Bernard Debré : « Depuis que l’administration a pris le pouvoir, l’hôpital est en crise »

Par Valérie Toranian, 26 Août 2020

Chef du service urologie de Cochin pendant vingt-cinq ans, ancien ministre et député de Paris, Bernard Debré est aussi un connaisseur de la Chine, où il opère régulièrement à l’hôpital Pudong de Shanghai. Il juge très sévèrement la gestion de la crise sanitaire par la France. Manque de préparation pour cause budgétaire, mensonges du ministre de la Santé, polémique malvenue sur la chloroquine… Mais au-delà de la crise du Covid, le médecin s’inquiète de la dégradation de l’hôpital où l’administratif a pris la main et dénonce la connivence entre laboratoires, médecins et administration.

« Revue des Deux Mondes – De quand datez-vous la crise de l’hôpital ?
Bernard Debré – La réforme de Robert Debré, en 1958- 1959, avait transformé l’univers de la médecine française avec la création du CHU (centre hospitalier universitaire), véritable temple. Ce fut l’âge d’or pendant une vingtaine d’années. Auparavant, les médecins allaient à l’hôpital tous les matins, et l’après-midi en clinique pour gagner de l’argent. Robert Debré a imposé que ceux qui travaillent à l’hôpital y travaillent à temps plein. Imaginez le tollé. Le gouvernement a tenu, et dix ans après, plus personne ne voulait quitter l’hôpital. Les médecins avaient le matériel moderne, les médicaments, l’aura du médecin hospitalier, du professeur, de l’agrégé…

Et puis, l’administration s’est emparée progressivement de l’hôpital.
Cela a commencé sous Mitterrand avec Jack Ralite. Puis cela s’est aggravé sous Chirac. J’avais un seul directeur à l’hôpital Cochin dans les années quatre-vingt-dix, et maintenant, il y a huit sous-directeurs. Le personnel hospitalier administratif – ceux qui ne sont ni médecins ni soignants – est passé de 15 à 38 %! Et en même temps, on a réduit les dépenses, qui étaient jugées excessives, sur le dos du personnel soignant. La tarification à l’acte instaurée en 2003 a eu des effets pervers: il fallait opérer à tout prix pour que l’hôpital soit rentable.

La réforme de Roselyne Bachelot, en 2008, a été catastrophique: elle a conféré tous les pouvoirs au directeur, qui n’est jamais un médecin. Il faut passer par une cascade de décideurs administratifs qui, pour montrer leur petit pouvoir, répondent oui ou non. Je vous cite un exemple: un mécène veut m’offrir un robot opératoire qui coûte un million d’euros mais on me le refuse sous prétexte qu’il occuperait une salle d’opération, qui serait donc moins rentabilisée ! Tandis que dans les cliniques, vous avez tout le matériel technologique nécessaire. Même chose pour les IRM et les scanners. Nous étions les derniers à en avoir parce que l’administration jugeait ce matériel trop cher. À tel point qu’on envoyait nos étudiants se former dans les cliniques! Résultat, les médecins sont partis dans le privé. On a dû faire appel à des médecins étrangers. Il y a trente ans, on les formait pour les renvoyer chez eux et les faire rayonner, et maintenant on les rappelle puisqu’on n’a plus personne.

La réforme des trente-cinq heures enfin a fini de fusiller ce qui restait de l’hôpital. C’est tellement impossible à appliquer que des millions de RTT sont toujours dans la nature, parce que les infirmières, qui ont une conscience professionnelle, ne les prennent pas.

Et la réforme d’Agnès Buzyn ?
– Je ne pense pas grand-chose de sa réforme, qui n’a pas eu beaucoup d’impact, et quant à son comportement, je l’ai trouvé lamentable. On ne quitte pas le navire en pleine tempête ! De toute façon, aujourd’hui, le ministre est complètement impuissant face à son administration. C’est comme à l’hôpital : les médecins passent, le directeur reste.

Que pensez-vous de la gestion de la crise du coronavirus ?
– Lamentable. Pourquoi la France a-t-elle eu un tel nombre de morts ? On n’avait ni masques ni tests. Emmanuel Macron est là depuis trois ans, et même si François Hollande, Nicolas Sarkozy et Jacques Chirac l’ont précédé, il n’a rien fait non plus pour préparer la France à une épidémie. Arrive ce virus, et on réalise qu’on manque de lits, et que nos voisins allemands en ont cinq fois plus que nous. La responsabilité du manque de masques incombe au ministre en place mais la faute est partagée entre les ministres successifs, leurs cabinets et l’administration qui les relaient. Ce qui s’est délité en France, c’est la hiérarchie ministérielle. Un ministre devrait tout savoir, être responsable de tout ce qui dépend de son ministère, vérifier qu’il est obéi et que ses directives sont bien appliquées. Si le ministre délègue trop et ne se tient pas au courant, il arrive ce qui est arrivé. Notre système hyper-centralisé nous a handicapés. Vous auriez eu une compétition entre les régions et entre les CHU, les choses auraient été différentes. Cette centralisation a toujours existé ; elle a été accentuée par la réforme de 1958-1959.

De plus, le secteur privé n’a pas été associé aux décisions. Les cliniques n’ont pas mis à disposition leurs lits pendant l’épidémie, contrairement à ce que dit Olivier Véran, qui n’a d’ailleurs pas arrêté de mentir. Il a menti sur les masques, qu’il disait inutiles et dangereux, puis sur les tests et les écouvillons […] LIRE LA SUITE.
Paru dans la Revue des Deux Mondes