le calme avant la tempête

« On a l’impression d’être dans le calme avant la tempête »,
par le professeur Laurent Thines

18/03/2020

Des semaines terribles à venir compte tenu des retours d’expérience venus du Grand Est, des mesures insuffisantes, un manque alarmant de moyens: c’est ce que décrit aujourd’hui le neurochirurgien Laurent Thines, qui ne comprend pas non plus à quoi correspondent les 15 jours de confinement décidés par le Président afin de lutter contre le Covid-19.

Si à en croire le président Macron, « Nous sommes en guerre » contre le Coronavirus, ce dernier a choisi le monde hospitalier comme champ de bataille. Or, le secteur de la santé est en souffrance de longue date ; et cette crise sanitaire montre combien des professionnels de santé, comme le professeur Laurent Thinès, neurochirurgien au CHRU de Besançon, font comme ils peuvent pour optimiser leurs ressources face à cette épidémie, mais ne décolèrent pas contre l’incohérence du pouvoir actuel.
Interview par Jonathan Baudoin pour QG

Les 15 jours de confinement décrétés hier par le gouvernement seront-ils suffisants pour faire face à l’épidémie ?

Laurent Thines : Clairement non ! Déjà, on sait que quand on est porteur du virus, il faut 15 à 20 jours pour éliminer le virus de son organisme. Donc, tous les gens qui vont être porteurs de la maladie, à l’heure où l’on parle, le seront encore au-delà de 15 jours. Cette mesure de 15 jours est complètement aberrante ! Je suis étonné que monsieur Véran, qui est neurologue, médecin, puisse énoncer une mesure pareille. Parce que sur le plan épidémiologique, c’est une aberration. On sait bien que l’épidémie va durer plusieurs semaines, voire plusieurs mois ! Ce ne sont pas 15 jours de confinement qui vont résoudre la situation.

Est-ce que la stratégie du confinement, désormais défendue par le pouvoir exécutif, n’arrive pas trop tardivement pour sauver un maximum de vies, comparativement à ce qui a été mis en place en Italie, selon vous ?

Comparativement, déjà, aux pays asiatiques, comme la Chine, la Corée du Sud, Hong Kong, où des mesures drastiques ont été mises en place, clairement non. Le confinement est la seule mesure capable de casser la courbe épidémique, de casser l’épidémie et de réduire le nombre de décès. Ce qu’on sait à l’heure actuelle, c’est que la létalité de ce virus est évaluée entre 0,2%, 0,6%, voire 2%, si on se réfère respectivement aux données allemandes, coréennes ou chinoises. Si on se met dans une fourchette basse et qu’on laisse diffuser le virus dans la population, on vise les 75% de la population immunisée, en gros 50 millions d’habitants en France, ça veut dire qu’on part sur un nombre de décès allant de 100.000 à 500.000 personnes. Les mesures de confinement prises ne sont pas à la hauteur car elles ne sont pas claires, déjà. On avait vu, hier, qu’il y avait pas mal de flou sur le discours du président, puis de monsieur Castaner, puis de monsieur Véran. Je suis sidéré de voir, ce matin, qu’on ne propose que 15 jours de confinement. Le flou laissé n’est pas en mesure de mobiliser la population autour de cette cause nationale qui risque de toucher de plein fouet, dans les semaines qui viennent, un grand nombre de nos concitoyens. On a vu dans les pays qui ont fait du confinement, c’est un confinement total. Au minimum, ce qui aurait dû être annoncé, c’était un confinement total pour les épicentres de l’épidémie, c’est-à-dire la région Grand Est et la région parisienne. On voit bien, hier matin, que comme on a laissé la date d’application à midi, un million de parisiens sont partis diffuser le virus dans toute la France.

Justement, que vous inspirent les images des Parisiens se ruant sur les gares au lendemain de l’intervention du Président ?

Je suis assez partagé sur cette question parce que je trouve qu’il est parfois un peu facile de critiquer la population de ne pas se comporter de façon responsable quand les chefs de gouvernement, eux-mêmes, ne le sont pas. On se souvient que madame Buzyn avait dit, fin janvier, que l’épidémie ne viendrait jamais en France. On a vu monsieur Macron demander aux gens de continuer à aller au théâtre, d’aller en terrasse et dans les restaurants. On a encore vu madame Macron, le week-end dernier, avec toute sa garde rapprochée présidentielle, sur les quais de Seine. Je pense que les Français ont beaucoup de mal à se repérer dans le niveau de gravité, en fait. Ne serait-ce que par le discours du Président, du ministre de la Santé. Les experts sont, quand même, assez clairs, les épidémiologistes, les infectiologues, les réanimateurs, pour dire qu’on craint une grande vague d’arrivée de patients dans les urgences, dans les services de réanimation dans les semaines qui viennent. On a un test grandeur nature qui est en train de se produire dans le Grand Est. On a des retours assez dramatiques du terrain. On voit qu’on ne donne pas de consignes claires à la population. Je ne suis pas surpris que les gens partent. J’en suis désolé. On relaie beaucoup de messages sur les réseaux sociaux pour alerter la population, afin d’essayer de susciter un sursaut citoyen. Maintenant, est-ce qu’on peut blâmer des gens à qui on ne donne pas des consignes claires ? Je suis un peu gêné pour le dire.

Le Président Macron a également annoncé, lundi 16 mars, une série de mesures à destination des services de santé comme la fourniture de masques pour les 25 départements les plus touchés par le Coronavirus, ou encore la mobilisation de l’armée, avec le déploiement d’un hôpital de campagne en Alsace. Estimez-vous que cela est pertinent ?

Nous, les hospitaliers, et moi, en tant que représentant local du collectif inter-hôpitaux, on est en grève depuis des mois. Les urgentistes sont en grève depuis bientôt un an. On alerte depuis tout ce temps-là sur le manque de moyens à l’hôpital, le manque de personnel, le manque de lits. Cette épidémie de Covid-19 va mettre en lumière, si c’était nécessaire de le faire, la situation vraiment difficile des hôpitaux français. Pas plus tard qu’hier, un professeur, infectiologue, de la Pitié-Salpêtrière disait qu’on était dans un état de pays sous-développé en matière sanitaire. 

Maintenant, le fait qu’il n’y ait pas de prévisions de masques de protection à l’échelle nationale en France pour protéger, au moins, les soignants, en est un autre exemple. On a bien vu du côté de Hong Kong, de Singapour, qu’ils ont pu juguler l’épidémie grâce à un port extensif de masques au niveau de leur population. En particulier des soignants. Tout ça montre un désinvestissement vraiment très sérieux depuis 10-20 ans dans le domaine de la santé de ville et hospitalière. Cela a été poursuivi par le gouvernement de monsieur Hollande, dont monsieur Macron était ministre de l’Économie, puis poursuivi par la présidence de monsieur Macron. Tout ça montre beaucoup de mépris pour les soignants et beaucoup d’impréparation face à une crise qui était prévisible. Je ne pense pas que l’hôpital de campagne près de Strasbourg, qui est une démonstration de force un peu militaire va résoudre quoi que ce soit. Nous, ce qu’on attend, ce sont des moyens pour l’hôpital. Débloquer les milliards qu’on demande pour soutenir l’activité hospitalière. Récupérer des masques qui soient livrés en masse pour les hospitaliers et les médecins de ville. On a vu hier, le docteur Marty, qui est président du syndicat UFML des médecins généralistes, lui-même directeur d’une maison de gériatrie du côté de Toulouse, qui s’alarmait sur le plateau de BFMTV du manque de masques et du fait que les médecins généralistes sont exposés au virus. Non seulement, ils y sont exposés mais ils risquent de le diffuser à leurs patients, et parfois à des patients âgés qui, on le sait, sont plus à risque de décès. Il y a vraiment un scandale sanitaire dans cette prise en charge.

Comment gérez-vous, depuis plusieurs semaines, les soins accordés aux malades, notamment en matière de disposition de lits par exemple ?

Ce qui est quand même rassurant dans ce tableau assez noir, je pense que, d’après ce que j’ai pu discuter avec des collègues d’autres centres hospitaliers, le milieu médical, paramédical, les directions de soins, les ARS sont vraiment conscients de la dangerosité de cette épidémie depuis plus de trois semaines maintenant. Toutes les forces sont mobilisées localement pour essayer d’endiguer cette vague que l’on craint de voir arriver d’ici une quinzaine de jours. Et de ce fait-là, nous avons pris des mesures drastiques et préventives pour nous organiser en interne. Par exemple, à Besançon, depuis 15 jours, on a progressivement réduit le nombre d’opérations qui étaient à réaliser pour finalement ne garder que les urgences vitales et oncologiques. On a regroupé des services pour accueillir les patients malades. On a débloqué des services pour pouvoir accueillir de nouveaux patients qui ne sont pas encore arrivés. On essaie au maximum de libérer l’activité des anesthésistes, des réanimateurs et les lits de réanimation quand c’est possible. Je sais que les ARS ont sollicité, c’est le cas dans notre région, les hôpitaux privés pour qu’ils puissent accueillir, si c’est nécessaire, des patients en état grave nécessitant une ventilation respiratoire. Tout est prêt pour le BIG ONE. On est dans les starting-blocks. On a l’impression d’être dans le calme avant la tempête. On est mobilisé. Maintenant, on ne sait pas quelle va être l’amplitude de la vague. C’est ça qui nous fait peur. On a vu en Italie (à Bergame, par exemple) que malgré une telle préparation, les équipes ont été littéralement submergées.

Est-ce qu’au sein du monde médical, des projections d’estimation du pic de nouveaux cas de Covid-19 ont été établies ? Si oui, ce serait dans combien de temps ?

Ça va beaucoup dépendre des régions en fait. Parce qu’on voit bien que la région Grand Est est un cluster de la maladie. Il y a eu une contamination massive lors d’une messe évangéliste du côté de Mulhouse, qui regroupait des centaines de personnes. Et de là sont partis des gens qui ont contaminé toute la région. On en a eu à Besançon. Il y a un autre foyer épidémique qui s’est développé dans la région parisienne, en particulier dans l’Oise, où on sait qu’il y a eu des rapatriements de ressortissants français et on ne sait pas exactement par quels biais l’épidémie s’est développée à ce niveau-là, mais il y a une enquête qui est en cours. On a deux gros foyers nationaux qui ont massivement développé l’épidémie. Dans le Grand Est, on a Mulhouse, Colmar et Strasbourg. Besançon n’est pas loin de l’épicentre et donc on risque d’être touché assez rapidement, d’ici la fin de la semaine. Ou dans le courant de la semaine prochaine. Et la région parisienne est aussi dans le rouge ! Ils ont commencé à avoir 200 patients en réanimation sur les 1.200 lits de réanimation parisiens. On est dans l’expectative. Pour ce qui est des autres régions, ça va dépendre du taux de contamination. Le départ d’un million de parisiens en province va forcément diffuser le virus au niveau national et augmenter la charge virale partout dans le pays. Après, ça va se faire par vagues dans les régions en fonction du niveau de présence du virus.

Estimez-vous qu’il y a eu une prise de conscience collective par rapport aux manques de moyens matériels et humains dans l’hôpital public ?

Si vous parlez de prise de conscience collective des soignants, oui. Je pense que les soignants vivent suffisamment au quotidien la pénurie, le manque de moyens, de personnel, la charge de travail, la charge mentale, la pénibilité, les maladies professionnelles, le burn-out. Oui, on est bien conscient de ce manque de moyens qui est de plus en plus criant, très variable d’une région à l’autre. Il y a des centres hospitaliers qui sont plus en difficulté que d’autres. Après, est-ce que les directions hospitalières ont conscience de ces difficultés ? Je pense qu’ils ont les retours du terrain. Mais ils sont soumis à des injonctions de leur direction que sont les ARS, antennes locales du ministère. Est-ce que le ministère de la Santé a conscience des difficultés de l’hôpital public ? Je ne sais pas. On peut se poser la question puisqu’en fait, les mesures qui ont été proposées suite au mouvement des hospitaliers, c’étaient des demi-mesures sans changement de fond de la stratégie de financement et sans répondre aux demandes des soignants. On voit qu’on nous donne 300 millions d’euros pour 2020. Si vous voulez un ordre de grandeur, ça représente le budget qui était nécessaire pour l’AP-HP pour mettre en place un logiciel pour le dossier patient unique. Vous voyez combien c’est ridicule. On demande plusieurs milliards pour l’hôpital. On demande surtout d’autoriser des dépenses de santé un peu plus importantes que celles qui nous fixées, qui sont à l’heure actuelle de 2%. On demande plus de 4%. Il faut que ça suive aussi l’inflation, que ça suive le coût des crédits, des charges etc. On demande aussi de récupérer la loi Veil, qui sécurisait le régime de la Sécurité sociale qui a été abrogé.

Maintenant, l’État peut ponctionner les caisses de la Sécurité sociale pour financer d’autres projets politiques, sans qu’il y ait réabonnement de l’État sur ses finances. On voit bien qu’ils n’ont pas compris du tout la difficulté dans laquelle on est. La crise est profonde en particulier en matière de vocations, parce que les gens sont maltraités par leur direction ou leur ministère, sont contraints d’être « maltraitants » envers leurs patients, n’ont pas de salaires à la hauteur de leur travail. Il faut rappeler que les infirmières sont quasiment les moins payées de l’OCDE, alors qu’on est quand même un pays riche. Il y a une crise profonde qui existe et il y a un risque de fuite des soignants, que ce soient des médecins, des infirmiers, des aides-soignants, des infirmiers anesthésistes ou de bloc qui vont partir de l’hôpital public pour aller soit à l’étranger, soit dans le secteur privé, soit même changer de métier. C’est sur tous ces éléments qu’on alerte depuis un an en vain les pouvoirs publics et l’opinion.

Est-ce vous, ou vos confrères, êtes en relation avec vos homologues italiens, espagnols ou chinois, qui peuvent apporter un retour d’expérience pratique ?

Je pense que les collègues qui sont réanimateurs, infectiologues, ou épidémiologistes, sont en contact les uns avec les autres. Je pense que les ministères de la Santé des différents pays communiquent aussi leurs données entre eux. La question est de savoir si on va vraiment tirer une expérience de nos voisins. Parce que là, on voit bien qu’en Italie, on a tous été sidérés de l’évolution de la situation, qui s’est dégradée, dans une région comme la Lombardie qui est une région assez riche, qui a un système hospitalier qui est équivalent au système français et on a vu que c’était vraiment la catastrophe nationale en fait. On voit qu’on n’est pas en mesure de retranscrire cela dans notre pays par des mesures vraiment très strictes de confinement par exemple, qui est le seul moyen d’endiguer la prolifération de ce virus au niveau national. Quand on dit, dans une allocution, « il y aura du confinement » sans dire le mot confinement, « mais vous pourrez aller faire du jogging » ou comme a dit monsieur Véran ce matin, « vous pourrez aller voir cinq personnes par jour ». Ça veut dire quoi ? On doit voir le moins de personnes possibles. C’est-à-dire, juste son entourage familial direct. C’est ce que je fais personnellement depuis une semaine avec mes enfants, qui sont confinés, avec ma compagne. On limite nos déplacements. Il y a une personne qui fait les courses. On fait très attention de ne pas croiser trop de monde. On applique les mesures barrières qui ont été bien rappelées partout. C’est le seul moyen de procéder.

On ne peut pas être responsable politique et dire : on fait un confinement à moitié et laisser partir un million de parisiens en province. On peut se demander quelle est la stratégie derrière tout ça. C’est ce qui m’inquiète, en tant que soignant. Quel est le niveau de perception de la gravité de la situation ? Je pense qu’on va avoir de grosses surprises dans les semaines à venir. Honnêtement, on espère se tromper, on espère réussir à endiguer la vague d’arrivée de patients graves. On est prêts, mais on est quand même angoissés de ce qui va certainement arriver. Et un jour, si cette catastrophe survient, il faudra que les (ir)responsables rendent des comptes à la population. On a vu un événement hallucinant ce jour : Mme Buzyn, ministre de la Santé démissionnaire, a mis en cause nommément le Président Macron et le Premier Ministre Philippe. Ils auraient, selon ses dires, négligé tous ses messages d’alerte sur le Covid19, ce qui aurait conduit à l’absence de prise de décision rapide d’isolement des clusters dans l’Oise et le Grand Est, mais aussi de mesures nationales comme l’annulation des Elections Municipales, qu’avec de nombreux confrères médecins nous demandons depuis le début de la semaine dernière en raison de l’accélération des choses. Si les faits sont avérés, c’est extrêmement grave : cela voudrait dire que l’on aurait sciemment menti à la population française en cachant la gravité des choses et en ne prenant pas les initiatives qui s’imposaient alors.

Propos recueillis par Jonathan Baudoin
QGmedia.fr