa prise de position contre le génocide Biafrais, prépare le lit à un homicide d’une horreur ineffable ».

Les pressions qui s’ensuivirent obligeront le gouvernement ivoirien à un début de prise de contact avec Gnagbé. Le préfet de Gagnoa à l’époque, Léon Konan Koffi, dans une lettre confidentielle datée du 4/04/1969, confirme une fois de plus, la garantie de sécurité de Gnagbé en plus de sa liberté, et s’étonne que ce dernier n’ait pas encore donné suite à ses précédents courriers, précisant d’autre part que le Chef de l’Etat lui accorde son pardon quant à son passé, et lui ouvre les portes du P.D.C.I, via son adhésion au parti ; et pour finir, le préfet souligne: « Je ne saurai insister sur le fait que M. le Ministre tient à vous rencontrer le plus tôt possible, afin d’examiner avec vous la question de votre emploi et apporter une solution aux difficultés matérielles soulevées par votre situation présente. »

A partir de ce moment, la situation devient assez tendue.
Gnagbé outré par le refus du P.D.C.I de reconnaître son parti, lance un appel à la Côte-d’Ivoire profonde intitulé:

Appel Aux Tributs d’Eburnie
«Abbey, Abidji, Abourés, Abrons, Adjoukrous, Agnis, Allandians, Appolos, Attiés, Baoulés, Bakoués, Bétés, Briands, Didas, Guébiés, Gnabouas, Guérés, Godiés, Gbodoukés, Gouros, Gagous, Kognouas (Fresco), Korobou, kroumen, Kodias, Lobis, M’Gbattos, Malinkés, Néyos, Sénoufos, Wobés, Yacoubas, Gbesses… »

A la suite de cet appel, un certain nombre d’Ivoiriens venant de régions diverses se dirigent sur Gagnoa:
Que Gnagbé, après une région avec les divers intellectuels qui l’avaient rejoint, forme au début de l’année 1970, un gouvernement provisoire de la République d’Eburnie. Dans la foulée, le gouvernement provisoire sort le Manifeste du parti nationaliste dans lequel on peut  lire: « Le stade des complots est dépassé, l’heure de la lutte politique publique a sonné afin que chaque citoyen opte pour une politique conforme à ses opinions ».

Pour finir, il propose la réforme complète des forces armées et de sécurité; la promotion des valeurs et des capacités au lieu de la promotion ethnique, et il exige des représentants du peuple élus par région et non pas nommés. Une liste est formée pour les candidatures aux élections, car cette année 1970 était une année électorale.
L’affrontement se prépare; au cours du séminaire de Yamoussoukro organisé par le P.D.C.I en octobre de la même année, le bureau politique dresse la liste nominative des cent députés représentant les diverses régions de la Côte-d’Ivoire et annonce à la fin qu’il mettra un point final aux menées subversives.

Gnagbé et le gouvernement provisoire sortent un tract dans lequel on lit:
« Qu’une élection nécessite des candidatures et que, constitutionnellement le gouvernement en place est démissionnaire jusqu’à ce que le renouvellement de son mandat soit confirmé par l’électorat; et que si Houphouët est l’ami de la France, il faut qu’il applique la démocratie à la Française ou les partis ont le droit de discuter le pouvoir ».

Au lendemain du séminaire du P.D.C.I. quand Gnagbé et ses partisans informent les populations, c’est l’indignation générale. Au siège du gouvernement provisoire, on décide d’envoyer auprès des autorités du P.D.C.I. une délégation pour demander des éclaircissements. Une vingtaine de notables, dont le Chef traditionnel de Gagnoa allèrent demander une audience au préfet Léon Konan Koffi pour plus de précisions.
M. Léon Konan Koffi donna rendez-vous aux notables pour le 26 octobre 1970 à 9 heures à la préfecture. Dans la nuit du 25 octobre, des rumeurs circulent que la population se prépare au soulèvement: rumeurs justifiées par M. Depri Domauraud secrétaire général du P.D.C.I. à Gagnoa, qui vient voir le préfet Léon Konan Koffi et lui intime de dire la vérité à la population, car lui, enfant du terroir, connaît très bien la mentalité du peuple Bété qui n’hésite pas à appeler à la révolte quand il se sent trompé.

Le lendemain une délégation de notables se rend comme prévu au rendez-vous de Léon Konan Koffi et apprend avec stupeur que le préfet est sous la protection des gendarmes, stationnés à la gendarmerie de Gagnoa; la délégation prend donc le chemin de la gendarmerie; et là un gendarme armé dit à la délégation que le préfet ne veut recevoir personne, il conseille à la délégation de déguerpir.
Comme le porte-parole insiste, le gendarme fait feu simultanément avec les deux pistolets qu’il tenait dans ses mains. Treize hommes sont atteints et tombent. Il est 10 heures 15.

Le gendarme déclare par la suite que l’ordre avait été donné par le préfet de tirer sur quiconque tenterait de pénétrer dans l’enceinte de la gendarmerie, car la démarche de la délégation était considérée comme une marche de protestation contre le gouvernement du P.D.C.I.

Le même soir, les différentes communautés de la région sont en effervescence. Une grande partie de ces communautés, dont celles du leader Gnagbé, se mettent en marche sur la ville de Gagnoa où, déjà, les affrontements avaient fait plusieurs morts; on fait appel à l’armée.
Le colonel Koffi Sam commande le bataillon de Daloa, à une centaine de kilomètres de Gagnoa, mais Houphouët le juge trop « philosophique »: il épousera certainement la cause des insurgés.
On fait donc appel au colonel Oulaï qui envoie des troupes de Bouaké, tandis que l’armée française du quatrième R.I.A.O.M. de Port-Bouët est en alerte: la descente se fait en quelques heures.
Vers une heure du matin, l’armée occupe Gagnoa. Pendant ce temps, à Abidjan, rien ne filtre. L’insouciance règne. Et à deux cent kilomètres de là se prépare une tuerie sans précédent.
Dès son arrivée, le colonel Oulaï ordonne de tirer. Les populations traquées se battent avec de vieux fusils de chasse et des flèches. Soudain, coup de théâtre: l’armée se divise; des soldats s’insurgent et prennent le parti des gens de Gagnoa.

De brefs combats ont lieu: bilan cinq tués; puis l’émeute gagne l’intérieur de la région, la résistance s’étend. Oulaï demande des renforts; deux cents parachutistes français du troisième R.I.A.O.M. de Dakar coupent les routes sur les frontières de la Guinée-Conakry et aussi du Libéria qui pouvaient prêter main forte aux insurgés, ainsi que celle d’Abidjan, Bouaflé et Daloa car la population de ces localités manifeste sa solidarité avec ses frères.
La gendarmerie nationale vient en renfort avec à sa tête le colonel Ouasséna Koné au sein de laquelle un certain Bakayoko, gendarme de son état, prit soin d’achever tous les blessés du côté des insurgés admis à l’hôpital de Gagnoa.

Pendant deux semaines, des Ivoiriens seront massacrés: enfants, femmes, vieillards. Une violence extrême touche l’un après l’autre Grand-Lahou, Sassandra, Daloa, Guibéroua, Ouragahio, Soubré, Oumé: en tout, plus de 6000 morts (4000 d’après Houphouët lui-même) dont 23 militaires, 2 sous-officiers français. Cinq villages de plus de 50 habitants ont été brûlés puis rasés. Ce sont les villages de Kapatro, Gagnoa, Barouyo, Afridougnoa, Tchedjro-Babré et Gaba le village du leader des insurgés.

Après le massacre, le ratissage et la pacification: 5 fosses communes furent creusées à la lisière chaque village. Les services des travaux publics envoyèrent des Caterpillar entre le 28 octobre et le 4 novembre. On commença à enterrer les corps en décomposition.

Mais qu’est devenu Gnangbé?

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Au cours des événements, il a été arrêté, ligoté, embarqué dans un camion et exhibé dans toute la région de Gagnoa. Dans chaque village, les chefs militaires, Oulaï et Gaston Ouasséna invitaient la population à lui cracher dessus, à le maudire pour avoir provoqué la guerre dans cette région, après quoi, Ouasséna dit avoir reçu l’ordre de conduire Gnangbé à la prison de Dimbokro.
En chemin, il lui tire une balle dans la tête (selon des témoins directs) entre Toumodi et Dimbokro.
A la suite de cela, il fut nommé général de la gendarmerie nationale et ministre de la sécurité intérieure.
Et nul ne revit jamais Gnagbé!

Aussitôt après les événements, Philippe Yacé se rend à Gagnoa le lundi 23 novembre pour tenir une réunion au cours de laquelle il s’en prend aux Bété dans ces termes: « J’invite les Bété à exposer clairement ce qu’ils estiment reprocher au parti et au gouvernement », puis faisant un bref historique du R.D.A., de l’action politique du Président Houphouët.
Il montre que le Chef de l’Etat n’avait jamais discriminé les Bété. « Quand en 1946, Houphouët envoya les premiers étudiants en France, il ne se préoccupa pas de privilégier telle ou telle ethnie: qu’en conséquence de cela, le pays Bété compte de nombreux diplômés ayant achevé de bonnes études. Il n’a empêché qu’en 1957 déjà, les Bété ont fomenté dans cette même région des troubles injustifiables et qu’il se soit trouvé encore en 1970, des Bété pour suivre Gnangbé ».

Après le départ de Yacé, on entreprit de libérer un certain nombre de détenus: les malades, de sorte qu’à l’ouverture du procès de l’affaire Gnagbé, le mardi 25 juin 1974 à Gagnoa, ne comparaissent que 191 personnes.

De quoi sont-elles accusées?
« Assassinats, meurtres, séquestrations arbitraires, coups et blessures volontaires, prêts et détentions illégales de fusils de chasse, vols de munitions, etc ».
Cette histoire à l’époque présentée dans le quotidien « Le Monde » en un bref article parlant comme d’un simple affrontement tribal en Côte-d’Ivoire. Elle est quasi inconnue de l’opinion internationale et même des Ivoiriens, en dehors des rumeurs véhiculées par les agents du P.D.C.I. parlant d’affrontements entre les Bété et les Baoulé sur des questions foncières alors que dans le gouvernement provisoire de Gnagbé, il y avait des Baoulé de Bouaké et de Béoumi qui, eux ne furent pas massacrés par les militaires. Cette affaire qui marque une période de l’histoire ivoirienne, est un élément de fond de la réalité ivoirienne.
Pendant que la Côte-d’Ivoire entière est secouée par des scandales financiers, se tenaient en réalité des négociations-clé entre Houphouët et les populations Bété de Gagnoa.

Mais concrètement que cherche Houphouët dans ces réconciliations? A l’ouverture des débats, il a commencé par incriminer violemment tous les opposants à son régime, originaires de Gagnoa depuis 1950, à commencer par Dignan Bailly de la S.F.I.O. et Djédjé Capri; ensuite vint Gnagbé Kragbé en 1970.
Il termina en parlant des agitateurs Bété comme étant les meneurs des événements qui secouèrent l’université d’Abidjan en 1982-1983.
Mais on a pu voir, accroché à la tribune présidentielle, le tableau offert par les populations de Gagnoa au Chef de l’Etat représentant un esclave rompant ses chaînes de galère, et qui signifiait que cette population n’acceptait pas la soumission comme mode de gouvernement.
Car au-delà des festivités, la vraie question demeure: Houphouët qui a toujours considéré les Bété comme les plus dangereux de ses opposants, veut associer ces derniers à sa succession, le jumelage-réconciliation entrait dans cette logique.

En patriarche respectueux des traditions « Akan », Houphouët entend laisser le pouvoir à Konan Banny son lien parental le plus proche et actuel ministre de la Défense pour cela Houphouët ménage encore, en le tenant à sa merci, le général de division de l’armée ivoirienne, en la personne de Zézé Barouan qui d’ailleurs un soir dans sa villa d’une banlieue parisienne confia que:
« la question de la succession angoisse tout le monde en Côte-d’Ivoire au point que lorsque je suis à Paris c’est que le « Vieux » se trouve à Abidjan et quand le « Vieux » est à Paris je dois être à Abidjan car avec ces jeunes militaires, on ne sait jamais! Il m’arrive de veiller le téléphone toute la nuit pour ne pas me laisser surprendre par les événements ».

Force est de constater que depuis les événements de l’université d’Abidjan en février 1982, au cours desquels Houphouët avait demandé au général Zézé Barouan en compagnie d’autres militaires de lire une motion de soutien au P.D.C.I. à la télévision ivoirienne au nom des militaires Bété, ce dernier perdit toute sa crédibilité.
Si Houphouët continue à le maintenir au sein de l’armée, c’est pour mieux le surveiller, lui et ses troupes, pendant et après la succession. Ensuite viendra la retraite anticipée comme ce fut le cas du colonel Oulaï après les événements de Gagnoa

Israël Blindé Israël Bradoxe, 31 mars,

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