Procès du bombardement de Bouaké et d’Amadé Ouérémi

: le triomphe de l’impunité occidentale

Ceci est la version écrite d’un épisode de podcast mis en ligne le 19 avril 2021 et consultable sur Afrospik via ce lien : https://afrospik.com/podcast/7152/de-vous-a-moi-le-podcast-afro-de-theophile-kouamouo-proces-du-bombardement-de-bouake-et-damade-oueremi–le-triomphe-de-limpunite-occidentale

Je voudrais aujourd’hui vous parler d’un sujet, ou plus précisément de deux sujets ayant un point commun.

Il s’agit premièrement du procès relatif au bombardement du camp français de Bouaké, le 6 novembre 2004. Et deuxièmement, du procès du milicien Amadé Ouérémi, responsable de crimes contre l’humanité à Duékoué et autour du mont Péko. Des crimes qui se sont déroulés lors de la guerre post-électorale de 2010–2011.

Le point commun de ces deux procès est qu’ils ont consacré, de manière frappante et révoltante, l’impunité occidentale. Il faut le dire, très clairement : nous sommes à une période de l’histoire de l’humanité qui se perçoit comme de moins en moins tolérante vis-à-vis des crimes, y compris de ceux des puissants. Une période durant laquelle des tribunaux pénaux internationaux ad hoc ont été créés, et puis on a eu la Cour pénale internationale. Une période durant laquelle on voit devant la barre des anciens chefs d’État français comme Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy. Mais voilà, ils sont jugés dans le cadre d’affaires de corruption internes à leurs pays. Des affaires qui sont pourtant sans commune mesure avec le sang qu’ils ont pu faire verser ailleurs. Notamment en Côte d’Ivoire.

Bref. Revenons à nos sujets. D’abord, le bombardement de Bouaké. Un procès vient de s’achever à la Cour d’assises de Paris par la condamnation à la prison à vie de trois absents : Yuri Sushkin, le mercenaire biélorusse prêté à l’Etat ivoirien par l’ancien gendarme français Robert Montoya. Et deux officiers ivoiriens, Ange Gnanduillet et Patrice Ouei.

Je voudrais m’attarder sur les deux Ivoiriens : leur condamnation est grotesque, et à certains égards fleure bon une forme de racisme. Au-delà de la négligence et de l’incompétence digne d’une République bananière.

Je m’explique.

  • Ange Gnanduillet est mort le 25 février 2016. Il suffit de taper son nom dans Google pour lire son avis de décès, publié dans le journal gouvernemental Fraternité-Matin et sur le portail abidjan.net. Quelle est donc la nature de la coopération judiciaire entre la France et la Côte d’Ivoire, deux pays extrêmement proches, le second étant le vassal sans complexes du premier ? Comment expliquer le fait que ce décès n’a pas été signifié à la justice française par la justice ivoirienne ? Cela nous amène à nous poser des questions. La France a-t-elle vraiment officiellement convoqué les copilotes ivoiriens des Sukhoï de novembre 2004 ? Le pouvoir d’Alassane Ouattara a-t-il refusé de livrer lesdits copilotes ? Si oui, quelles conséquences ce refus a-t-il eu sur les relations franco-ivoiriennes ?
  • Si Ange Gnanduillet est mort, Patrice Ouei ne l’est manifestement pas. Mais le fait de le condamner est complètement délirant. Pour une raison simple : un seul Sukhoï a lancé des roquettes sur la base-vie française de Bouaké. Il s’agit de celui piloté par Yury Sushkin et copiloté par Ange Gnanduillet.
  • Notons qu’à la barre, on n’a vu aucun spécialiste des Sukhoï ayant expliqué à la cour la répartition des rôles entre pilote et copilote. Rien ne prouve qu’Ange Gnanduillet a pu, techniquement, choisir d’appuyer sur la gâchette et de balancer des roquettes sur des soldats français. Ou s’il était surtout un accompagnateur passif. Mais bon, il est mort. Passons.
  • Ce qui est le plus dingue, c’est la condamnation de Ouei. Déjà dans ses dépositions, il a affirmé n’avoir pas volé le 6 novembre 2004. D’autres témoins disent la même chose que lui. Et même s’il avait volé en compagnie du deuxième biélorusse, Barys Smahin, dont on le rappelle, l’avion ne s’est rendu coupable de rien… pourquoi lui le copilote est-il condamné alors que le pilote est manifestement considéré comme innocent et donc non condamné ? C’est absolument absurde. Il fallait condamner des absents. On a donc condamné un peu au pif. Surtout qu’un copilote africain ressemble forcément à un autre copilote africain. C’est pour cela que je parle de racisme. Pourquoi traiter sérieusement de l’innocence ou de la culpabilité d’un officier noir d’Afrique, n’est-ce pas ?

Le procès est terminé, des absents ont été condamnés. Mais les responsables politiques français qui ont objectivement organisé la fuite des pilotes des avions responsables de la mort de soldats français n’ont absolument pas été mis en cause. Il suffit de lire le dossier judiciaire pour savoir que certains d’entre eux ont grossièrement menti à la barre. On pourrait même parler de festival du parjure. Ils ne risquent rien. Ils ne risquent rien non plus alors que leur folie a entraîné, par ailleurs, la mort de plusieurs dizaines de jeunes Ivoiriens froidement assassinés par l’armée française. Pour eux, il n’y aura pas de procès, même de pure forme. De manière assez frappante, aucun Ivoirien n’a été entendu lors du procès qui vient de s’achever à Paris. Elle continue, l’impunité, la grande impunité, la choquante impunité de l’impérialisme.

C’est la nécessité de préserver cette fameuse impunité qui explique ce qui s’est passé au tribunal d’Abidjan avec le milicien Amadé Ouérémi, coupable de crimes contre l’humanité sous l’uniforme des FRCI d’Alassane Ouattara, elles-mêmes encadrées et soutenues par l’armée française. Pourquoi n’a-t-il pas été traduit à la Cour pénale internationale alors que depuis tant d’années ses crimes sont documentés ? Parce que forcément il aurait été tenté de dénoncer ses commanditaires, qui eux aussi auraient dénoncé leurs commanditaires… Et comment tout cela se serait achevé, sinon par la mise en cause des politiques français qui ont porté à bout de bras l’aventure militaire qui a imposé Alassane Ouattara au pouvoir ?

Louis Moreno-Ocampo a donc attendu ; Fatou Bensouda a donc attendu. Et quand il est devenu évident que les crimes du camp Ouattara devaient finalement être examinés, ils ont laissé à ce camp le temps d’organiser, en Côte d’Ivoire, un procès assez grotesque au bout duquel on nous somme de croire qu’un homme seul, un civil, un immigré analphabète, a pu orchestrer le crime contre l’humanité le plus massif de l’histoire des guerres civiles ivoiriennes.

Boucs émissaires à Abidjan, boucs émissaires à Paris. Commanditaires masqués. Impunité préservée. Ainsi passe la justice de ce monde.