Donald Trump à la Maison-Blanche : pourquoi ce qui paraissait invraisemblable est arrivé

FIGAROVOX/ENTRETIEN – Pour être élu, Donald Trump s’est particulièrement adressé aux classes populaires et moyennes américaines. Le philosophe Jean-Loup Bonnamy rappelle que, depuis Aristote, ce sont celles-ci qui sont le ciment de la démocratie.


Ancien élève de l’École normale supérieure, Jean-Loup Bonnamy est agrégé de philosophie. Il prépare une thèse de doctorat à Paris Sciences & Lettres (PSL).


FIGAROVOX. – Ce vendredi, Donald Trump est officiellement intronisé président des États-Unis. Rétrospectivement, comment expliquez-vous que son élection ait été possible?

Jean-Loup BONNAMY. – À chaque fois que, dans une consultation démocratique, les électeurs occidentaux peuvent faire gagner la proposition ou le candidat qui déplaît aux élites et qui conteste la mondialisation, ils choisissent cette proposition ou ce candidat. C’était vrai en 2005 en France et au Pays-Bas avec le Traité établissant une Constitution en Europe, vrai avec le Brexit, vrai avec Trump.

Ce rejet de la mondialisation s’explique par un phénomène que nous vivons depuis trente ans: la globalisation qui engendre l’abolition des frontières, la désindustrialisation et la paupérisation des classes moyennes. Les travaux de Christophe Guilluy permettent de comprendre l’élection de Trump. Partout en Occident, la globalisation produit une vague de désindustrialisation et un effet de métropolisation. Cela casse les sociétés en deux: entre les gagnants de la mondialisation qui vivent dans les métropoles et les perdants de la globalisation, classes populaires et moyennes qui vivent dans les zones périphériques (en sachant que les autres perdants de la mondialisation, ce sont à l’autre bout du monde, les pauvres des pays pauvres). Le schéma socio-géographique de Guilluy colle parfaitement avec les cartes du rejet du TCE en 2005, du Brexit et de la victoire de Trump.

C’est donc la réaction des classes populaires et moyennes économiquement laminées…

Un petit texte de Jean-Michel Quatrepoint résume parfaitement ce qui s’est passé pour les classes moyennes avec la globalisation financière, qui est en fait l’alliance contre-nature de Wall Street et du Parti Communiste Chinois: «C’est l’histoire de John Smith, un Américain de la middle class, un de ces blue-collars que le fordisme avait fabriqués par dizaines de millions. Un bon ouvrier, sérieux, syndiqué. Un bon salaire (une trentaine de milliers de dollars par an), une bonne couverture sociale(…) Un beau jour de 1998, le ciel lui tombe sur la tête. Une partie de l’activité de son entreprise – qui a changé deux fois de mains en trois ans – est sur le point de disparaître. Ou, plutôt, la production sera désormais réalisée dans un pays où le coût salarial horaire est dix fois moindre, et surtout où il n’y a pas de coûts liés à la protection sociale.»

Mais la globalisation n’a pas laminé les classes moyennes que sur le plan économique. Elle a aussi attaqué leurs valeurs. L’épargne est ainsi découragée par les taux d’intérêt 0, le travail par la pression fiscale. LL’idée de progrès vole en éclat quand vous comprenez que vos enfants vivront moins bien que vous. L’éducation devient inaccessible du fait de l’explosion des coûts de scolarité. L’honnêteté, l’égalité devant la loi et la publicité du droit font pâle figure face à la puissance des lobbys et aux coûts désormais astronomiques des frais de justice.

Les gagnants de la globalisation croient à l’hyper-juridicisation des rapports sociaux (qui est le contraire de l’État de droit). Ainsi, 70 % des avocats mondiaux sont-ils établis aux États-Unis. Les autres croient aux valeurs. Michel Floquet rapporte le cas d’un maître-nageur licencié pour avoir sauvé quelqu’un en dehors du périmètre où l’entreprise était censée exercer. Le problème des gagnants de la globalisation est qu’ils détruisent l’échelle des valeurs.

Trump n’est-il pas lui-même un gagnant de la mondialisation?

Certes, mais il est aussi le candidat qui sait parler à cet électorat de la middle-class victime de la globalisation. Par exemple, lorsqu’il va voir les grands patrons et leur dit que s’ils délocalisent leur production, il taxera leurs produits à 40 % de telle sorte que plus personne aux États-Unis ne les achètera, il est le seul qui sait dire à cet électorat ce qu’il veut entendre. En disant cela, il défend les intérêts matériels des classes moyennes et en même temps ses valeurs de patriotisme.

Comme les perdants de la mondialisation sont majoritaires, il était vraisemblable que le Brexit et Trump puissent l’emporter. Il était d’autant plus vraisemblable que Trump l’emporte que l’électorat de H. Clinton était très concentré géographiquement (côte ouest et New-York) et que donc le mode de scrutin indirect favorisait Trump. Finalement (et malheureusement pour nous), c’est toujours le monde anglo-saxon qui est pionnier dans le monde occidental. En 1989, Thatcher et Reagan ouvraient le bal de la globalisation. Aujourd’hui, le Brexit, Theresa May et sa défense de l’industrie britannique, la percée de Sanders et la victoire de Trump sonnent la fin de la partie.

Quelle place tient la notion de «frontière» dans la victoire de Trump?

La victoire du Brexit et de Trump est la conséquence du mouvement général de dissolution des frontières lié à la globalisation. Or, comme le fait remarquer Régis Debray dans son Éloge des frontières, les frontières sont quelque chose de très important. Elles apportent une forme de protection et de sécurité et aident les peuples à se définir en séparant ce qui est soi de ce qui n’est pas soi.

Et elles sont indissociables de la politique. Car si vous n’avez plus de frontières, l’autorité politique perd tout son pouvoir de régulation. Par exemple, si un candidat est élu aux États-Unis et qu’il met en place des mesures de protection de l’environnement, ces mesures ne seront efficaces que s’il y a des frontières. En effet, elles ne serviront à rien si, grâce à la fin des frontières commerciales, vos entreprises délocalisent librement pour aller polluer au Mexique. De même, si vous relancez la consommation, mais que vous êtes en régime de libre-échange, cette relance ne va servir qu’à acheter des produits fabriqués à l’étranger et donc qu’à creuser vos propres déficits commerciaux, plomber vos propres producteurs et enrichir vos concurrents. En abattant les frontières, les gouvernements ont rendu l’action politique impuissante. Les citoyens en ont bien conscience.

Trump est donc le candidat qui gagne en tenant un discours volontariste qui veut rendre à la politique ses moyens d’agir et en promettant de remettre des frontières. Mais il ne promet pas seulement des frontières, il promet aussi des murs. Or, pour suivre Debray, autant la frontière est saine, nécessaire et positive, autant le mur est une pathologie. Les murs, c’est ce qui arrive quand on détruit les frontières. L’establishment politique et économique abat les frontières. En réaction, on érige des murs et les électeurs votent pour des candidats démagogues qui promettent des murs.

La paupérisation des classes moyennes occidentales est un enjeu anthropologique et philosophique majeur?

Oui, la notion même de classe moyenne est au fondement de la pensée politique occidentale. Et ce depuis 2600 ans. C’est ce qu’à bien montré Jean-Pierre Vernant dans son livre Les origines de la pensée grecque. Pour Vernant, la classe moyenne est au cœur de la naissance de la citoyenneté grecque. Elle incarne la modération face à la démesure (hybris) des riches. Ses membres (qu’on appelle oi mesoi, les mesurés, ceux du milieu) sont à la fois citoyens politiques, producteurs économiques et soldats, ignorant la distinction orientale entre le producteur et le soldat. Ils établissent un trait d’union entre toutes les classes et incarnent les vertus civiques.

De plus, les classes moyennes sont le principal soutien de la démocratie. Aristote soulignait déjà que la démocratie était le régime des couches intermédiaires. Depuis le XIXème siècle, ce sont elles qui ont soutenu la démocratie en France, aux États-Unis et au Royaume-Uni. Par contre, lorsqu’elles ont été violemment ébranlées en Italie et en Allemagne, elles ont abandonné la démocratie et se sont tournées vers le fascisme et vers le nazisme. Ce sont elles qui assurent la fonction d’encadrement dans la vie économique, elles qui paient l’essentiel de l’impôt sur les ménages, elles qui financent la protection sociale.

Le risque de disparition des classes moyennes est donc un risque pour la démocratie?

Il l’est, mais, plus largement, il est un danger pour l’identité de l’Occident.

L’une des grandes forces des Trente Glorieuses est d’avoir considérablement élargi et renforcé les classes moyennes, notamment en faisant en sorte que la classe ouvrière industrielle fasse désormais partie des classes moyennes, ce qui a puissamment consolidé la démocratie. Mais la désindustrialisation, la pression fiscale, la hausse de l’immobilier, la montée des inégalités et la faiblesse de la croissance minent en profondeur les classes moyennes. La société tend de plus en plus à se partager en deux pôles extrêmes: les riches et les pauvres. Il est normal que cette souffrance se traduise politiquement. Pour l’instant, ces électeurs ont fait le choix de contester l’establishment tout en restant à l’intérieur du système démocratique.

Même si les anglo-saxons ont une tolérance plus forte que les Français à l’inégalité, ils n’en restent pas moins attachés à l’idée d’égalité, comme le notait déjà Tocqueville dans De la démocratie en Amérique. Et là visiblement, leur seuil de tolérance a été atteint.

Les classes moyennes ont tout perdu, sauf une chose: le droit de vote. Le suffrage universel crée, pendant un instant, une égalité entre tous les citoyens. Que vous soyez grand patron, avocat d’affaires, journaliste politique à la TV ou ouvrier, votre voix compte pour la même chose. Et comme il y a beaucoup plus d’ouvriers que de grands patrons ou d’avocats d’affaire, ce sont les ouvriers qui font l’élection. Avec le droit de vote, non seulement, vous dîtes aux élites que vous ne voulez plus de leur politique de globalisation, mais vous avez là le moyen de leur infliger une immense gifle symbolique. Grâce au suffrage universel, même si vous avez perdu votre emploi et que vous êtes pris à la gorge par un crédit que vous ne pouvez pas rembourser, vous savez que Wall Street et les business lawyers, qui soutiennent massivement Hillary Clinton, feront la grimace au moment du résultat et vous serez bien content de voir leur tête à la télévision.

Que reprochent les classes moyennes, électrices de Trump, aux élites?

Aux États-Unis, les classes moyennes ont trois grands reproches, parfaitement justifiés, à faire aux élites. Tout d’abord, la globalisation économique, qui est loin d’être heureuse et engendre une baisse du niveau de vie. Ensuite, la guerre en Irak. Basée sur des mensonges, elle a coûté 800 milliards de dollars, 4000 soldats tués, 30 000 blessés. Elle a déstabilisé le Moyen-Orient, tué 600 000 Irakiens, plongé leur pays dans le chaos et nourri le terrorisme islamiste. Cette guerre a contribué à la crise de 2008 en faisant bondir les cours du pétrole, en creusant dettes et déficits budgétaires et commerciaux. Comment voulez-vous que les électeurs puissent encore faire confiance aux élites après cela? Ce qui est irrationnel, ce n’est pas le populisme, c’est la guerre en Irak, décidée par des élites qui sont en faillite complète. Les élections d’Obama puis de Trump ont été le signe de la colère des électeurs face à ce fiasco. Au contraire, le soutien à l’aventure irakienne d’Hillary Clinton était une sorte péché originel aux yeux des électeurs. Enfin, la crise de 2008. Cette crise a prouvé que non seulement les choix des élites faisaient souffrir (ce qu’on savait depuis longtemps), mais aussi que le système mis en place était profondément absurde et inefficace. Là encore, l’élection d’Obama puis de Trump participe de la colère de l’opinion après la crise de 2008.

L’économie a-t-elle été le facteur déterminant de cette élection?

Les enjeux identitaires et les enjeux économiques ont été les deux piliers de cette élection.

En 1992, James Carville, conseiller de campagne de Clinton, avait eu la formule «It’s the economy, stupid» qui affirmait la prépondérance de l’économie dans la campagne. Depuis, beaucoup prétendent que cette période est révolue et que les enjeux dominants des campagnes électorales sont désormais culturels et identitaires, éclipsant l’économie. Pour ma part, je n’adhère pas à cette vision.

Si l’économie n’est pas le facteur prépondérant de cette élection, comment expliquer le succès de la percée de Bernie Sanders (qui a été la vraie révélation de cette campagne)? Sanders ne s’en prend pas aux immigrés, son discours était essentiellement social. Comment expliquer qu’un animal politique aussi avisé et pragmatique que Trump, finalement élu, ait autant parlé d’économie, de protectionnisme, d’industrie et passé autant de temps à écumer les villes ouvrières? Comment expliquer le poids du vote ouvrier dans sa victoire? Une étude montre que là où Trump, dans ses meetings, a concentré, son discours sur l’immigration, le vote Trump est le plus faible. Là où Trump s’est concentré sur l’économie, le protectionnisme et les attaques contre les banques, le vote Trump est le plus important. Ce n’est pas parce que Trump ne parle pas d’économie comme les élites qu’il ne parle pas d’économie du tout. Au contraire!

Comment se situe le nouveau président américain sur le plan économique à l’intérieur du Parti républicain?

À la primaire républicaine, Trump a été le candidat le plus progressiste. C’est un ancien démocrate, inscrit comme électeur démocrate jusqu’en 2009 et bailleur de fonds d’Hillary Clinton en 2008. En politique économique, contrairement à ses concurrents de la primaire, il était interventionniste et protectionniste, insistait sur les baisses d’impôt, souhaitait de grands travaux d’infrastructures et ne voulait pas démanteler les programmes sociaux Medicare et Medicaid. Trump a compris qu’on ne gagnait pas une élection en promettant aux gens de baisser leurs salaires et de casser la protection sociale. En politique étrangère, il était hostile au néo-conservatisme. Sur les mœurs, il a divorcé deux fois et n’était pas le candidat de la droite religieuse. Il défendait les droits des personnes LGBT et l’ultra-conservateur Ted Cruz lui reprochait ses «valeurs new-yorkaises». Sa victoire marque d’ailleurs le recul de la droite religieuse dans l’opinion. Même face à Clinton, il a pu paraître plus progressiste sur l’économie et la politique étrangère…mais plus conservateur sur l’immigration.

La victoire de Trump est une combinaison entre les questions socio-économiques et les questions identitaires, culturelles et régaliennes. Les deux éléments sont importants et comme le dit Mao «il faut marcher sur ces deux jambes». L’économique et le régalien s’articulent dans des thèmes communs. Ainsi ce que veut aujourd’hui la majorité des électeurs occidentaux, ce sont des frontières, à la fois pour les biens, les capitaux et les migrations de personnes. C’est aussi de la protection, aussi bien du protectionnisme économique pour assurer une sécurité économique que de la protection régalienne face au terrorisme et à la délinquance pour assurer une protection physique. C’est enfin de l’autorité. Autorité aussi bien face aux marchés financiers et aux multinationales que face aux délinquants (qui sont parfois les mêmes personnes). Mais l’élément économique reste pour moi le plus important. Il faut en revenir à Marx qui voyait dans les grands événements politiques l’expression d’antagonisme entre classes sociales. C’était vrai à Athènes et à Rome. C’était vrai dans l’Europe du XIXe siècle. C’est encore vrai en Occident aujourd’hui.
LeFigaro.fr

Enregistrer