Laurent Gbagbo : Leçons d’une vie & perspectives

L’image contient peut-être : 1 personne, debout et lunettes_soleil31 Mai 2018, par le Professeur SERY BAILLY

INTRODUCTION

Au moment où on célèbre un anniversaire, chacun réfléchit pour choisir un cadeau à offrir. Le cadeau qui m’est venu à l’esprit, ce sont les quelques réflexions sans prétention qui suivent. Je ne doute pas que l’intellectuel et l’humaniste à qui il est adressé saura le recevoir.

Vous me permettrez tout d’abord d’exprimer ma gratitude au Président d’EDS, le Professeur Ouégnin, pour son invitation à prendre part à cette activité de grande portée humaine et politique. Le pied qu’on appelle se dépêche, comme on dit dans une de nos traditions ivoiriennes.

Le contexte dans lequel je prends la parole est plutôt chargé de tensions qui doivent retenir notre attention. Nous entendons la mémoire sélective parler d’amnésie et celui dont nous célébrons l’anniversaire est un historien de profession !

En tant qu’ancien commissaire de la CDVR puis de la CONARIV, j’ai assurément un devoir de réserve mais sans doute aussi un droit et un devoir de parole. Ce qui est en jeu, c’est notre cheminer ensemble que Memel-Fotê a appelé du nom de « Wabhliniè » dans un texte publié en 1973 sous le titre « Le vent et la toile d’araignée ou l’unité du monde dans la pensée négro-africaine ». Je ne dis pas « être ensemble » ni « vivre ensemble », mais bien « cheminer ensemble ».Les jeunes partagent cette préoccupation, eux qui disent « On va où ? », « On est où là ? », et proclament « On est ensemble ! ».

Est-ce que nous savons où nous allons et où on est, où on en est ? Est-ce que vraiment nous sommes ensemble quand certains sont les enfants naturels, adoptifs ou non reconnus d’un Père de la nation ? La nation peut-elle se construire sans ou contre une partie de la nation ? Est-ce qu’une nation se met au monde sans mère, c’est-à-dire avec des valeurs exclusivement patriarcales et affirmatives ? C’est dans un pays vieux seulement de 58 ans que nous célébrons les 73 ans de Laurent Gbagbo.

Je n’ai rien à apprendre à des femmes et des hommes politiques, encore moins à ceux qui sont très proches de lui. En tant que compagnons de route, nous pouvons tout de même échanger sur la route.
Le cadre théorique dans lequel j’interviens, se présente en deux mots, « culture politique », que Philippe Poirrier définit ainsi : « l’ensemble des représentations, porteuses de normes et de valeurs, qui constituent l’identité des grandes familles politiques » (Les enjeux de l’histoire culturelle, 2004, p.286)

Comment pouvons-nous donc, à partir de l’histoire de Laurent Gbagbo réfléchir sur notre histoire nationale récente et actuelle ? Je vais essayer de nouer ces deux histoires en trois questions pour faire le bouquet de mon offrande :
– Quelles sont les sources des préjugés dont il est victime ?
– Entre la politique du bouc émissaire et celle d’une autocritique collective, qu’est-ce qui nous fera avancer ?
– Un homme de sacrifice peut-il être un homme de vengeance ?

Chacun répondra avec sa mémoire. J’espère que la mienne ne me trahira pas. A partir de quelques épisodes, il s’agira humblement de tracer une ligne ou tisser un fil qui permettra de sortir du labyrinthe.

I. Aux sources des préjugés

Les préjugés ont toujours la peau dure. Ils influencent les jugements qu’on porte sur les autres, quelle que soit leur performance. On s’arrête à l’image d’un Gbagbo contestataire et héros du désordre : cheveux hirsutes, briseur de code, langage libre qui refuse de se châtier, le tout entrainant une incapacité congénitale à diriger un Etat moderne, sans revenir sur les considérations ethniques qui l’accompagnent. Par-delà les démêlées avec un sous-préfet de l’époque, ce statut le conduira à deux épisodes importants.

L’épisode Hampaté Ba :

Laurent Gbagbo fut perçu comme un iconoclaste irrespectueux envers un vieux vénéré par tous. Il a osé s’attaquer à une phrase presque sacrée sur les vieillards qui, en Afrique, sont des bibliothèques qu’il importe d’empêcher de brûler. Mais qu’a-t-il dit au juste ? Tout simplement qu’un vieillard ne devient pas automatiquement une bibliothèque. Dans ce contexte d’oralité, il ne peut le devenir que s’il a accumulé des connaissances tout au long de sa vie.
Adam Ba Konaré, historienne de formation, lui donnera raison plus tard en précisant « un vieillard traditionniste qui meurt … ». Il n’y avait donc pas de quoi fouetter un chat !

L’épisode du retour d’exil

Au cours d’une rencontre avec Houphouët-Boigny en 1988, Gbagbo a osé croiser les jambes. Voilà un autre cas d’impertinence et de lèse-majesté.

On ne peut comprendre cet épisode hors de ce contexte de retour, précédé de tractations diverses, où chacun est à l’affut de signes de soumission ou de défi.
Mais, pour cette impertinence actée par le corps, on doit se souvenir qu’on n’est pas censé croiser les jambes pendant que le masque danse. Ce serait une façon de chercher à le faire trébucher alors qu’il est esprit et donc d’un ordre supérieur. Encore une fois deux interprétations possibles, d’un côté une offense qui a favorisé la mort symbolique puis physique et, de l’autre, un déicide citoyen !

Dans ce dernier cas, on célèbre la Fête de la liberté, le parricide conduisant, selon Memel-Fotê, à la naissance de la démocratie. Dans l’autre, apparait une rancœur tenace qui débouchera peut-être sur la formule « Cette guerre n’est pas la nôtre » ou certainement sur une sanction électorale.
Le reproche véritable semble être le fait de ne s’être pas contenté de son statut de cadet face à des aînés qui pensaient avoir le droit de le brimer en tant que petit « worosso ».

Alors qu’ils sont les nouveaux pères fondateurs (re-fondateurs favorables à la reconduction des anciennes fondations), lui parle de refondation sans un tiret entre re et fondateur. Les grands frères de la nation qui aspirent à être de nouveaux fondateurs s’en prendront aux fondateurs nouveaux, c’est-à-dire ceux qui ambitionnent de poser des fondations nouvelles.

Ces impertinents historiques, on peut les critiquer et se moquer d’eux. Faut-il pour autant les embastiller ? Comment la démocratie aurait-elle pu advenir si on continuait de pratiquer la religion du conformisme et d’adorer les dieux du parti unique ? Ce n’était d’ailleurs qu’un parricide symbolique qui n’a rien à voir avec le régicide sanglant dont le roi Louis XVI de France fut victime. La participation de Gbagbo aux funérailles du Président Houphouët-Boigny ne changera rien à la disposition d’esprit de ses détracteurs qui préfèrent garder une dent tenace contre lui.

Le combat contre ce qu’on considère comme de l’arrogance devient une ruse politique. Comment et pourquoi ? Simplement parce que la politique prend le visage de la morale et la norme « respect » se substitue à la valeur liberté pour légitimer la sanction. Ce choix est plus productif que de proposer l’abdication et la soumission qui ne sont plus de saison. Il faut alors faire payer les arrogants, même si on doit perdre de vue les maux structurels de la société !

II. Politique du bouc-émissaire ou autocritique collective ?

Si « Tous ont mangé sans retenue l’inmangeable et bu l’imbuvable jusqu’à en devenir sourds et ivres morts », pour parler comme Akmel Jean-Marie (Le cliché mystique de la guerre en Côte d’Ivoire, 2002, cité par Marie Miran-Guyon, Guerres mystiques en Côte d’Ivoire, Karthala, 2015), alors tous méritent de se retrouver en enfer.
Notre société parait donc avoir le choix entre une autocritique collective qui s’écarte de cette métaphysique, ce qu’on peut faire, et une politique du bouc-émissaire qui la poursuit, ce qu’on fait.

Je continue de penser que nous sommes une société en transition avec tous les problèmes qui viennent avec ce statut. Si nous ne cherchons pas à comprendre l’ordre colonial avec sa logique de mise en valeur, nous ne saurons pas mener les débats qui ont cours :
– La question de l’identité : après avoir dit qu’elle était un « faire face », aujourd’hui R. Debray propose le modèle du tisserand qui utilise des fils de couleurs différentes, en apprenant « à unir sans mélanger, fondre sans confondre » et invoque un « devoir de lucidité »),

– L’ivoirité : on n’en parle plus mais le concept va resurgir avec le progrès des contradictions internes au RHDP,
– L’exclusion : on l’invoque sur un mode incantatoire au lieu de discuter des modalités de l’inclusion sociale et politique dès lors qu’il y a un rapport entre migration, immigration, économie, environnement et démocratie,

– Division et opposition Nord/Sud : regardons vers le Ghana, le Togo, le Bénin, le Nigéria, le Cameroun … pour voir qu’il ne s’agit pas d’un problème exclusivement ivoirien,
– Critique du patriotisme, du nationalisme et même de la nation sans leur substituer un panafricanisme crédible.
On s’acharne sur les conséquences pour disqualifier ceux qui en seraient responsables et on ferme les yeux sur les causes qui peuvent continuer de nuire. C’est le thermomètre qu’il faut culpabiliser et briser !

Pour toutes ces questions, Gbagbo est le coupable principal en tant qu’acteur ou complice. On a d’autant plus de raison de l’incriminer que nous étions « aux portes du paradis » et que nous y sommes de nouveau, selon un journaliste de Frat-Mat. L’acharnement de Venance Konan, une autre vedette de Frat-Mat, a été tel qu’il avoue que sa « créativité tomba brusquement lorsque Laurent Gbagbo fut arrêté » (Chroniques des années de braise, p.8).

Sa présidence viendra l’enfoncer dans la culpabilité et le même journaliste génial parlera de « personnes inexpertes » et d’incurie (19-21 mai 2018). Naturellement, à force de vouer les autres aux gémonies, il ne peut percevoir à quel point il est frustrant de se trouver aux portes du paradis sans y entrer ! Il met entre parenthèses l’année 1999 parce qu’elle viendrait faire s’effondrer son montage historique.

Or, on peut considérer la rébellion de 2002 comme un hommage sinon à sa compétence du moins à sa capacité d’adaptation et de séduction politique. En effet, si on était sûr qu’il échouerait, on aurait attendu 2005 pour le balayer du pouvoir démocratiquement.

Au lieu de bien poser les problèmes de notre société – ils sont économiques, sociaux, environnementaux et politiques – les problèmes nous ont opposés. Se trouvant en prison, L.Gbagbo ne peut être tenu pour responsable de Goin-Débé, Bouna, Boundiali (le Poungala), Bloléquin, Kolia, Buyo, Soubré, Gandié (Biankouma) etc. Il est victime de notre société qui n’a pas su affronter ses démons et croit s’en sortir en se donnant un bouc-émissaire.

Si nous laissons de côté les péripéties judiciaires qui se déroulent aux Pays-Bas, nous pouvons voir que la politique du bouc-émissaire est une impasse d’un triple point de vue anthropologique.

En effet, les anthropologues nous disent qu’un sacrifice ne peut être bénéfique que s’il est unanime. Or, en voilà un qui divise la société plus que jamais. Il n’y a pas d’unanimité sur la culpabilité du bouc émissaire.

Ensuite, un sacrifice indigne ne peut être accepté dans aucune religion. Sacrifier un mouton noir serait improductif ! Nous ne pouvons donc le sacrifier tout en l’accablant de tous les péchés d’Eburnie. D’ailleurs, comment le diable peut-il être populaire s’il n’est suivi par des diablotins qui tous mériteraient eux aussi la prison ?

Enfin, si nous le blanchissons pour en faire un sacrifice acceptable ou partageons ses fautes, nous n’avons plus que le choix de le libérer et le ramener parmi nous.
Si le sacrifice n’est pas acceptable ni la raison du rituel propitiatoire convenable, le sepow n’y changera rien, lui qui entravait la bouche des esclaves à sacrifier en silence, c’est-à-dire sans qu’ils puissent protester ni gémir. Cherchons ailleurs les voies d’une bénédiction nationale et d’une rédemption collective.

III. Culture du sacrifice ou politique de la vengeance ?

Laurent Gbagbo n’a pas de programme de vengeance. Il ne peut en avoir. D’autres l’ont dit avant moi. Voici quelques raisons complémentaires qu’on peut organiser en trois groupes : culturel, éthique et politique. Lui qui n’a aucun intérêt à entretenir une angoisse artificielle, ne peut donc avoir qu’un projet d’ouverture démocratique.

Quelles expressions emprunte-t-il à sa culture ?
Dans sa culture existent des devises ou références culturelles par lesquelles on se définit et choisit les valeurs qu’on veut incarner. Il y en a deux auxquelles il s’est intéressé ou qu’il a peut-être adoptées.

Pour traduire la première référence, Zadi Zaourou dit « Bouc, non venu pour durer ». L’animal intériorise le fait qu’en cas de fête ou de conflit, il va être sacrifié. Il s’y attend et s’y prépare mentalement. Parce qu’il investit sa souffrance dans l’avenir et le changement, un révolutionnaire ne peut être rancunier et sait assumer son destin.

Quant au nom Séplou, il n’a rien d’agressif dès lors qu’il s’agit seulement de veiller sur les barricades comme dirait le poète Dadié. Il n’y a ainsi rien à redouter d’un héros des victimes, si ce n’est qu’il est un résistant, l’autre dimension de « Vôkô » dont l’odeur est persistante. Il n’est pas un prince prédestiné au trône qui va à l’assaut des autres pour reprendre ce qui lui appartient de droit divin. Il n’assume le pouvoir que si l’histoire le hisse à cette hauteur. Le pouvoir, pour le plébéien,n’est pas un héritage ni un dû qu’il pourrait réclamer par tous les moyens.

Comment l’idée du sacrifice est-elle actée dans sa vie ?
Sans promouvoir des valeurs monacales, Laurent Gbagbo a toujours affirmé son indépendance vis-à-vis des pouvoirs d’argent et s’est constamment soucié de ne pas être piégé par la fascination de l’argent et par les affaires. Cette prévention ne préjuge en rien de l’importance d’une bourgeoisie nationale dans le développement. Cette position éthique conforte sa capacité à supporter certaines contraintes que ses différentes expériences carcérales lui ont permis de vivre.

A Bondoukou en 1971, alors qu’il était intégré de force dans l’armée, il a présenté les armes à Houphouët-Boigny et ne les a pas prises contre lui. Il s’est soumis à toutes les épreuves et humiliations.

Sur les traces des Bété est un livre qui a été compris par Venance Konan comme une sorte de manifeste de l’autochtonie et du pouvoir bété. Il faut simplement rappeler d’une part, qu’il rassemble des textes écrits presque tous dans les années 70 (1975) et d’autre part, qu’il ne présente en rien une histoire glorieuse comme on en voit pour d’autres peuples. Ni lui ni les siens ne représentent un danger pour la démocratie.

Entre celui qui porte un fagot sur la tête, posture d’humilité s’il en est, vous avez peut-être vu la photo, et ceux qui pensent être les nouveaux porteurs du monde, qui doit-on redouter le plus ?
Etre sacrifié ou immolé par l’autre n’a pas le même sens que se sacrifier. Dans le second cas, on investit sa propre souffrance pour faire avancer sa cause qu’il faut encore redéfinir.

Quel est enfin son intérêt ?
Des trois préoccupations que voici, « vivre de », « vivre avec », et « vivre pour », laquelle constitue un choix important pour Laurent Gbagbo ? La dernière est la figure de l’engagement qui l’a toujours porté. Hors de ce pourquoi il vit, sa vie pourrait-elle continuer d’avoir un sens pour lui ?
La vengeance a peu de chance d’advenir parce que les persécuteurs sont moins importants que la Côte d’Ivoire et l’Afrique. Le Soundjata de l’historien Gbagbo dit « N’ko » mais œuvre pour toute l’Afrique. Quand il dit « An gnewa » (avançons), il s’adresse à tous.

Au contraire des valeurs patriarcales d’affirmation et de domination, en harmonie avec les valeurs féminines dont parle J. Kristeva (« Vers une féminisation des valeurs »), les acteurs du changement partagent « l’obsession du recommencement » de la femme.

Ce nouvel engagement se justifie par la résurgence ou le renouvellement des formes de la « semi ouverture ». A la suite de Durkheim (distinction entre solidarités mécanique et organique), notre Maître Memel-Fotê nous met en garde contre les conséquences de la démocratie « semi ouverte » : « contrainte, (…) loi de l’unité absolue et (…) unanimisme ». La société contractuelle ou « démocratie ouverte » quant à elle repose, selon lui, sur « la liberté, la contradiction et la négociation ».

Quelles sont alors ces formes de la démocratie « semi ouverte » ? Avant-hier, c’était le titre de « Nanan », hier le statut aristocratique du « Prince des Nambè ». Aujourd’hui, dans son recueil de chroniques qui vient de sortir, Venance Konan nous rappelle le spectacle de « Quelques deux mille chefs traditionnels Baoulé, drapés dans leurs pagnes de cérémonie, et les têtes ceintes de leurs couronnes, assis sous des bâches ».

Il ajoute « en plein cœur du pays baoulé », le vocable baoulé revenant 4 fois sur une demi-page. Il précise que les Baoulé sont la plus grande ethnie de Côte d’Ivoire et qu’ils ont majoritairement voté pour Bédié, second président baoulé du pays. Enfin le nom Alassane a été « baoulisé », selon la formule de l’auteur, pour devenir Alla (iroko) et I’nsan (3ème enfant). Il ne nous dit pas qu’ils ont juré de respecter leur résolution politique sous peine de grave malheur pour quiconque ne respectera pas sa parole.

Si I’nsan signifie 3ème enfant, on est curieux de savoir qui sont les deux premiers. Je soupçonne à bon droit que cela voudrait dire que Laurent Gbagbo n’est pas fils d’Houphouët-Boigny, tout au plus fils naturel ou enfant non reconnu ! A en croire Professeur Koné Mariatou, l’« entre-nous » du pouvoir devrait susciter l’ « entre-eux » de l’opposition.
On comprend aussi le sens profond du statut d’aîné :
– on est en famille,
– dans un ordre de primogéniture et
– avec l’illusion d’une position supra constitutionnelle, la nature précédant et supplantant le droit.

Quelles motivations y a-t-il derrière cette « baoulisation » ? S’agit-il, dans le cadre d’une solidarité mécanique, de s’approprier le Président Ouattara, d’attendre qu’il renvoie l’ascenseur aux Baoulé et non au PDCI. Ce fondement onomastique viendrait s’ajouter à celui qui, dans le texte, lie historiquement les Baoulés aux populations du Nord ivoirien, Sénoufo notamment.

Cependant, c’est oublier ce que des intellectuels nous ont déjà dit sur la puissance des Ouatta,« les hommes de la force et de la puissance » (selon l’historien Lemassou Fofana, et également J-N Loucou), ou sur les déclinaisons religieuses du nom Alassane par le sociologue Abdou Touré.
Doit-on éprouver du dépit de ne point être « enfant d’Houphouët », selon l’expression retenue ? Non, sauf si on cherche une ascendance pour en faire un ascenseur pour son ascension. Pour L. Gbagbo, et cela doit valoir pour tous les Ivoiriens, Houphouët-Boigny est un patrimoine national à faire connaitre et faire respecter par tous.

Alors quels dangers ? Contre la paix par l’affirmation et l’affrontement de deux mentalités aristocratiques mais d’abord et surtout contre la démocratie.
On reprend les préventions contre la démocratie. Hier ses adversaires disaient qu’à travers le multipartisme, elle se disqualifiait par les vociférations et les marches. Aujourd’hui on prévient contre l’instabilité dont le multipartisme serait porteur génétiquement. La ministre anthropologue de service dit « En 1990, avec la « rupture du consensus national », la Côte d’Ivoire est entrée à pas forcé dans l’ère du multipartisme » (Frat-Mat, 23 mai 2018, p.3).

De là découle cette politique de la peur que doivent nous inspirer les incertitudes démocratiques qui risquent de nous éloigner, encore une fois et tragiquement, de la porte du paradis. Au lieu de nous encourager à apprendre à gérer les alternances, on les agite comme un chiffon rouge qui risque d’ouvrir les portes de l’enfer.

Quand l’association américaine des études malinké se réunit en Côte d’Ivoire, on entrevoit l’enjeu car, MANSA (Mande Studies Association) et « massaya » (royauté) renvoient aux autres têtes couronnées.

La grande ruse actuelle est la suivante. Nous sommes invités à croire qu’il y a une différence entre ouverture-enfermement (choix du meilleur à l’intérieur) et enfermement-ouverture (choix fermé avant d’entrer). Dans les deux cas le kédjénou est précuit. On cherche par quel four micro-onde le réchauffer, les autres devant se tenir à l’extérieur de la cuisine interne.

La politique de l’angoisse artificielle et tactique, ou encore le chantage à l’instabilité, en lieu et place de l’apprentissage de la démocratie, conduit vers la rigidité, et la peur de la négociation. Après avoir critiqué ceux qui s’accrochent comme des akpani, voici qu’apparait zégbédia !

Memel-Fotê fait de nous tous les gardiens du vent et de la toile d’araignée, du mouvement et de l’équilibre, du lien et de la rupture, du concordisme écologique ou démocratique. Voilà le cœur de la culture politique dont Laurent Gbagbo hérite, dans l’incertitude idéologique qui caractérise le monde actuel (crise du socialisme, de la mondialisation, du multilatéralisme, du collectif et du connectif etc.)

La République est « chemin d’empathie » rappelle Edwy Plenel et non de ressentiment (Pour les musulmans, 2015). Dans la Charte du Mandé (Kurukan Fuga) qui date du XIIIème siècle, il est écrit, à l’article 11 « Quand votre femme ou votre enfant fuit, ne le poursuivez pas chez le voisin. »
Par peur de l’instabilité, on ne doit pas fétichiser la stabilité et idéaliser l’immobilisme. Chacun peut se donner un ennemi structurant pour mobiliser et fidéliser ses partisans. Cela ne conduirait qu’au triomphe temporaire des valeurs et forces conservatrices.

Des nations ont été bâties sur la notion d’aventure, c’est-à-dire de l’indétermination comme chance. Nous ne pouvons construire la nôtre sur la peur de l’autre ou sur l’angoisse de l’alternance, ni sur la crainte de l’autocritique.
Au moment où nous nous retrouvons, j’ai entendu un jeune chanteur évoquer ce qu’il appelle « génération Kemi Seba ». Cette génération nous regarde avec ses questions et ses rêves. Soyons dignes de l’inspirer.

CONCLUSION

Alors, quelles leçons ? Chacun de nous en a tiré quelques-unes. Comme je m’y suis engagé, je voudrais en proposer quatre.

Si on veut changer la société, on subira l’incompréhension et l’hostilité. Il faut donc être prêt à sacrifier son confort et sa sécurité.

La confiance en soi, sur laquelle on peut se méprendre en la confondant avec l’arrogance, vaut mieux que la sous-estimation de soi.

La vie est à la fois fragilité et résilience, défaite et résistance, enfermement et projection vers l’horizon.

Enfin, être un « bouc non venu pour durer », ce n’est pas signer un pacte avec la mort. C’est plutôt une façon de s’effacer devant l’horizon, d’être attiré par lui, au lieu d’être poussé vers lui comme les conservateurs. L’horizon, c’est la liberté et le progrès.

Bon anniversaire, cher classe, camarade et frère Laurent Gbagbo