Le texte du Juge Cuno Tarfusser (1)

La traduction par Jessica Traoré du mémoire du Juge/Présedent Cuno Tarfusser. Qu’elle soit vivement remerciée ! ici l’intégralité du texte.

Opinion de M. Cuno Tarfusser, juge

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1. Je suis tout à fait d’accord avec l’issue majoritaire de ce procès. Je suis entièrement d’accord avec mon collègue, le juge Geoffrey Henderson, pour dire que l’acquittement des deux accusés est la seule issue possible et juste pour ces procédures. Aux fins du raisonnement majoritaire, je confirme que je souscris aux conclusions factuelles et juridiques contenues dans les  » Motifs du juge Henderson  » ( » Motifs « ).

2. Je ne pense pas qu’il soit nécessaire, ou sage, d’engager ici un débat sur la nature de la décision. Je note que, de l’avis du juge Henderson,  » l’article 74 ne semble pas fournir le fondement approprié pour rendre des décisions sur les requêtes en irrecevabilité  »
1. A différents stades de cette procédure, j’ai eu l’occasion d’exprimer mon point de vue sur la question et, plus particulièrement, sur la procédure  » no case to answer « .
2 A ce stade, je me souviendrai de la décision orale d’acquittement, déclarant que, selon la majorité,  » la Défense n’a pas besoin de présenter d’autres éléments de preuve puisque le Procureur ne s’est pas acquitté de la charge de la preuve en ce qui concerne plusieurs éléments constitutifs essentiels des crimes dont il est accusé  »

3, ainsi que la décision rejetant, par la majorité, la demande du Procureur de maintenir M. Gbagbo et M. Blé Goudé en détention, qui précisait que la majorité  » s’est limitée à évaluer les éléments de preuve présentés et si le Procureur s’est acquitté du fardeau de la preuve dans la mesure nécessaire pour justifier une réponse de la Défense  »

4. Je me référerai également aux déclarations du juge Henderson selon lesquelles  » l’effet pratique d’une décision selon laquelle il n’y a pas d’affaire à répondre conduit à un acquittement  » et que  » même si une décision selon laquelle il n’y a pas d’affaire à répondre ne constitue pas un jugement formel d’acquittement fondé sur l’application du critère du doute raisonnable conformément à l’article 74 du Statut, elle a un effet juridique équivalent en ce que l’accusé est officiellement innocenté et ne peut être jugé de nouveau pour les mêmes faits et circonstances  » ; et c’est mon plein accord et mon soutien à ce résultat équivalent que je tiens à souligner. Toutefois, il s’agit dans une large mesure d’un débat purement théorique ; ce qui n’est pas du tout théorique, c’est que la majorité a acquitté M. Gbagbo et M. Blé Goudé de toutes les charges parce qu’elles ne sont pas étayées par les preuves.

A. Portee et objet du présent avis

3. Les raisons de cet avis s’expliquent par les profondes différences qui existent entre mon expérience et mon approche juridiques et celles de mes collègues juges, dont certaines sont au cœur même de questions cruciales concernant la justice pénale internationale et sa légitimité et sa viabilité ultimes. Ma conviction que les deux accusés devraient être acquittés, sur la base de l’évaluation des éléments de preuve et de leur  » faiblesse exceptionnelle « , est renforcée par d’autres éléments de l’affaire dans son ensemble, notamment les faits nouveaux survenus avant l’ouverture du procès et la conduite générale du Bureau du Procureur et de la Défense pendant toute la procédure. C’est sur ces aspects que je souhaite prendre position ici.

4. Pendant près de deux ans, j’ai aidé le Procureur à élucider l’affaire devant mes yeux dans la salle d’audience, où témoins après témoins, des plus humbles victimes jusqu’aux plus hauts échelons de l’armée ivoirienne, ont systématiquement affaibli, quand ce n’était pas carrément miné, le dossier qu’ils étaient  » attendus « , et ont été appelés par le Procureur à appuyer. Depuis près de quatre ans, j’ai également passé au crible des montagnes de documents prétendument à l’appui de cette affaire, dont aucun n’a pu le confirmer, que ce soit individuellement ou dans son ensemble ; beaucoup, comme le soulignent les Motifs, « d’authenticité douteuse » et/ou « contenant un ouï-dire significatif et anonyme ». Comme il est également indiqué dans les Motifs,  » il existe des problèmes généralisés qui affectent un nombre considérable de documents et rendent leur authenticité douteuse « , ce qui rend  » probablement juste de dire quune majorité de pieces documentaires soumises par le Procureur dans cette affaire ne satisferait meme pas le critere de recevabilité le plus rudimentaire dans de nombreux systemes nationaux « . En outre, lorsque certains d’entre eux ont été exposés de manière explicite et impitoyable par des témoins crédibles comme n’étant pas authentiques, le Procureur n’a pas toujours jugé nécessaire de les interroger directement ou d’aborder la question autrement.

5. Le niveau de  » déconnexion globale « , pour reprendre une expression des motifs, entre le récit du Procureur et les faits tels qu’ils ressortent progressivement des éléments de preuve, n’a cessé de croître. En conséquence, le 5 octobre 2017, j’ai posé au témoin P-0009, le général Philippe Mangou, chef d’état-major de l’armée ivoirienne lors de la crise postélectorale, quelques questions visant à obtenir des informations qui pourraient étayer la thèse du Procureur (en particulier, s’il savait que le CECOS aurait pu être investi de  » missions secrètes  » en vue de combattre l’ennemi, ou si les dotations accordées à la Garde Républicaine avaient des justifications autres que la nécessité de mener à bien sa mission compte tenu de leurs besoins opérationnels spécifiques ) ; ses réponses retentissantes par la négative ne m’ont certainement pas pris par surprise.

B. Les différences d’approche avec mes collègues juges et les pratiques bien établies de la CPI

6. J’aborderai tout d’abord la question des différences d’approche au sein de la magistrature, dont certaines sont si profondes qu’elles ont fracturé la Chambre à plusieurs reprises. L’existence de ces différences ne surprendra pas ceux qui ont suivi l’évolution de ce procès depuis ma nomination à la Chambre le 21 décembre 201514 et mon élection à la Présidence le 11 janvier 201615, peu avant l’ouverture du procès, le 28 janvier 201616. La Chambre n’est pas parvenue à un accord unanime sur de nombreuses questions cruciales (l’approche de la preuve17 ; le traitement des déclarations antérieures en vertu de la règle 68 du Règlement18 ; le droit de l’accusé de faire une déclaration non assermentée19 ; les demandes d’autorisation d’appel répondra ou non aux exigences de l’article 8220 ; dans quelle mesure et sous quelle forme la Chambre devrait répondre aux préoccupations du Procureur quant aux déclarations publiques de membres de l’équipe de défense21). J’ai également dû vivre avec certains choix faits (ou omis) au stade de la préparation du procès avec lesquels je n’étais pas (et ne pouvais pas être) à l’aise ; l’évolution de la situation dans la salle d’audience a peut- être aussi amené certains à penser que je n’étais pas toujours soutenu dans les choix que j’aurais faits concernant la conduite des procédures, que ce soit en public ou non22. Après 34 annees d’experience judiciaire, dont les dix dernières en tant que juge à la CPI, je pense que c’est le bon moment et le bon endroit pour exposer en détail certaines questions qui ont été pour moi source de préoccupation en général et tout au long de ces procédures.

7. La première série de ces questions a trait à mon désaccord avec de nombreuses pratiques qui, pour aucune raison particulière ou meilleure que la simple apparence de droit, semblent être les mêmes que celles adoptées par d’autres tribunaux pénaux internationaux, ont été suivies par les Chambres de cette Cour depuis ses débuts, sont devenues courantes et sont appliquées à ce jour, malgré les changements dans la composition du siège de la Cour au cours des ans.

8. Tout d’abord, je me réfère à la pratique consistant à rédiger des décisions et des jugements s’étendant systématiquement sur des centaines de pages, indépendamment de la gravité de l’accusation, du degré de complexité des questions de fait et de droit ou du bien-fondé de l’affaire de l’Accusation ; où la totalité ou la grande majorité des témoignages et autres éléments présentés en preuve sont mentionnés, résumés, évalués et commentés, sans tenir compte de leur importance respective vis-à-vis des charges et de leurs incidences éventuelles sur l’appréciation par la Chambre. Dans la plupart de ces décisions et arrêts, et contrairement aux meilleures pratiques adoptées par la plupart des systèmes juridiques, il faut rechercher les faits au milieu d’une myriade de conclusions de toutes sortes et il faut généralement (même pour le lecteur expérimenté, et encore moins pour le lecteur moyen ou certaines des victimes pour lesquelles la justice pénale internationale est censée exister) un effort simplement pour comprendre de quoi il s’agissait, identifier les éléments essentiels du dossier du Procureur et les preuves essentielles sur lesquelles il s’appuie, ainsi que les conclusions clés qui conduiront spécifiquement la Chambre à une conclusion particulière ; Il est donc extrêmement difficile pour tout lecteur d’identifier et de comprendre les questions cruciales qui ont été véritablement déterminantes pour la décision de la Chambre.

9. Les motifs du juge Henderson ne représentent que le dernier exemple, en ce qui concerne le nombre de pages, le nombre de notes de bas de page et les éléments de preuve cités en référence. mon avis, ces méthodes et ce style sont non seulement inutiles sur le plan juridique, mais ils font aussi obstacle à l’accessibilité et à l’intelligibilité de la justice pénale internationale et nuisent donc à sa légitimité et à sa viabilité ultimes.

10. Les caractéristiques et l’évolution de cette affaire n’ont fait que renforcer ces convictions. Ce n’est pas la première fois que j’aborde cette question. Dans l’affaire Abu Garda, en 2010, tout en souscrivant pleinement à la conclusion de la Chambre préliminaire I selon laquelle les charges ne devraient pas être confirmées, je me suis dissocié de la majorité en déclarant que, dans cette affaire,  » les lacunes et insuffisances mises en évidence par la simple appréciation factuelle des éléments de preuve[nous] sont si fondamentales et fondamentales que la Chambre ne doit pas procéder à une analyse détaillée des questions juridiques concernant le fond de l’affaire, notamment quant à l’existence des éléments matériels constituant les crimes qui lui sont reprochés. J’ai également déclaré, plus précisément, que même au stade préliminaire, la nature et la fonction même d’un procès pénal exigeaient avant tout qu’un lien soit établi entre les faits historiques tels qu’ils ont été imputés et les auteurs présumés tels qu’identifiés par le Procureur et que,  » lorsque les preuves recueillies par le Procureur ne permettent pas d’établir un tel lien, car il est fragile, contradictoire ou autrement insuffisant « , il appartenait au juge préliminaire de refuser de confirmer les charges et d’effectuer une analyse approfondie des autres faits. Il est, ou devrait être, au-delà de la controverse que les mêmes principes soient au moins aussi pertinents, sinon plus critiques, au stade du procès.

11. Lors de la procédure de confirmation des charges d’Abu Garda, j’ai acquiescé à une décision majoritaire qui contenait un long raisonnement allant bien au-delà de ce que je pensais nécessaire et nécessaire ; aujourd’hui, je me trouve dans une situation similaire. Cependant, dix ans plus tard, plus sage, je considère maintenant qu’il est de mon devoir de le dire haut et fort : cette approche, et ce type de compromis, où un modus operandi particulier est suivi pour aucune raison meilleure ou plus forte que la manière dont les choses ont toujours été faites, est au cœur du problème de la légitimité de la justice pénale internationale.

12. Comme l’analyse de la preuve dans les motifs le montre très clairement, il s’agit certainement (encore une fois) d’un autre cas où la preuve est pour le moins  » fragile, incohérente ou autrement inadéquate « , au point de ne jamais envisager de renvoyer l’affaire au procès et encore moins de soutenir une condamnation. Jour après jour, document après document, témoin après témoin, le  » dossier du Procureur  » a été révélé et exposé comme un théorème fragile et invraisemblable reposant sur des bases incertaines, s’inspirant d’un récit manichéen et simpliste d’une Côte d’Ivoire dépeinte comme une société  » polarisée  » où l’on pourrait tracer une frontière nette entre le  » pro-Gbagbo « , d’une part, et le  » pro-Ouattara « , d’autre part, le premier du Sud et de confession chrétienne, le second du Nord et de confession musulmane ; une narration caricaturale,  » unilatérale « ,  » construite autour d’une conception unidimensionnelle du rôle de la nationalité, de l’ethnicité et de la religion (au sens large) en Côte d’Ivoire en général et pendant la crise post- électorale en particulier « ,26 progressivement détruite par les innombrables éléments contraires qui ressortent de ces témoignages.

13. Des témoins de tous horizons ont contribué à donner à la Chambre une image de la Côte d’Ivoire tout simplement inconciliable avec celle présentée par le Procureur. La Chambre a entendu, depuis le début, que  » les musulmans ne sont pas seulement du nord  » et que « [i]l n’est pas forcément tous ressortissant du Nord  » appartenaient  » au parti d’Alassane […][v]ous allez trouver des gens du Nord qui  » partient  » au parti de Gbagbo […][et] des gens chez Gbagbo qui  » apartient  » au parti de M. Houphouët-Boigny, le PDCI » (P-0625) ; que « en Côte d’Ivoire, on a pris l’habitude, même, de ne plus connaître les origines des uns et des autres… puisque ce n’était pas notre problème » et que « la Côte d’Ivoire, pendant longtemps, s’est enrichie de ces compétences sans tenir compte de leur origine ethnique ou de leur appartenance locale » (P-0048) ; que, dans le quartier de Mami Faitai, « il y avait toutes les races… tout le monde n’était pas des supporters de Gbagbo » (P-0568) ; que le quartier de Doukouré, tandis que « c’est majoritairement pro-Ouattara […] ça veut pas dire qu’il n’y avait pas de pro-Gbagbo » (P-0459). Même des témoins confirmant que les quartiers de Yao Sehi et Doukouré étaient respectivement habités par une majorité de guere et bété (le premier) et dioula (le second), ont observé que, pour les autres quartiers, « ce n’est pas évident, parce que les gens étaient plus ou moins… c’étaient des quartiers cosmopolites, les gens étaient mélangés » (P-0440) . Comme l’ont dit de façon simple et éloquente respectivement les témoins P0449 et P-0578,  » dans les quartiers, il y a toutes les ethnies  » (P-0449) et  » il y a toutes les ethnies […] il y a même des étrangers ; tout le monde vit ensemble  » et  » il y a tous les partis politiques  » (P-0578) . Dans ce contexte, l’utilisation par le Procureur des termes  » pro-Gbagbo  » ou  » force pro-Gbagbo  » semblait simpliste. En effet, le Procureur n’a jamais fourni de critères suffisamment précis pour déterminer la composition de ces groupes et semble croire que cette étiquette lui dispenserait de fournir  » une preuve réelle d’affiliation ou d’identification avec le groupe concerné « , s’attendant apparemment à ce que la Chambre l’accepte à sa juste valeur. La définition s’est de plus en plus révélée à la fois artificielle et dénuée de sens : artificielle, parce que différents témoins semblaient utiliser des critères différents pour identifier le groupe ; dénuée de sens, car souvent utilisée sans aucune autre qualification.

14. Pour que la Chambre de première instance parvienne à la conclusion qu’elle doit acquitter, je pense qu’il aurait suffi de garder à l’esprit une double directive simple : (ii) qu’il est essentiel, avant de procéder à l’examen d’autres questions de fait ou de droit, d’établir un lien entre les faits allégués comme criminels et l’accusé ; une fois qu’il est etabli que la preuve présentee ne permet pas d’etablir ce lien, l’acquittement doit en resulter d’office ; ce qui reste, si besoin est, devient une question de débat théorique. Tout ce que la Chambre aurait dû faire, en l’espèce, c’est de démontrer pourquoi l’affaire portée par le Procureur contre Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé, que ce soit en vertu de l’article 25 ou de l’article 28 (pour Laurent Gbagbo) du Statut, ne pouvait tout simplement pas tenir.

15. Quant aux accusations portées en vertu de l’article 25 du Statut, j’ai pris de plus en plus conscience que, notamment en ce qui concerne M. Gbagbo, elles ne consistaient qu’en une combinaison de comportements neutres et institutionnels, d’une part, et de lectures de ces comportements afin de les rendre compatibles avec la  » théorie du cas « , d’autre part, alors que cette lecture n’était pas seulement improbable en soi, elle ne s’appuyait pas suffisamment par les faits ou les preuves, si ces mêmes faits et preuves ne les nient pas totalement ou ne les démentissent pas. Comme indiqué dans les Motifs de l’examen des observations du Procureur sur l’existence d’une structure parallèle, les témoignages pertinents  » soit n’appuient pas les allégations spécifiques du Procureur, soit manquent de valeur probante  » ; certains d’entre eux sont  » très confus et peu convaincants « 39. Parmi beaucoup d’autres, notamment à la lumière de la situation de crise institutionnelle et des tensions entre les différents groupes politiques, c’est certainement le cas de ce qui suit : l’adoption de mesures conformes au cadre juridique ivoirien et aux pratiques actuellement en vigueur dans de nombreux États pour assurer l’ordre public, telles que la réquisition de l’armée et l’instauration d’un couvre-feu ; la convocation de réunions institutionnelles auxquelles participent les plus hautes autorités militaires et politiques ; le fait d’avoir donné des  » instructions  » à l’armée en termes allant à peine au-delà d’une déclaration d’encouragement et de soutien aux FDS dans une situation extrêmement difficile (en particulier, l’exhortation à  » continuer « , malgré les difficultés et les pertes, ou l’exhortation à  » tout faire  » pour atteindre l’objectif de libérer certains axes stratégiques critiques) en respectant l’autonomie opérationnelle et la discrétion des autorités militaires concernées. Comme indiqué dans les motifs, la faiblesse de la preuve circonstancielle est que  » de fausses inférences peuvent être tirées d’un ensemble de faits circonstanciels tout à fait vrais ou de faits qui peuvent avoir été mal caractérisés  » ; en conséquence,  » la Chambre est tenue d’évaluer étroitement la preuve des faits primaires sous-jacents présentés afin de s’assurer non seulement qu’ils sont correctement décrits mais également (‘) qu’il n’existe aucune autre situation qui puisse affaiblir ou détruire cette déduction « .

16. En ce qui concerne M. Blé Goudé, il est certainement vrai que, comme le précisent les motifs, il  » soutenait M. Gbagbo politiquement et sa présidence « . Toutefois, la proposition qui s’en est suivie, à savoir que cet appui aurait impliqué, ou aurait autrement impliqué, la perpétration de crimes contre la population civile, n’a jamais trouvé d’appui dans aucun des éléments de preuve. Comme indiqué également dans les motifs, le Procureur n’a pas allégué  » que M. Blé Goudé avait un rôle dans la structure formelle de commandement et de contrôle des FDS « , ni qu’il avait  » le commandement et le contrôle  » de groupes d’autodéfense tels que le GPP45. Les comportements de M. Blé Goudé qui peuvent être considérés comme prouvés jusqu’au point de référence pertinent plutôt que, comme l’indiquent les motifs, comme étant tout à fait différents de ceux proposés par le Procureur. Cela vaut en particulier pour son appel aux jeunes à s’enrôler dans l’armée, ainsi que pour ses nombreux discours en faveur du dialogue, de la protection de la population et d’une approche calme de la complexité de la situation ; loin d’être encouragée, la violence est explicitement rejetée comme une méthode dans nombre de ces discours. Comme le rappellent les Motifs, « la filiation à M. Gbagbo n’est pas en soi criminelle « .

17. Les accusations portées contre Laurent Gbagbo au titre de l’article 28 du Statut sont tout aussi invraisemblables, sinon plus, que celles portées contre lui. Comme indiqué dans les motifs,  » le Procureur n’a pas expliqué, pour chacun des crimes reprochés, précisément quand M. Gbagbo avait connaissance ou aurait dû avoir connaissance d’un comportement criminel imminent ou complet. l’exception des crimes présumés commis le 12 avril 2011, il n’est pas clair si M. Gbagbo est accusé d’avoir omis de prévenir, réprimer et/ou déférer aux autorités compétentes. En outre, le Procureur semble assimiler la sensibilisation aux victimes civiles à la sensibilisation aux crimes commis contre ces civils. Plus fondamentalement, on pourrait s’attendre à ce que le Procureur, en mettant en place ce mode de responsabilité, aborde d’abord la question de savoir comment les notions de contrôle et de responsabilité à l’égard de ses subordonnés, d’une part, et de non-recours, d’autre part, qui sont au cœur de cette disposition, s’appliquent dans un contexte aussi difficile et chaotique que la crise post-électorale. On aurait pu s’attendre à ce que le Procureur explique comment Laurent Gbagbo, tombé en captivité le 11 avril 2011 ( » après avoir passé plusieurs jours en état de siège à la résidence présidentielle « ), aurait pu de toute façon (y compris en menant des enquêtes et en prononçant des peines) agir sur les événements qui se sont produits entre le 16 décembre 2010 (au plus tôt) et dans les heures et jours suivant son arrestation. L’enquête de l’Accusation elle-même a duré plusieurs années : à la lumière des déclarations du Procureur à l’ouverture du procès et à d’autres étapes de la procédure, en ce qui concerne la situation, elle semble loin d’être terminée. Au lieu de cela, les sections sur l’article 28 que l’on trouve dans les documents déposés par le Procureur ne consistent guère plus qu’en une répétition des exigences juridiques de la disposition, sans aucune tentative de montrer comment ces éléments s’adapteraient aux caractéristiques factuelles spécifiques et uniques de la situation en Côte d’Ivoire à l’époque concernée. Un degré similaire de neutralité fade caractérise les nombreuses questions posées dans la salle d’audience que l’on pourrait identifier comme visant à démontrer que Laurent Gbagbo était responsable de l’inaction face aux faits reprochés : les transcriptions sont en effet truffées de questions posées en des termes des plus neutres. Ces doutes, et les objections de la Défense à cet effet (en se concentrant sur les mesures que Laurent Gbagbo a réussi à prendre malgré la crise), restent à ce jour sans réponse. Les déclarations sévères des Motifs, selon lesquelles il est  » difficile d’échapper à l’impression que le Procureur a demandé à la Chambre de donner connaissance d’une éventuelle requalification de l’article 28 davantage comme un repli pour obtenir à tout prix une condamnation que comme un effort sérieux pour donner la bonne expression juridique à ce qui s’est passé en Côte d’Ivoire entre novembre 2010 et avril 2011 « , doivent être lues à la lumière de ce contexte.

18. Par rapport à ce scénario, on peut se demander dans quelle mesure le niveau de détail de l’analyse contenue dans les motifs est vraiment nécessaire, plutôt que de se limiter à un obiter dictum. On peut se poser la même question à propos d’une grande partie de la jurisprudence de la Cour, où des centaines et des centaines de pages et des milliers de notes de bas de page sont rédigées sur des questions qui n’ont aucun rapport avec les décisions effectivement prises. Je suis convaincu, tout au long de ces années d’expérience, que le problème de la  » célérité  » des procès pénaux internationaux, traditionnellement présenté comme résultant de la prétendue  » complexité exceptionnelle  » des affaires dont sont saisis les tribunaux pénaux internationaux, tient dans une large mesure plutôt à une tolérance mal placée pour ces discussions trop longues, ainsi qu’au favoritisme pour un style universitaire qui contribue uniquement à détacher la justice pénale internationale des intérêts qu’il est censé servir.

19. Je me réfère également à la pratique, non mentionnée dans les textes statutaires, d’entretenir une longue phase interlocutoire entre la clôture de la procédure préliminaire et l’ouverture du procès proprement dit, ce que l’on pourrait appeler la phase de  » préparation du procès  » : en l’occurrence, cette phase a duré pas moins de seize mois pour Laurent Gbagbo et treize mois pour Charles Blé Goudé.

20. Je serais pardonné si, en tant que néophyte des procès à la CPI, j’avais tenu pour acquis qu’une préparation d’une telle ampleur aurait au moins consisté à concentrer les éléments de preuve en relation avec les charges, c’est-à-dire la liste des éléments de preuve du Procureur (un document non prévu par le Statut au stade du procès), mais qui est devenue une pratique courante de demander), y compris les témoins et les preuves documentaires, auraient été soumis à un examen minutieux et rigoureux, en vue de les limiter à ce qui serait probablement pertinent et recevable au sens de l’article 69 du Statut. Au lieu de cela, la phase  » préparatoire  » a consisté essentiellement à statuer sur les demandes d’autorisation d’interjeter appel58, à établir des protocoles (sur le traitement des informations confidentielles59 ; sur la familiarisation et la préparation des témoins60 ; sur les témoins vulnérables61 et à double statut62 : la plupart de ces protocoles sont désormais largement standardisés et le sont depuis longtemps)63 ; à trancher les questions de divulgation64 et à juger les demandes de rédaction64 et de traduction65 entre les parties, et à apporter les précisions66. Au lieu de cela, peu d’attention a été accordée à la nécessité de façonner le procès par le biais d’un filtrage sérieux des preuves. Il a simplement été demandé au Procureur de déposer une liste d’éléments de preuve et de fournir une ordonnance de comparution pour les 20 premiers de ses témoins, ainsi que des  » résumés des témoins couvrant les faits principaux « 67 : un document, celui- ci, contenant des informations sur leur identité, leur langue de témoignage, le  » type  » de témoin (c’est-à-dire initié, expert, base criminelle) et les principaux faits sur lesquels on s’attend à les entendre.

21. Si, sur le papier, on peut reconnaître une certaine utilité à ce type de documents, la Chambre, après les avoir reçus, n’a pas semblé penser qu’il était sage ou nécessaire d’exercer une quelconque supervision ou contribution, ou d’intervenir autrement.

Les témoins ont été acceptés en tant que tels et  » admis  » pour la simple raison qu’ils avaient été inscrits sur la liste des témoins par le Procureur ; si un examen minutieux avait été effectué, soit en termes de faits que leur témoignage couvrirait (et pourrait couvrir), soit en termes de  » type  » de témoins, il aurait été évident que bon nombre des questions sur lesquelles un nombre non négligeable de ces témoins étaient  » censés  » témoigner étaient soit hors du champ des accusations, et donc non pertinentes, soit complètement neutres, lorsqu’elles ne pouvaient être (mieux) prouvées par des preuves documentaires. Au lieu de cela, la Chambre chargée de la préparation du procès a adopté des directives sur la conduite de la procédure68, dans lesquelles, entre autres, elle a seulement indiqué que, sans intervenir à ce stade ni sur le contenu de la liste des éléments de preuve du Procureur, ni sur son estimation que 522 heures seraient nécessaires pour la présentation du dossier, elle a  » pris note  » de  » l’engagement du Procureur à réduire le nombre des témoins et/ou preuves lorsque possible  » et souligné que cela  » pourrait fournir aux parties de nouvelles directives visant à améliorer la présentation des preuves « . Le ton et le contenu des dispositions relatives à l’inscription au rôle des témoins de l’Accusation ont également montré que le Procureur disposait d’un pouvoir discrétionnaire total quant à la détermination de l’ordonnance d’appel, ainsi qu’à ses modifications ultérieures, sous réserve uniquement des obligations (limitées) de notification.

22. Je suis bien sûr conscient de la nécessité pour les juges d’éviter de tergiverser sur le pouvoir discrétionnaire de la stratégie des parties en s’ingérant trop lourdement et en dictant la façon dont elles devraient présenter leur cause. Dans d’autres cas, j’ai rejeté des demandes visant à faire peser sur les parties le fardeau de la préparation du  » tableau d’analyse approfondie « , un système longtemps défendu avec enthousiasme par certains de mes collègues, soulignant la nécessité – en l’absence de dispositions législatives spécifiques contraires – de laisser aux parties la discrétion et le jugement professionnel pour déterminer la méthode ou la présentation de leur cause. Toutefois, je ne suis que trop conscient de la nécessité tout aussi cruciale d’éviter que du temps coûteux en salle d’audience (d’autant plus coûteux sur la scène internationale, compte tenu des besoins d’interprétation et de traduction) ne soit consacré à des questions au mieux triviales et dont il est prévisible qu’elles ne seront d’aucune utilité pour les débats sur l’innocence ou sur la culpabilité de l’accusé. Il est du devoir et de la responsabilité d’une Chambre de trouver un équilibre approprié entre ces besoins, en gardant toujours à l’esprit le principe primordial de l’équité du procès et de sa célérité ; bien que l’on puisse trouver de nombreuses références à ces principes, on peut se demander dans quelle mesure cela se traduit par des pratiques qui les appliquent de manière significative.

23. Une préparation ciblée aurait non seulement réduit le risque de passer du temps dans la salle d’audience sur des questions qui n’entrent pas dans le cadre des accusations, mais elle aurait également empêché de convoquer des personnes dont le type de connaissance des faits – aussi facilement vérifiable d’après leur profil, leurs antécédents, leur type de connaissance des faits ou leur lien avec l’accusé, ou leur absence – ne pourrait jamais servir de fondement ou contribuer autrement aux décisions fondamentales sur l’innocence ou la culpabilité de l’accusé. On pense ici aux journalistes, au personnel d’organisations internationales ou d’ONG dont la connaissance et le lien avec les événements sur le terrain et les personnes accusées étaient ténus, indirects ou inexistants et dont la contribution au procès, le cas échéant, aurait dû se limiter à présenter leurs rapports et autres documents comme preuve documentaire.

traduction de Jessica Traoré