Quand un juriste compétent dit que Ouattara ne peut faire de 3 eme mandat

Les tenants du pouvoir et ceux qui gravitent autour du pouvoir croient pouvoir justifier la candidature de Monsieur Alassane Ouattara à l’élection présidentielle d’octobre 2020 en invoquant, tour à tour, le principe de la non-rétroactivité et le caractère de première élection présidentielle sous l’empire de la Constitution de la Troisième République.
C’est à réfuter ces arguments inopérants, manquant de base, que je voudrais m’employer ici afin de contribuer à aider les Ivoiriens et la
communauté internationale à saisir la vérité du droit.
I- SUR L’INVOCATION DU PRINCIPE DE LA NON-RETROACTIVITE
Un certain juriste, répondant à la démonstration que j’ai conduite relativement à l’inéligibilité de Monsieur Alassane Ouattara, a cru pouvoir m’opposer le principe de la non-rétroactivité, en étant oublieux que le principe de la non rétroactivité, consacré par la Constitution et opposable au pouvoir législatif ou, plus largement, à toute autorité infra-constituante, ne joue qu’à l’égard de la règle nouvelle.
En d’autres termes, c’est lorsque la règle de droit est nouvelle qu’intervient le principe de la non-rétroactivité pour faire échec à son application à des situations antérieures à l’édiction de ladite règle. Ce principe tend à assurer
la sécurité juridique et, par conséquent, à lutter contre les remises en cause des situations acquises.
Or, le principe de la limitation du nombre de mandats présidentiels n’est pas une règle nouvelle : pour lutter contre le pouvoir à vie ou la patrimonialisation du pouvoir, la Constitution du 1er août 2000 a posé des limites en consacrant le principe de la limitation du nombre de mandats présidentiels à deux. Ce principe n’a pas été abrogé par la Constitution du 08 novembre 2016, au contraire, par exemple, de l’âge limite de 75 ans ou de la jouissance d’un bon état de santé physique et mentale, deux des conditions prescrites par la Constitution du 1er août 2000 pour être candidat à l’élection présidentielle.
La Constitution de 2016 a, par l’effet de son article 55, alinéa 1er, reconduit le principe de la limitation des mandats présidentiels à deux. Il suit de là que le principe de la limitation du nombre de mandats présidentiels n’est pas nouveau. Car, par la volonté du constituant, autorité suprême, ce principe existe depuis 2000. Ainsi, le bon sens et la bonne foi commandent de constater qu’à supposer que l’on ait doté la Côte d’Ivoire d’une nouvelle Constitution aux fins de briguer un troisième, puis un quatrième mandat,
l’avènement de la nouvelle Constitution n’autorise guère un troisième mandat par cela seul que la nouvelle Constitution n’a pas supprimé le principe de la limitation du nombre de mandats présidentiels à deux, établi en 2000.
L’argument tiré de la non-rétroactivité ayant révélé ses limites et n’ayant donc pu prospérer, une nouvelle trouvaille nous est servie : celle selon laquelle l’élection d’octobre 2020 sera la première sous la Constitution de 2016…
II- SUR L’ARGUMENT TIRE DE CE QUE L’ELECTION PRESIDENTIELLE
D’OCTOBRE 2020 SERA LA PREMIERE SOUS LA CONSTITUTION DU 08
NOVEMBRE 2016
S’étant rendu compte du caractère inopérant de l’invocation du principe de la non-rétroactivité, l’on en arrive maintenant à soutenir que l’élection présidentielle d’octobre 2020, étant la première qui sera organisée sous l’empire de la Constitution du 08 novembre 2016 instituant la Troisième République, Monsieur Alassane Ouattara retrouverait une virginité qui interdit de lui opposer les deux mandants qu’il a déjà reçus et dont le second demeure en cours sans que l’avènement de la nouvelle Constitution ait remis les compteurs à zéro en ce qui le concerne !
En vérité, ce deuxième argument ne peut, non plus, prospérer en tant qu’il
relève du sophisme : le décompte du nombre de mandats ne peut se faire à partir de la date de l’avènement de la Constitution de 2016, mais, bien plutôt pour compter de 2000, c’est-à-dire de la consécration du principe de la limitation du nombre de mandats présidentiels dont on a vu qu’il n’a pas cessé d’exister depuis 2000. Le principe de la limitation existant depuis 2000, les deux mandats, obtenus respectivement en 2010 et 2015, sont régis par ledit principe. Il en va, évidement, ainsi, car 2010 et 2015 sont postérieurs à 2000.
On le voit bien, il ne s’agit pas de l’ordre de l’élection d’octobre 2020. Il n’est
pas question de savoir quel est l’adjectif numéral ordinal qui s’applique à l’élection présidentielle d’octobre 2020. Il ne s’agit donc pas de savoir si elle est la première ou la dixième élection organisée sous la Constitution de 2016. Il s’agit plutôt de savoir si Monsieur Alassane Ouattara, qui a bénéficié, déjà, de deux mandats présidentiels, peut être candidat à l’élection présidentielle d’octobre 2020 sans que le principe de la limitation, qui existe depuis 2000, le rattrape ou lui soit opposable.
La question devant être appréciée par rapport au nombre de mandats
présidentiels reçus par Monsieur Alassane Ouattara depuis la consécration du principe de la limitation du nombre de mandats présidentiels à deux et non depuis la naissance de la Troisième République, l’on aboutit au constat qu’au regard du droit, Monsieur Alassane Ouattara n’est pas éligible à l’élection présidentielle d’octobre 2020.
C’est dire que c’est en vain que l’on tente d’anesthésier les consciences en
leur inoculant du faux …

Fait à Abidjan, le 14 août 2020
Martin Bléou
Agrégé de droit public et science politique
Professeur titulaire des Universités
Président d’honneur de la Ligue ivoirienne des droits de l’homme
Ancien vice-président de l’Union interafricaine des droits de l’homme
Ancien ministre de la Sécurité intérieure

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Après la décision d’Alassane Ouattara de se porter candidat à un 3e mandat, la Côte d’Ivoire au bord du gouffre…

Une analyse de Leslie Varenne
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Après la décision d’Alassane Ouattara de se porter candidat à l’élection présidentielle, le thermomètre du climat politique ivoirien a grimpé subitement de plusieurs degrés. Des manifestations ont eu lieu dans plusieurs villes du pays. Bilan: au moins quatre morts et aucune sortie de crise en vue.

Le 6 août dernier, Alassane Ouattara a profité de son discours annuel, prononcé la veille de la fête de l’indépendance, pour faire savoir au peuple ivoirien que sa décision était prise, « par devoir citoyen » « pour l’amour de son pays » pour maintenir « la paix, la sécurité nationale et sous-régionale », il se « sacrifiait » et se portait candidat pour un troisième mandat.
« La voie la plus courte pour l’avenir est toujours celle qui passe par l’approfondissement du passé. » Aimé Césaire

Les jours qui ont suivi cette annonce, des manifestations sporadiques ont lieu un peu partout dans le pays, mais c’est surtout sur les réseaux sociaux que les invectives ont fusé. La révolte restait alors virtuelle. Jeudi 13 août, la situation a basculé. À l’appel de tous les partis d’opposition qui protestaient contre un troisième mandat, qu’ils jugent anticonstitutionnel, les manifestants sont sortis dans les rues d’Abidjan et dans les communes de l’intérieur du pays. C’est à Daoukro, dans le fief de l’ancien Président Henri Konan Bédié, candidat à l’élection du 31 octobre 2020, que les émeutes ont été les plus violentes. Au moins trois morts sont à dénombrer et plusieurs maisons incendiées. La situation était également très tendue à Gagnoa, terre de l’ancien Président Laurent Gbagbo, et à Bonoua où un jeune homme de 18 ans est décédé. Dans cette même ville, le commissariat de police a été brûlé et son commissaire violemment molesté.

Au cours de cette journée, les messageries privées ont crépité à un rythme soutenu : vidéos, photos de corps ensanglantés, avec parfois quelques difficultés à démêler l’info de l’intox. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas sans un certain malaise, sans une étrange sensation d’être projeté dix ans en arrière que les Ivoiriens et les observateurs de ce pays ont vécu cette journée. Sentiment de colère aussi, car personne n’aurait dû revoir de telles images.

Sourd aux pressions multiples et variées

Tout le monde, les Ivoiriens, les chancelleries, les chercheurs et journalistes, savait qu’Alassane Ouattara ne devait pas revenir sur sa promesse de ne pas effectuer de troisième mandat, même s’il était difficile de prévoir quand et comment la situation risquait de dégénérer. Emmanuel Macron, si prompt à donner des leçons à toute la planète, Liban, Biélorussie, pour ne citer que ces derniers exemples, ne s’est pas encore exprimé sur la nouvelle donne ivoirienne. Il faut reconnaître que Paris est dans une situation compliquée : comment expliquer que le « démocrate » installé par les militaires français en avril 2011 ne veut plus partir ? Pour autant, selon un diplomate africain, l’Élysée et le Quai d’Orsay ne sont pas restés inactifs. À plusieurs reprises, ils ont essayé de dissuader Alassane Ouattara de s’engager dans cette voie risquée.

Les États-Unis ne sont pas dans une situation plus confortable. Ils se sont dépensés pour que le Président ivoirien s’asseye dans le fauteuil du palais présidentiel, pourtant, ils ont eux aussi plaidé en coulisses contre ce quinquennat de trop. En 2019, en visite dans la capitale ivoirienne, le sous-secrétaire d’État aux affaires politiques, David Hale, avait déjà, d’une manière très diplomatique, passé le message au Président Ivoirien.

Des chefs d’État africains de la sous-région sont eux aussi montés au créneau. Ce n’est un secret pour personne que le Président nigérien Mahamadou Issoufou milite contre les changements de Constitution et la tentation de durer au pouvoir. Le Ghanéen Akufo-Addo, habitué aux alternances pacifiques dans son pays, n’a pas non plus intérêt que son voisin s’embrase à nouveau. Lors de la guerre de 2011, Accra a accueilli dans l’urgence les exilés politiques et les milliers de réfugiés ivoiriens. Macky Sall a également agi dans le même sens, à deux reprises, lors des obsèques de l’ancien Premier ministre Amadou Gon et lors des négociations à Bamako de la Cedeao. La fondation Mo Ibrahim, la fondation Koffi Annan, le groupe des Elders s’y sont aussi essayés. Rien n’y a fait.

Chinois, microbes, dozos, contre marcheurs

Si tous ceux qui ont contribué à installer Alassane Ouattara à son poste en avril 2011 n’ont aucun moyen de le faire changer d’avis, que peut faire l’opposition ivoirienne ? Au passage, c’est assez remarquable et cela ne manque pas de piment de voir les ennemis d’hier -le PDCI d’Henri Bédié et le GPS de Guillaume Soro- marcher côte à côte avec le FPI de Laurent Gbagbo. À l’unisson avec pour slogan « Ouattara dégage ».

Après avoir beaucoup revendiqué et rien obtenu, les opposants n’ont donc d’autre choix que de jouer la rue pour arracher des concessions à Alassane Ouattara. Pour l’instant, bien que des manifestations aient lieu aussi à Abidjan, la stratégie semble consister à privilégier les villes de l’intérieur du pays, là où les forces de défense et de sécurité sont les moins nombreuses et où la répression sera moins importante. Cela a aussi l’avantage de disperser l’effort de maintien de l’ordre en divers endroits du territoire.

Côte pouvoir, c’est Hamed Bakayoko, Premier ministre, ministre de la Défense et maire d’Abobo, qui est à la manœuvre et il joue une partie compliquée. Pendant dix ans, la Cour pénale internationale a rythmé la vie politique ivoirienne avec le procès de Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé. Les militaires, et le premier d’entre eux, n’ont aucune envie de connaître les murs de la prison de Scheveningen, ils réfléchiront donc à deux fois avant de tirer sur la foule, même si des bavures ici et là sont toujours possibles.

Afin d’étouffer la révolte dans l’œuf, la tactique consiste donc à utiliser des supplétifs, les « microbes », des enfants dits en conflit avec la loi. Ces mineurs constituent une véritable milice qui terrorise les manifestants en fonçant sur eux armés de machettes, comme cela s’est produit jeudi 13 août dans la commune de Yopougon. Le pouvoir peut aussi compter sur les « Chinois », ces fans DJ Arafat, le chanteur décédé l’année dernière, dont Hamed Bakayoko est le parrain officiel, et sur les « Dozos », ces chasseurs traditionnels qui ont déjà œuvré lors de la guerre de 2011. Le Premier ministre joue gros, s’il gagne cette manche, il se renforcera politiquement au sein de son parti, le RDR, et fera avancer son agenda personnel.

Mais ces stratégies d’oppositions frontales dans la rue ne sont pas sans risque. Si la CPI fait peur, elle a tellement mal travaillé, si peu enquêté, qu’aucun auteur des atrocités de 2011 n’a pu être identifié, aucune affaire élucidée. Après huit ans de procès, les coupables de la tuerie des femmes d’Abobo, le 3 mars 2011, ne sont toujours pas connus. Cela laisse donc le champ libre à tous les coups tordus, les manœuvres, les « false flags ». Par exemple, à cette heure, personne n’est capable de dire qui sont les responsables des quatre décès d’hier. Est-ce la police ou l’armée qui a tiré ? Est-ce le résultat d’affrontements entre des manifestants des deux camps ? Est-ce l’œuvre de milices ? La menace d’un conflit entre certaines communautés à l’intérieur du pays, sur fond d’une réconciliation qui n’a jamais eu lieu, n’est pas à minorer non plus.

Entêtement mortifère

Pour les deux camps, la rue comme seule issue est un pari dangereux. Mais, à ce jour, Alassane Ouattara ne montre aucun signe d’ouverture, aucun geste d’apaisement. Au contraire, à la suite de la journée de jeudi, Adama Bictogo, le directeur exécutif du RHDP, parti du pouvoir en place, a déclaré : « Pour nous le débat est clos. Alassane Ouattara est candidat, c’est fini. – Les protestataires crient dans le vide – il n’y a que le Conseil constitutionnel seul qui peut décider de l’éligibilité ou pas d’un candidat.» Une manière un brin provocatrice, malgré les morts de la journée, de signifier que le chef de l’État ne cédera sur rien.

La Côte d’Ivoire était au bord du gouffre, elle vient de faire un grand pas en avant….

Leslie Varenne